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DE L'ATTITUDE ACTUELLE

DU VANDALISME EN FRANCE'

(1838.)

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Nous sommes engagés en ce moment dans une lutte qui ne sera pas sans quelque importance dans l'histoire, et qui tient, de pres et de loin, à des intérêts et à des principes d'un ordre trop élevé pour être effleurés en passant. En fait, il s'agit simplement de savoir si la France arrêtera enfin le cours des dévastations qui s'effectuent chez elle depuis deux siècles, et spécialement depuis cinquante ans, avec un acharnement dont aucune autre nation et aucune autre époque n a donné l'exemple; ou bien si elle persévérera dans cette voie de ruines, jusqu'à ce que le dernier de ses anciens souvenirs soit effacé, le dernier de ses monuments nationaux rasé, et que, soumise sans réserve à la parure que lui préparent les ingénieurs et les architectes modernes, elle n'offre plus à l'étranger et à la postérité qu'une sorte de damier monotone peuplé de chiffres de la même valeur, ou de pions taillés sur le même modèle.

Quoi qu'il en soit, et quel que doive être le résultat des tentatives actuelles en faveur d'un meilleur ordre de choses, il est certain qu'il y a eu, depuis un petit nombre d'années, un point d'arrêt; que si le fleuve du vandalisme n'en a pas

* Inséré dans la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1838.

moins continué ses ravages périodiques, du moins quelques faibles digues ont été indiquées plutôt qu'élevées, quelques clameurs énergiques ont interrompu le silence coupable et stupide qui régnait sous l'Empire et la Restauration. Cela suffit pour signaler notre époque dans l'histoire de l'art et des idées qui le dominent. C'est pourquoi j'ose croire qu'il peut n'être pas sans intérêt de continuer ce que j'ai commencé il y a cinq ans, de rassembler un certain nombre de faits caractéristiques qui puissent faire juger de l'étendue du mal et mesurer les progrès encore incertains du bien. J'ai grande confiance dans la publicité à cet égard; c'est toujours un appel à l'avenir, alors que ce n'est point un remède pour le présent. Si chaque ami de l'histoire et de l'art national tenait note de ses souvenirs et de ses découvertes en fait de vandalisme, s'il les soumettait ensuite avec courage et persévérance au jugement du public, au risque de le fatiguer quelquefois, comme je vais le faire aujourd'hui, par une nomenclature monotone et souvent triviale, il est probable que le domaine de ce vandalisme se rétrécirait de jour en jour, et dans la même mesure où l'on verrait s'accroître cette réprobation morale qui, chez toute nation civilisée, doit stigmatiser le mépris du passé et la destruction de l'histoire.

Il est juste de commencer la revue trop incomplète que je me propose de faire par le sommet de l'échelle sociale, c'està-dire par le gouvernement. Autant j'ai mis de violence à l'attaquer en 1833, autant je lui dois d'éloges aujourd'hui pour l'heureuse tendance qu'il manifeste en faveur de nos monuments historiques, pour la protection tardive, mais affectueuse, dont il les entoure. Ce sera un éternel honneur pour le gouvernement de Juillet que cet arrêté de son premier ministre de l'intérieur, rendu presque au milieu de la confusion du combat et de toute l'effervescence de la victoire, par lequel

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on instituait un inspecteur général des monuments historiques, à peu près au même moment où l'on inaugurait le roi de la révolution. C'était un admirable témoignage de confiance dans l'avenir, en même temps que de respect pour le passé. On déclarait ainsi que l'on pouvait désormais étudier et apprécier impunément ce passé, parce que toute crainte de son retour était impossible. Cet arrêté nous a valu tout d'abord un excellent rapport sur les monuments d'une portion notable de l'Ile-de-France, de l'Artois et du Hainaut, signé par le premier inspecteur général, M. Vitet. C'était, si je ne me trompe, depuis les fameux rapports de Grégoire à la Convention sur la destruction des monuments, la première marque officielle d'estime donnée par un fonctionnaire public aux souvenirs de notre histoire. A cette première impulsion ont succédé, il faut le dire, de l'insouciance et de l'oubli, que l'on peut, sans trop d'injustice, attribuer aux douloureuses préoccupations qui ont rempli les premières années du nouveau ré-* gime. Cependant le progrès des études historiques, fortement organisé et poussé par M. Guizot, amenait nécessairement celui des études sur l'art. Aussi vit-on ces études former un des objets du premier Comité historique, institué au ministère de l'instruction publique en 1834. Avec le calme revint une sollicitude plus étendue et plus vigoureuse; on demanda aux Chambres et on obtint, quoique avec peine, une somme de 200,000 fr. pour subvenir aux premiers besoins de l'entretien des monuments historiques. M. le comte de Montalivet a mis le sceau à cette heureuse réaction en créant, le 29 septembre

Rapport à M. le ministre de l'intérieur sur les monuments, etc., des départements de l'Oise, de l'Aisne, de la Marne, du Nord et du Pas-de-Calais, par M. L. Vitet. Paris, de l'imprimerie royale, 1831. Depuis, M. Mérimée, qui a remplacé M. Vitet, a étendu la sphère de ses explorations et nous a donné deux volumes pleins de renseignements curieux sur l'état des monuments dans l'ouest et le midi de la France.

1837, une Commission spécialement chargée de veiller à la conservation des anciens monuments, et de répartir entre eux la modique allocation portée au budget sous ce titre. De son côté, M. de Salvandy, étendant et complétant l'œuvre de M. Guizot, a créé ce Comité historique des arts et monuments que le rapport de M. de Gasparin a fait connaître au public, et qui, sous l'active et zélée direction de cet ancien ministre, s'occupe avec ardeur de la reproduction de nos chefs-d'œuvre, en même temps qu'il dénonce à l'opinion les actes de vandalisme qui parviennent à sa connaissance. Enfin, M. le garde des sceaux, en sa qualité de ministre des cultes, a publié une excellente circulaire sur les mesures à suivre pour la restauration des édifices religieux, circulaire à laquelle il ne manquera que d'être suffisamment connue et répandue dans le clergé. Il faut espérer maintenant que la Chambre des députés renoncera à la parcimonie mesquine qui a jusqu'à présent présidé à ses votes en faveur de l'art, et qu'elle suivra l'impulsion donnée par le pouvoir.

Il y a là, avouons-le, un contraste heureux et remarquable avec ce qui se passait sous la Restauration. Loin de moi la pensée d'élever des récriminations inutiles contre un régime qui a si cruellement expié ses fautes, et à qui nous devons, après tout, et nos habitudes constitutionnelles et la plupart de nos libertés; mais, en bonne justice, il est impossible de ne pas signaler une différence si honorable pour notre époque et notre nouveau gouvernement. Chose étrange, la Restauration, à qui son nom seul semblait imposer la mission spéciale de réparer et de conserver les monuments du passé, a été tout

Ce comité, qui avait obtenu, sous le ministère de M. Cousin, en 1840, la faculté de publier un bulletin spécial, a duré jusqu'en septembre 1852, époque où, sur le rapport de M. Fortoul, ministre de l'instruction publique, il a été réorganisé, et où quelques-uns de ses membres les plus anciens e les plus actifs en ont été exclus (1856).

au contraire une époque de destruction sans limites; et il n'a fallu rien moins qu'un changement de dynastie pour qu'on s'aperçût dans les régions du pouvoir qu'il y avait quelque chose à faire, au nom du gouvernement, pour sauver l'histoire et l'art national. Sous l'Empire, quoique le mépris et la falsification du passé de la France fussent à l'ordre du jour, le ministre de l'intérieur, par une circulaire du 4 juin 1810, fit demander à tous les préfets des renseignements sur les anciens châteaux et les anciennes abbayes de l'Empire. J'ai vu des copies de plusieurs mémoires fournis en exécution de cet ordre; ils sont pleins de détails curieux sur l'état de ces monuments à cette époque, et il doit en exister un grand nombre au bureau de statistique. Sous la Restauration, M. Siméon, étant ministre de l'intérieur, adopta une mesure semblable, mais on ne voit pas qu'elle ait produit des résultats. Le déplorable système d'insouciance qui a régné de 1816 à 1830 se résume tout entier dans cette ordonnance, qu'on ne pourra jamais assez regretter, par laquelle le magnifique dépôt des monuments historiques, formé aux Petits-Augustins, fut détruit et dispersé, sous prétexte de restitution à des propriétaires qui n'existaient plus, ou qui ne savaient que faire de ce qu'on leur rendait. Je ne sache pas, en effet, un seul de ces monuments rendus à des particuliers qui soit encore conservé pour le pays, et je serais heureux qu'on pût me signaler des exceptions individuelles à cette funeste généralité. Et cependant, malgré la difficulté bien connue de disposer de ces glorieux débris, on ne voulut jamais permettre au fondateur de ce musée unique, homme illustre et trop peu apprécié par tous les pouvoirs, à M. Alexandre Lenoir, de former un restant de collection avec ce que personne ne réclamait. Ce mépris, cette impardonnable négligence de l'antiquité chez un gouvernement qui puisait sa principale force dans cette antiquité

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