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même, s'étendit jusqu'au Conservatoire de musique, puisque l'on a été disperser ou vendre à vil prix la curieuse collection d'anciens instruments de musique qui y avait été formée, ainsi que l'a révélé le savant bibliothécaire de cet établissement, M. Bottée de Toulmon, à une des dernières séances du comité des arts. Ce système de ruine, si puissant à Paris, se pratiquait sur une échelle encore plus vaste dans les provinces. Qui pourrait croire que, sous un gouvernement religieux et moral, la municipalité d'Angers, présidée par un député de l'extrême droite, ait pu installer un théâtre dans l'église gothique de Saint-Pierre? Qui pourrait croire qu'à Arles l'église de Saint-Césaire, regardée par les plus savants antiquaires comme une des plus anciennes de France, ait été transformée en mauvais lieu, sans qu'aucun fonctionnaire ait réclamé? Qui croirait que, au retour des rois Très-Chrétiens, il n'ait été rien fait pour arracher à sa profanation militaire le magnifique palais des papes d'Avignon? Qui croirait enfin qu'à Clairvaux, dans ce sanctuaire si célèbre, et qui dépendait alors directement du pouvoir, l'église si belle, si vaste, d'un grandiose si complet; cette église du douzième siècle que l'on disait grande comme Notre-Dame de Paris, l'église commencée par saint Bernard, et où reposaient, à côté de ses reliques, tant de reines, tant de princes, tant de pieuses générations de moines, et le cœur d'Isabelle, fille de saint Louis; cette église qui avait traversé, debout et entière, la République et l'Empire, ait attendu, pour tomber, la première année de la Restauration? Elle fut rasée alors, avec toutes ses chapelles attenantes, sans qu'il en restât pierre sur pierre, pas même la tombe de saint Bernard; et cela pour faire une place, plantée d'arbres, au centre de la prison qui a remplacé le monastère. Pour ne pas nous éloigner de Clairvaux et du département de l'Aube, il faut savoir qu'il s'est trouvé un préfet de la

Restauration qui a fait vendre au poids sept cents livres pesant des archives de ce même Clairvaux, transportées à la préfecture de Troyes. Le reste est encore là, dans les greniers d'où il les a tirés pour faire cette belle spéculation; et j'ai marché en rougissant sur des tas de diplômes, parmi lesquels j'en ai ramassé, sous mes pieds, du pape Urbain IV, né à Troyes même, fils d'un cordonnier de cette ville, et probablement le plus illustre enfant de cette province. Ce même préfet a rasé les derniers débris du palais des comtes de Champagne, de cette belle et poétique dynastie des Thibaud et des Henri le Large, parce qu'ils se trouvaient sur la ligne d'un chemin de ronde qu'il avait malheureusement imaginé. La charmante porte Saint-Jacques, construite sous François Ier, la porte du Beffroi, ont eu le même sort. Un autre préfet de la Restauration, dans l'Eure-et-Loir, nous a-t-on dit, n'a éprouvé aucun scrupule à se laisser donner plusieurs vitraux de la cathédrale de Chartres, pour en orner la chapelle de son château. Ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a pas un déparment de France où il ne se soit consommé, pendant les quinze années de la Restauration, plus d'irrémédiables dévastations que pendant toute la durée de la République; non pas toujours, il s'en faut, par le fait direct de ce gouvernement, mais toujours sous ses yeux, avec sa tolérance, et sans éveiller la moindre marque de sa sollicitude.

Une pareille honte semble, Dieu merci, être écartée pour l'avenir, quoique dans les allures du gouvernement actuel tout ne soit pas également digne d'éloges. Pourquoi faut-il, par exemple, qu'à côté des mesures utiles et intelligentes dont nous avons parlé plus haut, il y ait quelquefois des actes comme celui que nous allons citer? Une société s'est formée en Normandie, sous le titre de Société française pour la conservation des monuments; elle a pour créateur M. de Cau

mont, cet infatigable et savant archéologue, qui a plus fait que personne pour populariser le goût et la science de l'art historique; elle a réussi, après maintes difficultés, à enrégimenter dans ses rangs les propriétaires, les ecclésiastiques, les magistrats, les artistes, non-seulement de la Normandie, mais encore des provinces voisines. Elle publie un recueil mensuel plein de faits et de renseignements curieux, sous le titre de Bulletin monumental; et, ce qui vaut encore mieux, avec le produit des cotisations de ses membres, elle donne des secours aux fabriques des églises menacées, et obtient ainsi le droit d'arrêter beaucoup de destructions, et celui plus précieux encore d'intervenir dans les réparations. Voilà, on l'avouera, une société qui n'a pas sa rivale en France, ni peutètre en Europe, et qui méritait, à coup sûr, l'appui et la faveur du pouvoir. Or, devine-t-on quel appui elle en a reçu? M. le ministre de l'intérieur lui a alloué la somme de trois cents francs, à titre d'encouragement ! Que penser d'un encouragement de ce genre? Et n'est-ce pas plutôt une insulte, une véritable dérision, que de jeter cent écus à une association d'hommes considérables dans leur pays, et dont le zèle et le dévouement sont propres à servir de modèles au gouvernement? Espérons au moins que l'année prochaine ce délit contre l'art et l'histoire sera réparé d'une manière conforme au bon sens et à la justice.

Après le pouvoir central, il est juste de citer un certain nombre de magistrats et de corps constitués qui ont noblement secondé son impulsion. Ainsi plusieurs préfets, parmi lesquels je dois spécialement désigner MM. les préfets du Calvados et de l'Eure; M. Gabriel, préfet à Troyes, après l'avoir été à Auch; M. Rivet, à Lyon; M. Chaper, à Dijon, et surtout M. le comte de Rambuteau, à Paris, se montrent pleins de zèle pour la conservation des édifices anciens de leurs

départements. Ainsi, quelques conseils généraux, et au premier rang ceux des Deux-Sèvres 1, de l'Yonne 2 et de la Haute-Loire, ont voté des allocations destinées à racheter et à réparer des monuments qu'ils estiment, à juste titre, comme la gloire de leurs contrées. Malheureusement ces exemples sont encore très-peu nombreux, et se concentrent dans la sphère des fonctionnaires les plus élevés, et par conséquent les plus absorbés par d'autres devoirs. Partout, ou presque partout, les archives départementales et communales sont dans un état de grand désordre; si dans quelques villes elles sont confiées à des hommes pleins de zèle et de science, comme, par exemple, à M. Maillard de Chambure, à Dijon; ailleurs, à Perpignan, il y a peu d'années qu'on découpait les parchemins en couvercles de pots de confiture; et, à Chaumont, on déchirait, tailladait et vendait à la livre tout ce qui ne paraissait pas être titre communal. Mais comment s'étonner de cette négligence lorsqu'on voit la Chambre des députés refuser, dans sa séance du 30 mai dernier, une misérable somme de 25,000 francs, destinée à élever des bibliothèques administratives dans quelques préfectures? Dans les administrations d'un ordre inférieur, dans le génie civil et militaire

'La délibération de ce conseil général, dans sa session de 1838, mérite d'être citée textuellement. Après avoir voté 4,000 fr., au lieu de 3,000 que le préfet proposait pour huit anciennes églises du département, le conseil demande que ces sommes ne soient employées que sous la direction de l'architecte du département et les avis de M. de la Fontenelle, membre correspondant des comités historiques établis près le ministère de l'instruction publique. Il recommande à M. l'architecte de veiller à ce qu'on ne fasse pas disparaître, comme il n'arrive que trop souvent, les parties de l'édifice qui rappellent l'état de l'art dans le pays, et qui méritent, par cela seul, d'être conservées de préférence par des réparations faites dans le même style.

• Celui-ci a sauvé, par sa généreuse intervention, deux églises aussi précieuses pour l'histoire que pour l'art: Vézelay, où saint Bernard prêcha la croisade, et Pontigny, qui servit d'asile à saint Thomas de Cantorbéry pendant son exil en France.

surtout, la ruine et le mépris des souvenirs historiques sont encore à l'ordre du jour 1. Et lorsque nous mettons le pied sur le trop vaste domaine des autorités locales et municipales, nous retombons en plein dans la catégorie la plus vaste et la plus dangereuse du vandalisme destructeur. Qu'on me permette de citer quelques exemples.

Ce sont sans doute de fort belles choses que l'alignement des rues et le redressement des routes, ainsi que la facilité des communications et l'assainissement qui doivent en résulter. Mais on ne viendra pas à bout de me persuader que les ingénieurs et les architectes ne doivent pas être arrêtés dans leur omnipotence par la pensée d'enlever au pays qu'ils veulent embellir un de ces monuments qui en révèlent l'histoire, qui attirent les étrangers, et qui donnent à une localité ce caractère spécial qui ne peut pas plus être remplacé par les produits de leur génie et de leur savoir qu'un nom ne peut l'être par un chiffre. Je ne saurais admettre que cet amour désordonné de la ligne droite, qui caractérise tous nos travaux d'art et de viabilité modernes, doive triompher de la beauté et de l'antiquité, comme il triomphe à peu près partout de l'économie 2. Je ne saurais croire que le progrès tant vanté des sciences et des arts mécaniques doive aboutir en dernière analyse à niveler le pays sous le joug de cette ligne droite, c'està-dire de la forme la plus élémentaire et la plus stérile qui existe, au détriment de toutes les considérations de beauté et

1 Parmi les exploits du génie militaire, il faut citer le badigeonnage des vieilles fresques qui ornaient la chapelle de la citadelle de Perpignan, où a eu lieu le procès du général Brossard.

2 On pourrait citer de nombreuses localités où des chemins, empierrés à grands frais, ont été piochés et transformés en bourbier, les ressources des communes et des départements scandaleusement gaspillées, et tous les besoins des populations méconnus, parce que le pédantisme de quelque jeune ingénieur aura exigé la rectification, non pas d'une pente, mais une innocente et insensible courbe d'un ou deux pieds.

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