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gré le pur enthousiasme qu'il inspira à la jeunesse, et dont M. Rio raconte les résultats avec tant de charme, malgré l'influence toute-puissante qu'il exerça sur les savants, les guerriers et les plus grands artistes de son siècle, Pic de la Mirandole, Salviati, Valori, Lorenzo di Credi, Fra Bartolommeo, Luca della Robbia, Cronaca, il succomba sous les efforts réunis des vieux débauchés, des professeurs de littérature païenne, et surtout des banquiers et des usuriers, qui ne voulaient pas se laisser enlever, par l'influence de la religion, le gouvernement des affaires publiques. M. Rio ne le suit pas jusqu'à sa catastrophe; s'il l'avait fait, il aurait certes reconnu que, dans les derniers temps de sa vie, Savonarole manqua lui-même de cette humilité et de cette modération qui donnent la victoire. Mais notre auteur n'a pas oublié la noble justice rendue à la victime du paganisme par la cour de Rome; justice qui ne fut pas tardive, puisque l'on voit, dix ans après sa mort, Raphaël le représenter parmi les docteurs de l'Église, dans la fresque du saint Sacrement, avec l'autorisation de Jules II, successeur immédiat d'Alexandre VI qui l'avait condamné.

Nous regrettons que M. Rio n'ait pas cité ou analysé quelques-uns des nombreux poëmes de Savonarole, qui sont en manuscrit à la Magliabecchiana, et dont plusieurs ont été publiés par Meyer. Il eût été bon aussi de rappeler l'influence qu'exercèrent ses sermons sur Benvenuto Cellini, comme celui-ci nous le raconte avec son énergie habituelle '. Benvenuto, malgré ses excès en tout genre et la direction exclusivement païenne de son talent, avait conservé une foi très-fervente, et par tout l'ensemble de son caractère il nous paraît avoir été le dernier représentant de l'indépendante fierté de l'artiste au moyen âge.

Voy. Vila di Cellini, édit. de Tassi, t. II, p. 1, et aussi t. I, p. 65.

Fidèle à la distinction fondamentale de son ouvrage, M. Rio, dans son chapilre IX, sépare et juge les peintres de Florence qui, au commencement du seizième siècle, se lancèrent à pleines voiles dans le naturalisme, et ceux qui, dominés par le souvenir de Savonarole, formèrent une nouvelle école purement religieuse. Lorenzo di Credi occupe la première place parmi ceux-ci. Le tableau qu'on voit de lui au Louvre peut donner une idée de son genre, quoique la Vierge y soit inférieure à son type habituel si pur et si tendre à la fois, qu'on le place volontiers à côté de ceux du Pérugin et de Francia. Fra Bartolommeo fut plus enthousiaste que tout autre de Savonarole, et il eut, comme Lorenzo di Credi, la gloire de ne jamais vouloir traiter des sujets profanes; mais nous ne saurions partager l'admiration que ses œuvres inspirent à M. Rio, si ce n'est pour le tableau de l'église SanRomano à Lucques, qui représente sainte Madeleine et sainte Catherine de Sienne aux pieds de Notre-Seigneur crucifié '. Ridolfo Ghirlandajo, nourri à l'école de Savonarole, ami de Fra Bartolommeo et de Raphaël pendant la jeunesse de celuici, resta fidèle jusqu'au bout aux inspirations chrétiennes, en les parant d'un coloris plus suave et plus harmonieux peutêtre que celui de tout autre maître florentin. On peut en juger d'après l'Incoronazione qui est au Louvre et qu'il fit à dix-neuf il mourut en 1560; il fut le dernier des peintres chrétiens. Nous ne suivrons pas M. Rio dans l'examen détaillé qu'il fait des peintres naturalistes de la première moitié du seizième siècle, Piero di Cosimo, Mariotto Albertinelli, André del Sarto et le Pontormo; ils excellaient tous plus ou moins dans le coloris, « cet élément subalterne de la pein

ans;

Il ne faut pas confondre ce tableau avec celui du même auteur dans la même église, qui représente la Madone de la Miséricorde : celui-ci est, selon nous, bien inférieur, surtout pour le type de Marie.

ture,» mais ils n'eurent jamais une inspiration purement et profondément chrétienne, si ce n'est André del Sarto dans deux ou trois fresques de la vie de saint Philippe Benizzi à l'Annunziata. Nous ne concevons même pas comment M. Rio a eu le courage de s'étendre si longuement sur ces peintres de la décadence, lui qui a été si avare de détails sur les œuvres de Fra Angelico. Il est vrai que dans ses pages on trouve des renseignements très-significatifs sur la vie de ces hommes : et l'on peut en déduire a priori un jugement très-sûr quant au caractère de leurs ouvrages. On y voit toute la honteuse histoire d'André del Sarto, qui escroquait de l'argent à François Ier en peignant sa femme grosse en guise de madone. On y voit que Mariotto mourut de débauche à la fleur de l'âge, et que Pierre di Cosimo aimait tellement la nature qu'il cherchait à s'inspirer « dans le voisinage des hôpitaux, près des murs où les malades avaient l'habitude de cracher depuis des siècles, et devant des découpures et des ondulations de toute forme et de toute couleur il restait quelquefois des heures entières en contemplation, à moins qu'il ne vînt à entendre le son des cloches ou le chant des moines, car il aurait fui à l'autre extrémité de Florence pour échapper à ce double supplice.» Cet artiste avait, à ce qu'il paraît, les mêmes répughances que certains esprits éclairés de nos jours.

L'école naturaliste mixte, c'est-à-dire encore mêlée de quelques éléments religieux et poétiques, s'éteignit avec le Pontormo, pour faire place à l'école naturaliste pure des Allori et des imitateurs de Michel-Ange, dont il doit être question dans une partie ultérieure de l'ouvrage.

Nous voici arrivés au chapitre X et dernier de ce précieux volume; il traite de l'école vénitienne primitive et de ses branches collatérales dans diverses villes des possessions de Venise. Il nous semble que ce chapitre, avec celui qui ren

ferme le magnifique épisode de Savonarole, est la partie de son livre que l'auteur a traitée avec le plus d'amour, et nous lui en savons d'autant plus gré que ces deux sujets n'ont pas même été effleurés jusqu'ici, pas même par la scrupuleuse pénétration des Allemands. Après quelques considérations préliminaires, un peu trop sévères selon nous, sur le dialecte si gracieux de Venise, M. Rio établit que la poésie chrétienne n'a revêtu à Venise que les seules formes de la légende et de l'art; il nous dit que la poésie légendaire de Venise est plus riche qu'aucune autre du monde dans ses variétés. Nous croyons cette assertion singulièrement exagérée, mais nous espérons qu'un jour M. Rio essayera de la justifier en nous initiant à la connaissance de ces trésors, et en les comparant avec les richesses légendaires du monde germanique et du reste de l'Italie. Passant de suite à la forme de l'art, il juge rapidement l'empire passager de l'école byzantine, frappée là comme ailleurs d'une heureuse stérilité. Les travaux de Giotto à Padoue, trop légèrement appréciés par M. Rio, comme nous l'avons dit plus haut, y enfantèrent une école dont le plus beau monument se trouve au Baptistère de cette ville. Nous avouons que la coupole de cet édifice qui représente la gloire céleste, peinte par Giusto et Antoine de Padoue, avec la foi sévère et naïve de cette heureuse époque, nous paraît un spectacle beaucoup plus radieux que les savants raccourcis des coupoles du seizième siècle que M. Rio leur compare. Guariento, condisciple des peintres du Baptistère, se distingua d'eux par l'originalité de ses productions; c'est lui qui fit à Venise le premier tableau à la fois religieux et national dont l'histoire ait gardé le souvenir, qui représentait la sainte Vierge inaugurée par Jésus-Christ comme reine de Venise; et de plus, comme symbole de la fraternité qui devait régner entre les citoyens, saint Antoine et saint Paul partageant dans le dé

sert le pain qui leur était envoyé du ciel. Ce tableau a malheureusement péri; mais, comme dit l'auteur, «tout l'avenir de la peinture vénitienne était là, tout son cycle lui était tracé d'avance... c'est-à-dire l'élément religieux et mystique planant au-dessus de l'élément social et patriotique. »

M. Rio nomme, parmi les élèves de Guariento, Avanzi, auteur des belles fresques de la chapelle Saint-Félix al santo de Padoue. Ce Giacomo Avanzi de Bologne doit être le même, si nous ne nous trompons, que celui qu'a cité plus haut M. Rio, comme disciple de Vital, dans l'ancienne école de Bologne; ses œuvres sont dignes de cette illustre origine. Mais dès le commencement du quinzième siècle, une déviation funeste eut lieu au sein de cette brillante école de Padoue, sous la direction de Squarcione et plus encore de son élève le célèbre Mantegna, tous deux épris du plus aveugle enthousiasme pour l'art antique. Devenu plus tard beau-frère de Jean Bellini, il améliora son style et son goût. M. Rio cite plusieurs de ses travaux qui portent l'empreinte de ce progrès; notamment les deux tableaux de la galerie du Louvre, objets de l'admiration si prononcée de Frédéric Schlegel. Mais Mantegna ne réussit point à former des élèves dignes de lui (sauf toutefois Monsignori, qui doit compter de droit parmi les mystiques); aussi Venise eut-elle le mérite d'éviter tout contact avec cette école païenne, elle aima mieux se mettre en communication avec l'école pure et mystique de l'Ombrie. Carlo Crivelli, l'un de ses plus anciens peintres, dont on voit de si beaux tableaux à la galerie de Milan, alla se former à Fabriano, tandis que Gentile da Fabriano, dont nous avons parlé plus haut, vint en 1420 à Venise y fonder l'école des Bellini. Il reste encore dans cette ville un monument curieux de ses relations avec Venise, dont M. Rio n'a pas parlé; c'est une très-belle Adoration des Mages, dans la galerie de M. Craglietta: les cos

Euvres. VI. Art et Littérature.

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