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sera grave et dure. Nous la mériterons, non-seulement par nos œuvres de destruction, mais encore par les vils usages auxquels nous consacrons ce que nous daignons laisser debout. Le Mont-Saint-Michel, Fontevrault, Saint-Augustinlez-Limoges, Clairvaux, ces gigantesques témoignages du génie et de la patience du moyen âge, n'ont pas eu, il est vrai, le sort de Cluny et de Cîteaux; mais le leur n'est-il pas encore plus honteux, et ne vaudrait-il pas mieux pouvoir errer sur les débris de ces célèbres abbayes que les voir, toutes flétries et mutilées, changées en honteuses prisons, et devenir le repaire du crime et des vices les plus monstrueux, après avoir été l'asile de la douleur et de la science? Croirat-on dans l'avenir que, pour inspirer à des Français quelque intérêt pour les souvenirs d'un culte qu'ils ont professé pendant quatorze siècles, il faille démentir leur origine et leur destination sacrée? Il en est ainsi cependant. On ne parvient à fléchir les divans provinciaux, les savants de l'empire, qu'en invoquant le respect dû au paganisme. Si vous pouvez leur faire croire qu'une église du genre anté-gothique a été consacrée à quelque dieu romain, ils vous promettront leur protection, ouvriront leurs bourses, tailleront même leur plume pour honorer votre découverte d'une dissertation. On n'en finirait pas, si l'on voulait énumérer toutes les églises romanes qui doivent la tolérance qu'on leur accorde à cette ingénieuse croyance. Je ne veux citer que la cathédrale d'Angoulême dont la curieuse façade n'a été conservée que parce qu'il a été gravement établi que le bas-relief du Père éternel qui y figure entre les symboles consacrés des quatre évangélistes, était une représentation de Jupiter. On lit encore sur la frise du portail de cette cathédrale: TEMPLE DE LA RAISON.

Et ne croyez pas que ce soit la religion seule que l'on ré

pudie ainsi. Ne croyez pas que les souvenirs purement historiques, les souvenirs même de poésie et d'amour échappent aux outrages du vandalisme. Tout est confondu dans la proscription. A Limoges, on a eu la barbarie de détruire le monument devenu célèbre sous le nom du bon mariage. C'était le tombeau de deux jeunes époux du Poitou, partis peu de temps après leurs noces, pour aller en pèlerinage à SaintJacques de Compostelle. La jeune femme mourut en route à Limoges; le mari alla accomplir son vœu, puis revint mourir de douleur à Limoges. Lorsqu'on vint pour l'inhumer dans le tombeau qu'il avait élevé à sa femme, celle-ci, selon la tradition populaire, se retira de côté pour lui faire place. C'est ce même tombeau qui a été détruit, et pas une voix ne s'est élevée pour le sauver '. A Avignon, l'église de Sainte-Claire, où Pétrarque vit Laure pour la première fois, le vendredi saint de l'an 1328, l'église qu'il avait bénie dans ce sonnet fameux :

Benedetto sia 'l giorno, e 'l mese, e l'anno

E la stagione, e 'l tempo, e l'hora, e 'l punto,
E 'l bel paëse, e 'l loco, ov' io fui giunto

Da due begli occhi, che legato m'hanno, etc.

cette église a péri avec cent autres; elle est transformée aujourd'hui en manufacture de garance. L'église des Cordeliers, où reposait la dépouille de cette belle et chaste Laure, à côté de celle du brave Crillon, a été rasée pour faire place à un atelier de teinture; il n'en reste debout que quelques arceaux : la place même de ses cendres n'est marquée que par une ignoble colonne, élevée par les ordres d'un Anglais, et décorée d'une inscription risible.

Cet acte de vandalisme n'a heureusement pas été consommé : le précieux monument a été sauvé, et le regrettable abbé Texier, supérieur du petit séminaire du Dorat, l'un de nos plus savants archéologues, lui a consacré une notice pleine d'intérêt en 1840.

Les Goths eux-mêmes, les Ostrogoths n'en faisaient pas tant. L'histoire nous a conservé le mémorable décret de leur roi Théodoric, qui ordonne à ses sujets vainqueurs de respecter scrupuleusement tous les monuments civils et religieux de l'Italie conquise.

Ces faits que je viens de citer me rappellent que je dois vous faire connaître quelques-uns de ceux que j'ai recueillis pendant mes rapides courses dans le Midi. J'en profiterai pour justifier une sorte de classification qu'il m'a semblé naturel d'établir, en cherchant à apprécier le caractère des ravages du vandalisme dans les provinces de France que j'ai parcourues. Je n'entends nullement la garantir pour les autres. J'y joindrai quelques détails spéciaux sur les monuments du moyen âge, à Toulouse et à Bordeaux, que j'ai eu l'occasion de voir plus complétement,

Tout le monde doit reconnaître que le vandalisme moderne se divise en deux espèces bien différentes dans leurs motifs, mais dont les résultats sont également désastreux. On peut les désigner sous le nom de vandalisme destructeur et de vandalisme restaurateur.

Chacun de ces vandalismes est exploité par différentes catégories de vandales, que je range dans l'ordre suivant, en assignant à chacune d'elles le rang que lui mérite son degré d'acharnement contre les vieilleries.

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Quatrième

Le gouvernement.

Les maires et les conseils municipaux.

Les propriétaires.

Les conseils de fabrique et les curés.

En cinquième lieu, et à une très-grande distance des précé

dents, l'émeute.

Œuvres. VI. Art et Littérature.

2

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L'émeute a au moins l'avantage de ne rien restaurer.

Je vous fais grâce du vandalisme constructeur, parce que le dégoût qu'il inspire n'est pas même tempéré par l'indignation. Qui est-ce qui aurait le courage de s'indigner à la vue des palais de justice, des hôtels de ville, des bourses, des églises à la façon de Notre-Dame de Lorette, et des autres plaisantes œuvres qui bourgeonnent sous les auspices du conseil des bâtiments civils?

Je dois maintenant justifier la classification que je viens d'établir par l'énumération de certains traits, de certains détails que j'ai vus de mes propres yeux. Ils sont en petit nombre, mais j'espère qu'ils suffiront pour vous convaincre que je n'ai fait de passe-droit à aucune de mes catégories.

1o Le gouvernement et la liste civile.

J'assigne le premier rang au gouvernement, non-seulement à cause de ce qu'il a fait, mais encore à cause de ce qu'il laisse faire. Et comment ne serait-il pas responsable de tout ce qui se dévaste, de tout ce qui se dégrade en France, lui qui s'arroge le droit d'intervenir dans toutes les démarches de la vie civile, sociale, religieuse des Français? Comment lui qui, armé de tous les articles qu'il puise dans le fouillis impur de notre législation, enlace de son despotisme chaque commune, chaque famille, chaque individu qui cherche à se développer, lui qui tient le compte de tous les cailloux de nos

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routes, lui dont il faut obtenir la royale autorisation pour déraciner les chênes pourris, lui qui s'en va prendre chaque petit garçon de France pour le jeter dans ses colléges, lui qui tient la main à tous les tripots, à tous les égouts; comment n'aurait-il pas le temps de veiller aussi un peu aux monuments qui font la gloire et l'ornement du pays? et pourquoi, dans sa vaste sollicitude, ne daignerait-il pas embrasser cette fortune de la France et de l'art dont les déficit vont toujours croissant 1?

Et remarquez bien, Monsieur, que je parle ici du pouvoir en général et non d'aucun pouvoir en particulier. Depuis plusieurs siècles, il ne change malheureusement pas de nature en changeant d'usufruitier. Quant au vandalisme qui nous régit aujourd'hui, il me semble que vous en avez fait votre domaine, et qu'il y aurait de la témérité à marcher sur vos traces. Je vous le laisse donc à flétrir. Seulement n'oubliez pas, je vous en supplie, la mémorable mise à l'encan des tours de Bourbon-l'Archambault, mesure dont la clameur de haro du public a fait justice, mesure qui ne fut pas adoptée par mégarde, comme on l'a dit, mais bien, s'il faut en croire une autorité honorable et sûre, par calcul et pour allécher quelque fanatique de royalisme.

Le pouvoir d'aujourd'hui ne fait donc qu'imiter ses prédécesseurs, qui l'ont dignement précédé dans la carrière. Les

Il faut se rappeler que ces lignes ont été écrites en 1833, et qu'alors le gouvernement n'avait pas encore manifesté la tendance généreuse et conservatrice qui a signalé les efforts des ministères de l'intérieur et de l'instruction publique depuis cette époque. L'auteur, alors âpre dans sa censure, a été depuis le premier à rendre hommage aux nouvelles et intelligentes allures du pouvoir. Déjà alors M. Guizot avait signalé son premier passage au pouvoir, en 1830, par la création de l'inspection générale des monuments historiques, confiée à M. Vitet. Mais, faute d'allocations au budget, lesquelles ne furent votées que plus tard, cette création n'avait point encore produit les excellents résultats qu'elle a donnés depuis.

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