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Après avoir examiné ainsi les résultats de l'influence du Pérugin au dehors, M. Rio revient à ses disciples en Ombrie même. Puisqu'il a honoré de ses éloges Gerino de Pistoja, et Paris Alfani, qui en sont, selon nous, assez peu dignes, on ne conçoit pas pourquoi il a omis Sinibaldo Ibi, dont on voit un si beau Saint Antoine à San-Francesco de Pérouse, et surtout Giannicola Manni, dont le tableau vraiment sublime forme, avec la Madone de Pinturicchio, si justement appréciée par l'auteur, le plus bel ornement de la petite mais délicieuse galerie de Pérouse 1. Les ouvrages de Pinturicchio ont été traités avec soin et prédilection par M. Rio, surtout ses fresques exquises de Sainte-Marie du Peuple, « la première église que l'étranger salue en entrant dans Rome. » Nous lui reprochons seulement trop de sévérité pour les œuvres de ce pauvre Pinturicchio à Spello, et l'oubli complet de la Cappella Bella peinte par lui dans cette petite ville, et où dans une Nativité il a eu la belle idée de montrer sur les langes qu'un séraphin apporte à l'Enfant divin l'empreinte prophétique de la croix. Nous avons dit plus haut pourquoi nous étions plus indulgent que M. Rio pour la vieillesse des grands peintres chrétiens : nous préférons la vieillesse de Pinturicchio au progrès de Raphaël.

Nous ne dirons rien de ce Signorelli, renégat de l'école mystique, qui poussa l'amour de l'anatomie jusqu'à l'étudier sur le cadavre de son propre fils : mais nous nous hâterons d'arriver à Raphaël, le plus illustre des élèves de Pérugin. Nous admettrions volontiers avec M. Rio qu'il a porté l'art chrétien à son plus haut degré de perfection, si nous n'étions

Laderchi sur l'ancienne école ferraraise, dont nous parlerons dans l'appendice n° 3.

Le directeur de cette galerie, M. Sanguinetti, est du très-petit nombre des Italiens qui aiment, comprennent et pratiquent la peinture catholique.

attristé et affligé, même en présence de ses chefs-d'œuvre les plus purs, par la pensée de sa transformation profane. 11 est certain que nul n'a réuni à un aussi haut point que lui toutes les qualités les plus variées, pendant les premières années de sa carrière mais c'est justement parce qu'il a le mieux conçu et le mieux pratiqué la sainte et vraie beauté qu'il est plus coupable d'y avoir plus tard volontairement dérogé. Quoique les tableaux de sa première manière soient les plus beaux du monde, on ne doit pas dire qu'il a été le plus grand des peintres, pas plus qu'on ne pourrait dire qu'Adam a été le plus saint des hommes, parce qu'il a été sans péché dans le Paradis. M. Rio analyse avec une attention parfaite les principales œuvres de Raphaël depuis l'an 1500, où il se fit l'élève du Pérugin, jusqu'au moment où il renonça aux traditions ombriennes pour fonder l'école romaine. Il établit une foule de rapports très-précieux entre les circonstances extérieures de la vie de Raphaël, ses amitiés, les lieux qu'il visita et ses ouvrages. Il commence par le Sposalizio, et finit à la Dispute du saint Sacrement: ce sont les deux termes extrêmes du génie chrétien de Raphaël, et on peut le dire, les deux plus merveilleuses productions de la peinture. Mais croirait-on que le Sposalizio, cette œuvre heureusement popularisée en France par la belle gravure de Longhi, cette œuvre, comme dit M. Rio, à la fois naïve et sublime, est si peu comprise à Milan qui a le bonheur de la posséder, que les fins connaisseurs de cette ville disent que c'est un tableau d'apprenti, et regrettent

'On est encore si peu familiarisé en France avec la première manière (c'est-à-dire la manière chrétienne) de Raphaël, que nous nous souvenons d'avoir lu dans la Revue de Paris du 10 octobre 1836 un article signé L. Thoré, dont l'auteur paraît stupéfait de ce qu'un tableau de Raphaël, daté de 1506, ait pu exciter son admiration. Qu'aurait donc dit cet écrivain devant le Crucifiement du cardinal Fesch, qui est de 1503, et le Sposalizio, qui est de 1504?

les 40,000 francs qu'il a coûté. Nous n'essayerons pas de suivre M. Rio dans son examen qui mérite une lecture approfondie. Nous regrettons qu'il n'ait pas fait mention des madones Alfani et Contestabile à Pérouse, et qu'il ait parlé si légèrement du petit tableau du comte Tosi à Brescia, qui représente Notre-Seigneur à mi-corps, le doigt sur la plaie de son côté, et disant à ses disciples Pax vobis: jamais Raphaël n'a mieux réussi dans la tête du Christ'. M. Rio a commis, ce nous semble, une erreur grave, en disant que le premier tableau fait par Raphaël après le Sposalizio, la sublime Incoronazione du Vatican, a été terminé vingt ans plus tard par Jules Romain et le Fattore. Dans ce délicieux tableau 2, tout est d'un seul jet, et ce jet s'élance des sources les plus limpides de l'art mystique : rien n'indique l'attouchement impur de Jules Romain. M. Rio l'a sans doute confondu avec le tableau voisin, dit la Madona di Monte Luco, qui représente le même sujet, œuvre conjointe de ces deux élèves dégénérés de Raphaël, mais à laquelle le génie du Raphaël péruginesque est complétement étranger. Il a omis aussi, on ne sait pourquoi, le chef-d'œuvre de la galerie du Vatican, le Presepe della Spineta, que l'on croit être le fruit du travail réuni du Pérugin, de Pinturicchio et de Raphaël. Il serait fort difficile de distinguer la part de chacun ; mais on peut dire hardiment que, s'ils y ont tous trois travaillé, ils s'y sont tous trois surpassés 3. La Vierge dite du duc d'Albe, dont M. Rio dit avec raison que « nul tableau

3

Ce petit chef-d'œuvre, très-peu connu, a été parfaitement gravé par M. Grüner, pour la traduction italienne de la vie de Raphaël, par Quatremère de Quincy, ainsi que pour l'ouvrage publié récemment par M. Passavant, en Allemagne, sur les travaux de Raphaël.

2 Gravé à Dresde par Stolzel, en 1832, mais avec trop de dureté.

3 Dans mon dernier voyage à Rome, j'ai appris qu'on attribuait maintenant ce chef-d'œuvre au peintre Spagna. Il a été gravé sous ce nom par la Calcographie apostolique.

n'est plus propre à exalter les âmes pieuses qui veulent méditer sur les mystères de la Passion, » naguère à Londres chez le généreux M. Coesvelt, vient de passer à Pétersbourg, et est par conséquent perdue pour l'Europe catholique. Le rapprochement entre la Dispute du saint Sacrement et le poëme du Dante est naturel et juste : cette fresque est en effet un véritable poëme en peinture. Pourquoi faut-il qu'aussitôt après l'avoir terminée, Raphaël ait cédé aux suggestions du serpent? Comme dit notre auteur, « le contraste est si frappant entre le style de ses premiers ouvrages et celui qu'il adopta dans les dix dernières années de sa vie, qu'il est impossible de regarder l'un comme une évaluation ou un développement de l'autre. Évidemment il y a eu solution de continuité, abjuration d'une foi antique en matière d'art, pour embrasser une foi nouvelle. » Cette foi nouvelle n'est autre que la foi au paganisme et au matérialisme, qui a eu pour révélation les fresques de l'histoire de Psyché et la Transfiguration.

M. Rio remet à un autre moment l'histoire de cette grande défection pour nous donner celle de la croisade prêchée par Savonarole contre l'invasion du paganisme dans la société et surtout dans l'art. Cet épisode, qui occupe tout le chapitre VIII, est peut-être la partie du livre qui fait le plus d'honneur à l'auteur; ou plutôt ce chapitre fait à lui seul un beau livre. Nous ne tenterons pas d'analyser ce récit plein de mouvement, d'éloquence et de raison, qui initie le lecteur à la crise la plus importante de l'histoire de l'art et de la poésie chrétienne. Mais ce n'est pas seulement à l'histoire de l'art, c'est à l'histoire religieuse en général que M. Rio a rendu un service essentiel, en pulvérisant les mensonges à l'aide desquels les protestants et les philosophes ont jusqu'à présent exploité le rôle joué par Savonarole au profit de leurs haines contre

l'Église romaine. Tout dernièrement encore un professeur de théologie luthérienne à Iéna (si tant est qu'il y ait encore une théologie luthérienne), M. Meyer, a publié un gros volume où il cherche à démontrer que Savonarole était le digne précurseur de Luther, et même son rival sur plusieurs points. D'un autre côté, dans le siècle dernier, les jansénistes italiens, imbus des doctrines que Joseph II rendait si fatales à l'Église et à la société, publièrent plusieurs écrits contre lui, comme rebelle à l'autorité légitime et paternelle des Médicis, rebelle au nom du fanatisme, comme l'étaient les Belges contre Joseph II. M. Rio a réhabilité les opinions religieuses et politiques de ce grand homme; il a prouvé que son catholicisme était aussi pur que sa politique était sage et éloignée de la démagogie qu'on lui impute; il a reconquis pour l'Église la gloire et le génie de Savonarole. Qu'il en soit béni! Aussi bien est-il impossible de lire ce chapitre sans éprouver la plus vive sympathie à la fois pour le héros du récit et pour le narrateur, car on sent que l'un n'est compris que grâce aux efforts de l'autre. Il a fallu que M. Rio vînt compulser avec un soin scrupuleux le recueil déjà si rare des sermons de Savonarole pour en retirer les admirables invectives de l'apôtre chrétien contre le classicisme corrupteur de l'éducation, contre le paganisme avec tous ses souvenirs antiques, ses héros profanes, sa littérature obscène et son art voluptueux; en même temps qu'une théorie du beau chrétien, qui avait une bien autre originalité, une bien autre profondeur que toutes les trivialités qu'on répétait servilement alors d'après Aristote et Quintilien. On conçoit le soulèvement qu'il dut exciter contre lui dans une société où la découverte d'un manuscrit grec ou latin était regardée comme un des plus grands bienfaits du ciel, et où l'on osait mettre sur les autels les portraits des courtisanes les plus célèbres en guise de madones. Aussi, mal

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