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a été construit de 1300 à 1400, ce n'est pas mettre en avant un fait impossible. En supposant que la cathédrale de Coutances fût, dans toutes ses parties, du style du XIIIe siècle le plus pur, on n'aurait pas le droit d'en conclure qu'elle appartient nécessairement à ce siècle. On a pu imiter plus tard un style qui fait encore aujourd'hui notre admiration et que nous imitons nous-mêmes tant bien que mal. Il n'y a pas d'ailleurs si loin de 1250 à 1370 pour que, dans une ville d'une province aussi reculée que la Basse-Normandie, on n'ait pas continué ou imité le style qui a fait son apparition à Paris dans le milieu du XIIIe siècle.

» Le style de la cathédrale est-il partout du XIIIe siècle aussi pur qu'on veut bien le dire? D'abord personne ne conteste que la chapelle de la Vierge soit du XIVe siècle; mais on se débarrasse de cet argument en disant que cette chapelle est une piece rapportée. Pourtant, suivant la tradition populaire qu'on ne peut pas admettre sans réserve et dont on doit néanmoins tenir compte, l'architecte de la cathédrale, saint Jouvin, termina le monument par cette chapelle.

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Il peut en être dit autant des chapelles du Nord, attribuées par Mr Delamare à Jean d'Essey, dont l'ornementation appartient évidemment au XIVe siècle, des niches extérieures des statues qui tiennent à ces chapelles, des gargouilles de leur toit, des chapelles du Sud, du couronnement du grand portail. L'architecture de toutes ces parties de la cathédrale, si on ne s'en rapporte qu'à ses yeux, appartiendrait bien plutôt à la fin du XIVe siècle qu'au siècle précédent.

» C'est un grand tort, dans les appréciations des œuvres d'art, de se placer à un point de vue exclusif. En ne consultant que les titres, on est conduit, comme Mer Delamare, par la logique, à une conclusion qu'un archéologue ne peut pas accepter.

"

» Ceux qui, ayant examiné superficiellement le monument, n'ont voulu y voir que le style du XIIIe siècle, émettent une opinion que l'histoire contredit. La tradition, des chartes, des récits historiques presque contemporains, établissent que la cathédrale a subi un siége dans le xive siècle ; qu'elle tombait en ruines après ce siége, que d'immenses réparations y ont été faites depuis (4), et on veut que cette église, si bien conservée, où on ne rencontre pas une seule trace de ce siége, qui n'était pas susceptible d'être défendue ou fortifiée, percée à jour comme elle est, ait été construite cent ans avant cet événement !

(1) Deux chartes de Charles V, accompagnées de quittances de Sylvestre de fa Cervelle, découvertes dernièrement à la bibliothèque impériale, par M. l'abbé Gilbert, vicaire général, qui a bien voulu m'en donner copie, établissent que cet évêque, qui donna des preuves éclatantes de fidélité pen

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Ce qui est le plus singulier dans cette prétention, c'est que le premier coup qui ait été porté à l'opinion de tous les auteurs anciens et de M. de Gerville, qui attribuaient la cathédrale actuelle à Geoffroy de Montbray, est venu de

dant les guerres contre le roi de Navarre et l'Angleterre, aurait reçu, en récompense de sa fidélité et de ses services, de Charles V, des sommes trèsconsidérables.

Suivant la première de ces chartes qui est du 5 janvier 1371, il lui fut concédé par le Roi un revenu de 600 francs d'or à prendre sur la contribution des aides.

La seconde charte qui est du 16 octobre 1375 constate qu'il reçut en deux fois 2,000 francs d'or en plus de son revenu annuel. Il est vrai qu'il rendit sur cette somme 300 francs d'or au Roi, sans doute pour contribuer aux frais de la guerre.

Sylvestre de la Cervelle est mort à la fin de 1386; il a donc reçu pendant 16 ans un revenu de 600 francs d'or, c'est-à-dire 9.600 et 1,700 francs en 1375, en tout 11,300 francs. Le franc d'or pesait environ 4 grammes et demi, ce qui représenterait 14 francs à peu près d'or, valeur actuelle. Mais en 1375, époque à laquelle l'Amérique n'était pas encore découverte, la valeur relative de ce poids d'or avec celle des matériaux, de la main-d'œuvre et des objets de consommation était très-considérable. D'après la table de M. Natalis Vailly, la livre tournois équivalait en 1421 à 8 francs 77 centimes de la monnaie actuelle. En supposant qu'elle équivalût, 50 ans avant, c'est-à-dire en 1371, à 9 francs, Sylvestre de la Cervelle aurait reçu du Roi, le franc d'or valant 14 livres tournois, une somme représentant 1,423,000 francs d'aujourd'hui.

Quand on pense que la main-d'œuvre et le transport des matériaux pour la construction des cathédrales s'exécutaient alors gratuitement par les corporations et les confréries, et que, suivant ce qui fut arrêté par les synodes de 1372 et 1375, tous les curés du diocèse concoururen! de leurs deniers, et les revenus de la fabrique de la cathédrale ainsi que ceux de l'évêché furent employés aux travaux entrepris par Sylvestre de la Cervelle, on est porté à croire que cet évêque a pu, avec un pareil secours, entreprendre et achever Ja reconstruction ou la restauration générale,de la cathédrale, ou du moins n'a dú laisser à ses successeurs que peu de travaux à faire pour la terminer. Voici les deux chartes de Charles V:

>> Charles....

« 5 janvier 1371.

Pour consideration de ce que les rentes et revenus de l'Eveschie de Coustances sont moult diminuees et amainries par le fait de nos dees guerres et que nre ame et feal conseiller levesque de Coustances nous puisse mieux svir au pays pardela et pour lui aidier a soustenir son estat nous avons donne et octroye audict Evesque de grace especial et ctaine science et donnons par ces lettres six cents frans dor pour an a commencer au premier jour de fevrier prochain venant a payer pour chascun mois durant ledit an et sur les aides qui ont et auront cours dans la ville de S. Lo. »

(Suit la quittance de l'évêque Sylvestre avec son sceau.)

« 16 octobre 1375,

>> Charles.... Aux commissaires pr nous ordonnez sur le fait des aides en nre pays de Normandie pour le vuidement de la ville et du chastel de Sainct Sauveur le Viconte naguaires detenus et occupez par les ennemis de notre royaume salut. >> Comme au mois de fevrier dernierement passe nous par nos autres lettres eussions et avons donne a nre ame et feal conseiller levesque de Coustances mil frans dor a prendre et avoir sur les aides aians cours audit pais de Nor

l'antiquaire Gally-Knight qui s'est servi de la charte de 1402 et du siége qu'elle constate pour établir que la cathédrale n'est pas du XIe siècle, parce qu'elle a été reconstruite après ce siége. On se sert de cette charte et de ce siége pour combattre l'opinion des auteurs anciens qui ont écrit sur la cathédrale, et

mandie pour le fait de la guerre. Pour ses peines mises coutemens et despenses par luy faites et soustenus au fait du siege desdictes forteresses au Pont labbe et a Pierrepont et des le temps maisme que notre ame et feal connestable dut entreprendre a mettre le siege devant ledit lieu de Sainct Sauveur.... Il na eu aucuns gages ou recompensation fors les mil frans dessus dicts.... et nous a este tesmoigne que depuis ledit mois de fevrier dernièrement passe que notre admiral et nos autres gens allerent mettre droitement le siege devant et pres ledit lieu de Sainct Sauveur, ledit Evesque sest si bien et si diligemment porte audit siege et a faire faire et enforcier les places de viron ledit lieu de S. Sauveur que sa peine et diligence ont assez valu a avoir et recouvrer lesdictes forteresses et les mettre hors la main de nos ennemis. Et aussi est venu ledit Evesque du pays vers nous a Paris pour la cause dudit siege a ses frais mises et despens sans avoir pour ce.... aucun gage ou recompensation depuis iceluy de mil frans.... Ordonnons et donnons par ces presentes audit Evesque la somme de mil frans dor a prendre et avoir pour une fois des deniers des aides par la main de Raoul Lecampion receveur diceulx.... Voulons que sur ladite somme de mil frans soient retenus trois cents frans lesquels il nous a dit il doit ou veut prester ou donner >> (Suit la quittance de l'évêque Sylvestre avec son sceau.)

Les deux chartres de Charles V ci-dessus ont été transcrites à la bibliothèque impériale: Manuscrit 153. (Titres originaux.) Fonds Gaignières.

Plusieurs chartres originales de la fin du XIVe siècle et du commencement du xve, que je viens de découvrir à la bibliothèque de Coutances, établissent que dans le Cotentin, pour obtenir la valeur de la monnaie de cette époque, équivalant à la valeur de la monnaie actuelle, il faut multiplier la valeur nominative des monnaies de ce temps non par le chiffre 9, mais par le chiffre 20.

La première de ces chartes, à la date du 31 mars 1387 est de Jehan Boitvin, lieutenant de Pierre de Negron, grand bailli du Cotentin. C'est le procès-verbal de l'estimation de la valeur de diverses denrées, faite dans une assemblée de notables, pour apprécier en argent le prix des rentes en faisances dues au Roy dans le Bailliage.

Le quartier de froment, qui devait contenir 20 pots au moins, est estimé à 10 sols tournois, un pain et un chapon à 12 deniers, un pain et une geline à 8 deniers.

Trois autres chartes émanant, les deux premières de Le Moustardier, tabellion à Saint-Lo, et la troisième des conseillers généraux pour le fait des aides siégeant à Paris, constatent qu'il fut payé 4 livres tournois à un voiturier de Saint-Lo, pour aller de cette ville à Paris porter avec un cheval à bast, au duc de Berry, 450 livres tournois. Ces chartes sont du mois d'avril 1405; on estime le voiage, aller et retour, à 10 journées. Personne ne voudrait entreprendre aujourd'hui de faire en si peu de temps un aussi long trajet (140 lieues), avec le même cheval, et on ne paierait pas moins de 100 francs pour 10 journées d'un cheval et d'un homme.

Les sommes versées à Sylvestre de la Cervelle étaient donc très-importantes. Je crois que la cathédrale de Geoffroy de Montbray ne fut pas rasée jusqu'aux fondements. La masse des piliers de la grande nef a dû être conservée jusqu'à la naissance des voûtes ogivales, mais on a modifié la forme et les moulures des colonnes et des chapiteaux.

J'ai remarqué dernièrement une arcade servant d'encadrement à la porte

quand il s'agit de s'expliquer sur la date précise de sa fondation, on les laisse de côté; en un mot, on démolit la cathédrale de Geoffroy de Montbray au xive siècle, avec des appréciations historiques, et on construit celle que nous admirons aujourd'hui, un siecle avant, avec des appréciations architecturales. Il y a entre ces deux appréciations, dont la première est fondée, une contradiction qui ôte toute valeur à la seconde.

"On a dit que le siége n'a pas endommagé la cathédrale, qu'elle était protégée par un mur d'enceinte, qui seul a pu souffrir. La charte de 1402 qui constate qu'elle était fortifiée, qu'elle a été presque démolie par des engins de guerre ; tous les récits historiques qui établissent que le siége fut dirigé contre elle et que la garnison s'y retira pour se défendre, démentent cette assertion. Le mur, s'il en existait un, la touchait presque du côté du Nord (4).

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On est conduit aisément à se tromper quand on ne consulte que l'aspect d'un monument pour donner une date à sa construction. J'ai écrit qu'on pourrait le faire pour Saint-Nicolas qui est une imitation de la cathédrale. Parmi les archéologues qui ont apprécié ce monument avec ce procédé, l'un l'a placé dans le XIIe siècle, l'autre dans le xive; un autre que j'avais pour contradicteur à la Sorbonne, l'avait désigné ainsi: Style gothique, rustique, du xvIe siècle. Il avait raison quant à la nef qui est de 1565; mais il se trompait quant au chœur qui est de 1622, et au dôme qui est de 1701.

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» Il se servait de ce qu'il s'était approché à 57 ans de la vérité, dans une époque presque récente, pour me reprocher de m'en être éloigné, suivant lui, de 70 à 80 ans dans une époque beaucoup plus ancienne. Il partait de là pour vanter comme à peu près infaillible son mode d'examen. Le mien qui est moins exclusif et plus rationnel, puisqu'il consiste à tenir compte à la fois de l'aspect du monument, des événements historiques et des titres, ne m'aurait donc pas bien plus égaré pour la cathédrale, qu'il ne l'a été pour Saint-Nicolas par le sien, en admettant, ce que je ne puis faire, qu'il ait raison pour la cathédrale de Coutances.

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C'est, à mon avis, une question de savoir si le style go

de Saint-Lo, à l'intérieur de l'édifice, dont les colonnes ornées à leur base d'une frise à moulures romanes semblent appartenir à la vieille cathédrale. On aura sans doute voulu laisser dans sa pureté tout ce qui pouvait être conservé d'une porte sainte et légendaire au pied de laquelle les évêques prêtent à genoux le serment de leur prise de possession, et par laquelle ils rentrent dans la cathédrale quand elle reçoit leur dépouille mortelle.

(1) De Mons prétend que les murailles du cloître étaient insignifiantes et qu'elles n'ont jamais été achevées. « L'Evêque et les Chanoines, qui obtinrent de Philippe-le-Bel la charte les autorisant à fortifier la cathédrale et leur clottre, ne se mirent pas en grands frais pour en profiter, les maisons mêmes qui fermaient le clottre en firent la clôture. » (Conjectures de de Mons.)

thique primitif a été employé à Contances dans le XIIe siècle. Nous avons dans cette ville les vestiges d'un monument de cette époque, qui était construit dans le style roman. Toutes les arches de l'Aqueduc bâti de 1232 à 1280 étaient à plein cintre.

» Il est donc probable que les architectes n'avaient alors pour modèle, à Coutances, que la cathédrale romane de Geoffroy de Montbray.

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» Ces considérations me portent à persister dans mon hérésie que je crois encore la plus vraisemblable des appréciations sur l'époque de la fondation de notre cathédrale. Toutes les discussions au sujet de son âge n'enlèvent, Dieu merci, rien à son admirable beauté, et je trouve un argument de plus en ma faveur dans le premier effet qu'elle produit sur tous ceux qui la voient. Elle paraît si homogène qu'on ne peut l'attribuer qu'à une seule pensée d'un homme de génie.

"

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, ce mémoire trouva d'ardents contradicteurs dans la séance où il fut lu à la Sorbonne, en 1864. Nous ne le regardons pas moins comme un morceau précieux dans la question de l'âge de la cathédrale de Coutances. Aussi remercierons-nous ici l'auteur, qui nous a autorisé avec autant de bonne grâce que de désintéressement à le mettre sous les yeux de nos lecteurs.

L'EDITEUR.

Le Domaine Seigneurial

ET LE

CHATEAU DE FLAMANVILLE.

Le château de Flamanville, l'un des monuments d'architecture les plus remarquables de notre contrée, a la grande tournure propre aux constructions du temps de Louis XIV, époque à laquelle il a été bâti.

Ce beau château fut érigé sur l'emplacement d'un antique manoir qui tombait en ruines ou qui ne couvenait plus à son opulent possesseur. On ne connait d'ailleurs ni l'origine ni la forme de la maison primitive des anciens seigneurs de Flamanville, qu'a remplacée la demeure princière d'aujourd'hui. En

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