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cerveau, de telle sorte qu'au moment de prendre lui-même la parole, il les y retrouvait classés dans un ordre merveilleux et en faisait jaillir sans peine le cours abondant et limpide de sa propre argumentation, semant sur sa route les mots heureux et les traits finement aiguisés. Car il aimait et maniait habilement l'arme de la raillerie, mais d'une raillerie contenue dans les limites du bon goût et de la bienveillance, de la raillerie qui effleure sans blesser.

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Parlerais-je de nos réunions, dans lesquelles il payait si largement son tribut en vives et spirituelles saillies, et où il se plaisait à épancher avec une joie si franche et si communicative les sentiments de confraternité dont son cœur était plein? Nul en effet mieux que lui ne connut et ne pratiqua cette confraternité exempte d'envie qui est l'honneur de sa noble profession; nul n'accueillit avec un empressement plus sympathique cette pléiade de jeunes hommes pleins de sève et d'ardeur qui vinrent prendre place au barreau dix ans après lui; toujours prêt à seconder ceux dont la position inspirait de l'intérêt, applaudissant avec transport à des succès dont il était fier pour son ordre, il sortit prématurément de l'arène, dans un moment où il pensa que ses jeunes confrères pouvaient suffire à la tâche de chaque jour, où il allait être lui-même remplacé, comme nous l'avons déjà dit, par le regrettable Me Champs, et où il crut dès lors que ses services n'étaient plus nécessaires.

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» Dans plusieurs circonstances, il eût pu obtenir, soit du pouvoir, soit de l'élection, des fonctions élevées; il ne voulut jamais sortir de la sphère modeste où il s'était confiné. En 1830, les chefs de la Cour royale, dont il était connu, lui offrirent spontanément la place de Procureur du Roi; il refusa. Sous la Restauration, les conseils de la commune étaient à la . nomination du pouvoir les opinions de M. Bonnesœur n'étaient pas alors en faveur; cependant la haute estime qu'on avait pour son caractère le fit appeler au Conseil municipal de Mortain. Après 1830, il occupa durant plusieurs années le poste d'Adjoint au Maire de notre ville, et fut élu membre du Conseil municipal, puis appelé à faire partie du bureau d'administration du college et du bureau de bienfaisance. Dans ces situations diverses, il apporta l'indépendance d'esprit et les vues saines qui le dirigeaient en toutes choses.

» Deux grands intérêts surtout l'ont préoccupé jusqu'au dernier moment la prospérité de notre collége, dans lequel il n'avait pas été élevé, mais qu'il jugeait par des résultats dont il avait pu apprécier la valeur dans le sein de sa propre famille; le soin des pauvres auquel il s'était dévoué sous l'impulsion de cette charité féconde, qui prend sa source dans l'amour de ses semblables et dans une généreuse pitié pour ceux qui souffrent, plus encore que dans le sentiment du devoir.

Tel était l'homme que nous perdons, Messieurs. Ainsi vient de s'éteindre ce charmant esprit, type précieux de notre ancien caractère national qui, dit-on, semblerait s'altérer de plus en plus au milieu des habitudes nouvelles et des besoins nouveaux de notre temps. Nous n'avions plus avec M. Bonnesœur que de trop rares et trop courtes relations depuis que son état maladif ne lui permettait plus les longs entretiens, mais nous aimions à revoir cette physionomie ouverte qui portait si bien l'empreinte de l'aimable enjouement et de l'ineffable bienveillance qui rendaient son commerce si agréable.

» Hélas! en présence de cette tombe ouverte, il ne nous reste plus qu'à prononcer l'adieu suprême, emportant dans nos cœurs désolés des regrets et des souvenirs qui ne s'effaceront pas. "

Henri MOULIN.

MÉLANGES.

Extinction de la Mendicité.

Eteindre la mendicité n'est pas possible: il y aura toujours des pauvres parmi nous, parce que plusieurs des sept péchés capitaux ont la pauvreté pour résultat. Or, qui peut se flatter de déraciner un de ces penchants funestes, inhérents à notre nature? Eteindre la mendicité radicalement, absolument, est une chimère; mais la restreindre, mais étendre l'assistance aux vrais pauvres, à ceux qui sont dans l'impossibilité de gagner leur vie, soit par suite de leurs infirmités, soit par leur impuissance à trouver du travail en certains temps, au milieu de circonstances malheureuses, impérieuses, fatales; aborder ce problème qui fait le désespoir des législateurs, le circonscrire dans des limites raisonnables, le résoudre autant qu'il est possible à une époque donnée: telle est la tâche des publicistes, tel est le devoir des administrateurs.

Malheureusement les administrateurs s'effraient trop des difficultés, et généralement les publicistes n'en tiennent pas assez compte. De là les utopies fréquentes de ces derniers, et le stalu quo des premiers qui préfèrent à des tentatives douteuses les bénéfices d'une indolence tolérée.

Le nouveau préfet de la Manche, M. Pron, n'est pas de ces administrateurs inactifs qui reculent devant l'honneur des dangereuses initiatives. La question de la mendicité lui est familière i l'a traitée ailleurs que dans la Manche; il l'a résolument abordée au sein de notre Conseil général dès 1862. Sûr de l'appui d'un Conseil aussi éclairé, il a immédiatement mis au jour le plan qu'il avait médité, et voici la circulaire qu'il adressait récemment à MM. les Sous-Préfets, Maires et Administrateurs des établissements charitables du département:

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Messieurs,

«Saint-Lo, le 2 septembre 1862.

» Dans nos récentes conférences de la tournée de révision, j'ai eu l'honneur de m'entretenir avec vous, non-seulement

des affaires locales intéressant chacune de vos communes, mais aussi d'un grand projet, pour lequel votre concours le plus dévoué m'est indispensable et qui est de nature à réaliser, sous divers points de vue, une importante amélioration dans le département. Bien que l'échange de nos idées ait été de courte durée et que le sommaire seul de la question ait pu être abordé, votre intelligence des affaires a saisi les points saillants du problème à résoudre et j'ai emporté cette conviction que vous me seconderiez de tous vos efforts au moment opportun. Vous avez compris que je veux rappeler l'organisation de l'assistance publique communale et l'interdiction du vagabondage et de la mendicité. Il est temps aujourd'hui de développer les principes confiés à vos souvenirs et de vous demander de commencer l'œuvre.

» Pour plus de clarté, je diviserai l'objet de cette circulaire en trois paragraphes, savoir: 1° Nécessité d'organiser l'Assistance locale et de réprimer la Mendicité; 2o Moyens de parvenir au double but dont il s'agit; 3o Dépôt de Mendicité.

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I.

La souffrance et la pauvreté sont anciennes comme le monde. Les sociétés modernes, sous l'empire du dogme évangélique se sont efforcées de rechercher les divers moyens de soulager les misères humaines. Plus que toute autre, notre époque a été féconde en institutions de prévoyance et en établissements charitables. La sollicitude incessante de l'Empereur pour les classes populaires s'est appliquée à régulariser tout ce qui est susceptible d'une organisation légale. Mais il est des matières tellement délicates qu'elles ne sauraient pénétrer dans le cadre uniforme des Codes et qu'elles échappent à la formule absolue des règlements généraux. L'assistance des pauvres est de ce nombre. Dérivant à la fois de la loi divine et des sentiments humains, la charité s'exerce comme l'accomplissement soit d'un devoir religieux, soit d'une obligation de conscience. Quel qu'en soit le mobile chez ceux qui la pratiquent, la charité a besoin d'une atmosphère libre et elle perdrait son caractère pour revêtir celui de l'égoïsme le jour où elle deviendrait une obligation ou un impôt.

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Toutefois il est possible, sans porter atteinte ni à la spontanéïté des donateurs ni à l'intérêt des pauvres, d'organiser un système qui permette d'apprécier les misères véritables et d'écarter celles qui en prennent seulement le masque. Ce but est digne de toute l'attention des Administrateurs; car il tourne à l'avantage public, sous le rapport de la morale et de la sécurité sociales, et aussi à l'avantage des vrais indigents, qui dès-lors ne se trouvent plus en concurrence avec ceux

qui détournent au profit de leur fainéantise et de leurs vices les aumônes des personnes charitables.

» Vous saisissez dès à présent, Messieurs, les conséquences pratiques dérivant des principes qui précèdent. Que se passet-il aujourd'hui dans la réalité? Beaucoup d'individus ont recours à l'assistance de leurs semblables et en éprouvent réellement le besoin. Pauvreté n'est pas honte, quand elle est la suite de malheurs involontaires. Mais par contre, beaucoup d'autres, indigènes ou étrangers, qui devraient vivre du travail de leurs bras, préfèrent mettre à contribution la charité publique et, à l'aide d'obsessions ou d'infortunes simulées, obtiennent leur subsistance par des moyens honteux. Il est bon de mettre un terme à de pareils abus. La persévérance et la volonté suffisent à la tâche et voici comment je comprends, je pourrais ajouter comment j'ai pratiqué, l'œuvre dans deux départements.

>> Dans toute famille bien organisée, unie par les liens réciproques de l'affection naturelle, il est de règle divine et humaine que, quand quelques-uns de ses membres tombent dans une détresse imméritée, les autres leur viennent en aide suivant la mesure de leurs forces et leur accordent assistance et secours. La commune n'est autre chose qu'une grande famille; au point de vue social, elle en est la représentation essentielle, immédiate; toutes les autres circonscriptions, cantons, arrondissements, départements, ne constituent que des agglomérations administratives ou politiques, participant des mêmes intérêts sous divers rapports, mais non pas sous celui de l'identité des relations intimes et de la vie intérieure. La commune est donc l'expression sensible de la famille sociale et, à ce titre, elle participe aux droits et aux devoirs qui en découlent.

» Ceci posé, la commune a le droit de refuser l'assistance à ceux qui lui sont étrangers et en échange elle a le devoir moral, sinon légal, de secourir ceux de ses habitants qui sont dans le malheur. Or il est deux faits également inconstestables: d'une part, excepté dans les grands centres de population, chacun connaît son voisin et est disposé instinctivement à lui venir en aide; de l'autre, l'apparition des mendiants indigènes ou étrangers, connus ou inconnus, paralyse le bon vouloir et diminue d'autant les aumônes qui seraient réservées aux infortunes locales.

» La question se réduit, comme vous le voyez, Messieurs, à faire en sorte que tout indigent, reconnu tel par la notoriété publique, soit secouru dans sa commune et n'ait ni motif réel ni prétexte spécieux pour en sortir et tendre la main au dehors; qu'en revanche, tout mendiant valide, quelle que soit son origine, se trouve dans l'impossibilité de vagabonder et de circuler d'une localité à une autre.

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