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voir jusqu'à quel point le génie chrétien triomphe des difficultés, et comment une inconcevable variété peut se concilier avec la plus complète unité; tous ont la tête levée vers le ciel, tous regardent leur Sauveur en le remerciant, en l'adorant; et nul ne ressemble à son voisin. Au premier rang on voit un pape, dont le visage calme et sublime semble exprimer surtout la joie du repos après ses durs travaux ; derrière lui un empereur, type du chevalier chrétien; puis un roi et à côté du roi un pauvre pèlerin qui a cheminé jusqu'au ciel; une jeune princesse, tout éclatante de pureté et de foi; beaucoup de religieuses, d'évêques, de laïques, de moines d'une beauté ravissante, mais chez qui l'on voit bien que la beauté physique n'est que le rayonnement extérieur de la beauté morale. Mais voici les anges gardiens qui viennent chercher les élus sur lesquels ils ont veillé pendant le temps d'épreuve : chaque ange s'agenouille à côté de son élu, et imprime sur ses lèvres un baiser fraternel; puis il le conduit au ciel à travers une prairie émaillée de fleurs, où les anges et les hommes sauvés dansent ensemble: Cantantes chorosque ducentes in occursum regis (I Reg., xv, 6). Les uns et les autres sont couronnés de roses blanches et rouges; dans la seule expression de leurs mains qu'ils se tendent l'un à l'autre, il y a un trésor de poésie. La ronde finie, ils s'envolent deux à deux vers la Jérusalem céleste. On aperçoit dans le lointain ses murs resplendissants; son portail entr'ouvert laisse échapper un torrent de rayons dorés au milieu desquels va se perdre un couple heureux, peut-être un ange et son élu, peut-être deux âmes qui se sont aimées et sauvées ensemble :

Suso alle poste rivolando iguali.

(PURG., C. VIII.)

Qu'on ajoute à cette esquisse le prestige d'un coloris frais

et pur, un dessin correct sans exagération anatomique, des draperies d'une grâce parfaite, des expressions de visage vraiment divines, et l'on aura une faible idée de ce Jugement dernier '. Quand on l'a vu et compris, on reste bien froid devant celui de Michel-Ange.

Tel est le maître que les Italiens modernes relèguent parmi les barbares de ce qu'ils appellent i tempi bassi, les temps bas! C'est au point que l'entrée de la chapelle Saint-Laurent au Vatican qu'il a couverte de fresques admirables, très-bien appréciées par M. Rio, a été longtemps interdite aux jeunes artistes italiens et même étrangers, par les ordres de M. Agricola, peintre lui-même et conservateur du musée pontifical. Dans sa sollicitude pour les progrès de l'art, ce Monsieur ne voulait pas que de jeunes talents fussent exposés à se perdre en donnant dans la voie qu'a suivie le Beato.

Reprenons maintenant, à la suite de M. Rio, notre marche, et voyons avec lui quels sont les peintres qui sont restés fidèles à ces inspirations si bien comprises par Fra Angelico. Benozzo Gozzoli, son disciple chéri, semble servir de transition entre lui et l'école ombrienne. Nous blâmerons M. Rio du laconisme avec lequel il s'exprime sur la magnifique cavalcade des rois mages, que Benozzo a peinte à fresque au palais Riccardi : nous n'aimons pas non plus qu'il compare ces cavaliers aux bas-reliefs du Parthénon : le grand peintre

Par une disposition habile et qui se retrouve dans le grand tableau de F. Angelico au Louvre, les vêtements de toutes les figures retombent de manière que leurs pieds ne soient jamais visibles; on ne saurait croire combien l'ensemble en devient plus aérien, plus surnaturel.

Ce chef-d'œuvre est enfoui dans une petite salle basse de l'Académie. Il n'a jamais été gravé, ni même décrit, à ce que nous sachions (1839). — Depuis que nous écrivions ces lignes, un Anglais généreux et intelligent a fait lithographier par M. Gruner la partie du tableau de lord Ward qui représente les élus, et m'en a envoyé une épreuve avec une bonne grâce dont l'ignorance où il m'a laissé de son nom me réduit à le remercier ici (1856).

chrétien, dont chaque coup de pinceau, et jusqu'au moindre détail, exprime cette pensée chrétienne qui, comme nous le disions plus haut, doit transfigurer la nature, n'a rien de commun avec la beauté grandiose, mais trop terrestre, des œuvres du paganisme. En revanche, l'auteur nous donne une bonne appréciation des œuvres gigantesques de Benozzo, Campo Santo de Pise, ainsi qu'à Monte Falco. Il lui décerne, à juste titre, la palme du genre patriarcal, le plus difficile de tous.

au

Gentile de Fabriano, autre élève du Beato, et le plus ancien des grands peintres ombriens, sema dans toute l'Italie des chefs-d'œuvre de peinture vraiment mystique, et jouit d'une popularité immense.

Pierre Antonio de Foligno, Nicolas de Foligno, Fiorenzo di Lorenzo, tous peintres ombriens, montrent, dans leurs œuvres, l'influence évidente de Taddeo Bartoli, le Siennois, et de Benozzo Gozzoli, le Florentin.

La plus pure fleur de l'école de Sienne et de Florence avait été peu à peu transplantée et soigneusement cultivée sur les montagnes de l'Ombrie, où le tombeau de saint François d'Assise, regardé au moyen âge comme le lieu le plus sacré du monde, après Jérusalem, attirait et nourrissait la piété; où Pérouse, toujours guelfe au milieu des dissensions de l'Italie, avait toujours offert un asile sûr aux souverains pontifes, trop souvent exilés de Rome. Aussi, à la fin du quinzième siècle, après la mort du Beato et de Benozzo, la suprématie de l'art chrétien est dévolue à l'école ombrienne dans la personne de Pérugin, de Pinturicchio et de Raphaël avant sa

Puisque M. Rio cite un tableau de celui-ci à la sacristie de San-Francesco de Pérouse, nous sommes surpris qu'il n'ait point parlé de Vittore Pisanello, peintre de Vérone, auteur de la belle série des actes de saint Bernardin, qu'on voit dans cette même sacristie. Il nous semble avoir le droit de compter parmi les maîtres de l'école mystique.

chute, glorieuse trinité qui n'a jamais été et ne sera jamais surpassée. M. Rio établit, d'une manière satisfaisante, que le Pérugin eut pour maître Fiorenzo di Lorenzo, élève et imitateur de Benozzo, au lieu des naturalistes Buonfigli ou Piero della Francesca : il réfute ensuite victorieusement, d'après Mariotti, les calomnies atroces dont Vasari a chargé la mémoire du Pérugin, et qui s'expliquent par l'antipathie profonde et réciproque qui régna entre Pérugin et l'école de Michel-Ange, à laquelle appartint, plus tard, Vasari. Celui-ci était, du reste, servile courtisan des Médicis, qui ne voulurent jamais charger d'aucun travail le Pérugin, exclusion qui l'honorera toujours aux yeux de ceux qui apprécient la déplorable influence de ces marchands, si vantés par les païens des seizième et dix-septième siècles, et par les incrédules du dixhuitième. Il est certain, comme dit M. Rio, que les lauréats soldés de la cour des Médicis ne pouvaient guère sympathiser en désintéressement avec un peintre qui peignait à fresque tout l'intérieur d'un oratoire pour une omelette (una frittata 1), ainsi que l'avait fait le Pérugin, dans sa ville natale. Ce merveilleux artiste sut effectuer la conciliation si difficile, alors surtout, de progrès immenses dans le coloris et le dessin avec la pureté et la profondeur des traditions mystiques. Ses divers travaux sont énumérés et jugés par M. Rio, avec son talent et sa perspicacité ordinaires. Toutefois, nous n'adopterons pas, sans exception, tous ses jugements ni son admiration pour le tableau du palais Albani, à Rome, et les têtes de saints à Saint-Pierre de Pérouse, ni la proscription qu'il prononce impitoyablement contre toutes les œuvres du Pérugin postérieures à l'an 1500. Nous lui demanderons si l'admirable saint Sébastien, à genoux sur une marche du trône de la Madone, et qui lui offre les flèches dont il a été percé, si

1 MARIOTTI, Lettere Perugine.

Euvres. VI. Art et Littérature,

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ce tableau, qui se trouve à la sacristie de San-Agostino, et qui est daté de 1510, n'est pas digne des meilleurs jours du Pérugin? Et la grande fresquè de San-Severo, peinte en 1521, lorsqu'il était octogénaire, est-elle une œuvre de décadence? Pour nous, nous croyons qu'il faut une tendre indulgence pour la vieillesse des peintres chrétiens et même pour leurs faiblesses, lorsqu'ils sont restés jusqu'au bout fidèles à la pureté et à la vérité, et qu'ils n'ont pas, comme Raphaël, sacrifié au veau d'or du paganisme.

Quoi qu'il en soit, s'il y a eu décadence chez le Pérugin dans ses dernières années, il n'y en eut aucune dans son école; << elle était cependant, dit M. Rio, sous le rapport de la variété des sujets, plus pauvre que les autres écoles contemporaines; on n'y exploitait ni les turpitudes mythologiques, ni l'étude des bas-reliefs antiques, ni même les grandes scènes historiques de l'histoire sainte; on se bornait au développement et au perfectionnement de certains types, très-restreints en nombre, mais qui réunissaient tout ce que la foi peut inspirer de poésie et d'exaltation. La gloire de l'école ombrienne est d'avoir poursuivi sans relâche le but transcendantal de l'art chrétien, sans se laisser séduire par l'exemple, ni distraire par les clameurs; il semblerait qu'une bénédiction spéciale fût attachée aux lieux particulièrement sanctifiés par saint François d'Assise, et que le parfum de sa sainteté préservait les beaux-arts de la corruption dans le voisinage de la montagne où tant de peintres pieux avaient contribué l'un après l'autre à décorer son tombeau. De là s'étaient élevées, comme un encens suave vers le ciel, des prières dont la ferveur et la pureté assuraient l'efficacité; de là aussi étaient jadis descendues, comme une rosée bienfaisante sur les villes les plus corrompues de la plaine, des inspirations de pénitence qui avaient gagné de proche en proche le reste de l'Italie.

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