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qu'elle est la même que celle qui fut construite par Robert, comte de Mortain, frère de Guillaume-le-Conquérant. Mais si cette assertion était admise, l'introduction du style en pointe aurait été antérieure d'un siècle à l'époque à laquelle on l'a toujours rapportée. Je le demande : le monument portet-il les caractères d'un style dans son enfance? Vient-il rappeler cette lutte entre les deux architectures rivales, ce mélange des formes circulaires et des formes en pointe, dont les anciens édifices de France, et en particulier en Normandie, nous révèlent avec une évidence aussi frappante que celle des autres pays, les nombreux résultats? Loin de là, l'église de Mortain, sauf une seule exception, dont il sera bientôt parlé, est marquée tout entière au cachet d'un style unique, et ce style, c'est le style en pointe développé : arcades, portes, fenêtres, tout est en pointe. Sa fondation, évidemment antérieure à celle de la cathédrale de Coutances, parait avec non moins de certitude postérieure au XIe siècle. Elle ressemble plus, quant au style, aux édifices dont la construction a signalé le règne d'Henri III, roi d'Angleterre, qui monta sur le trône en 1216, qu'aux édifices anglais d'une autre époque quelconque.

Elle nous montre quelques-unes des ces variétés qui distinguent l'architecture en pointe de France de celle d'Angleterre, et l'on y découvre quelques caractères tout particuliers. A la différence des églises de Normandie, et à l'instar seulement des églises italiennes, elle fut dans l'origine construite sans tour. Elle est dépourvue de transepts. Ses arcades ne reposent pas sur des piliers, mais sur des colonnes. Ses chapiteaux, ses moulures et ses ornements sont des copies exactes de ceux

suiv. Ogive romane fréquente au x11° siècle, t. II, 107; sa définition, 117; X, 661. Milner a tort d'en attribuer l'invention aux Anglais, t. II 10, 125 et suiv.; X, 659, 660, 662. Opinion de Lenormand, t. II, 132. Eglises ogivales auxquelles on attribue sans raison une origine antérieure au XII° siècle, 136 et suiv. Le style ogival a brillé en France beaucoup plus tôt qu'en Allemagne, 245; adopté fort tard pour les fenêtres, 246; employé en Arménie à la même époque qu'en France, t. IV, 387; en Sicile avant de l'être dans l'Europe continentale, t. V, 210, 218, 286.-Symbolisme de la forme ogivale, t. V, 294. Beauté du style du XIIIe siècle, t. XI, 139; XVI, 66. L'ogive italienne, antérieure au XIIIe siècle, différente de l'ogive française, t. XI, 133. L'ogive a son origine en France, t. XI, 542; XV, 304; et dans le Nord, t. XIII, 543; XV, 272; XVII, 127, 251. C'est l'intersection des arcatures cintrées, t. XII, 13; XIII, 383 ; XV, 447. Opinion qui la fait naître en Orient, t. XIV, 432 ; XVIII, 18; mêlée au plein-cintre dans les monuments du XIIe siècle, t. XIII, 548; XV, 93, 272; XVI, 439. Elle commence en Angleterre en même temps qu'en France, t. XV, 303.

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On voit par ces indications que les avis sont loin d'être unanimes sur la matière qui préoccupait si vivement Gally-Knight; mais cette matière a été beaucoup étudiée et un peu éclaircie. Sans doute il reste encore à faire; mais quel sujet n'est pas inépuisable? En est-il un seul à jamais incontestable et sur lequel l'esprit humain ait dit son dernier mot ? J. T.

que l'on retrouve dans les églises normandes de style circulaire, et il y a loin de là à une preuve en faveur de l'antériorité de sa construction, à l'introduction de la forme nouvelle qu'affectèrent les diverses parties d'un édifice.

Les colonnes qui environnent le choeur sont épaisses et courtes; elles sont surmontées de grands chapiteaux normands dont la décoration imite le feuillage. Les arcades de la nef sont larges; celles du chœur sont singulièrement étroites. Toutes les fenêtres sont en lancette. Quelques-unes ont une forme obtuse. De chaque côté des fenêtres, à l'extérieur, on voit des colonnes normandes aux proportions déliées, surmontées de chapiteaux.

Le grand portail est en pointe; les colonnes sont de petite dimension.

L'édifice entier est bâti en pierres de taille de grandeur ordinaire; les jointures sont passablement larges.

Aujourd'hui l'église a une tour qui n'est pas située à l'extrémité occidentale, mais bien à l'extrémité Est; on voit, du côté Nord, la base d'une autre tour destinée à correspondre à la tour de l'Est. Celle-ci est singulière; on y remarque, de chaque côté, depuis le sommet, pour ainsi dire, jusqu'à la base, une foule de fentes longues et étroites. Mais c'est là un de ces mille caprices qui ne sont d'aucune importance, pour la fixation de la date d'un édifice. La construction de la tour doit avoir été postérieure à celle de l'église, parce qu'elles ne sont pas liées entre elles et que la tour aboutit à l'une des fenêtres. Il y a aussi dans la muraille de cette dernière une demi-arcade, qui semble avoir été destinée à prémunir la fenêtre envahie contre le danger de se voir bloquée.

Le portail dont le style diffère de l'architecture du reste du monument est au Sud. Il est large, de forme ronde, et décoré de moulures normandes ordinaires. Il serait, à vrai dire, très-difficile d'expliquer cette anomalie architecturale, si l'on ne s'apercevait tout d'abord que la construction du portail ne peut être contemporaine de celle de l'église la muraille dans laquelle il est percé est beaucoup plus épaisse que toutes les autres murailles de l'édifice, et se joint au mur le plus mince d'une manière tout-à-fait maladroite.

Il n'y a qu'une explication raisonnable à donner de cette discordance qui existe entre le portail et l'église; le portail doit avoir appartenu à l'église qui fut bâtie en 1082,. et l'église actuelle avoir été reconstruite en entier à une époque plus récente.

Avant de faire de plus importants efforts pour démontrer jusqu'à quel point l'évidence des données historiques vient corroborer l'opinion qui ressort de l'évidence du style, il sera

bon de placer ici la description d'un autre monument religieux situé dans le voisinage; elle répandra un rayon de lumière de plus sur la question dont il s'agit.

Après avoir attentivement examiné dans ses moindres détails l'église collégiale de Mortain, nous descendimes dans la vallée, et après avoir traversé la rivière, nous nous mêmes à gravir l'éminence opposée. Nous marchâmes encore quelque temps avant d'arriver à l'abbaye Blanche, ancien couvent de nonnes, dont la situation est romantique et silencieuse. On sait qu'elle fut fondée, en 1105, par le fils de ce comte Robert à qui est due la construction de l'église que nous venions de visiter. Ce rapprochement de date entre les deux édifices fait naturellement espérer que l'un peut servir à éclaircir ce que l'autre a d'obscur, et cet espoir est légitime. Examinons le style de l'abbaye Blanche, et demandons s'il présente le même caractère de développement que l'église collégiale. Un coup-d'œil jeté sur l'édifice nous convaincra bientôt du contraire. Dans l'abbaye, le style en pointe ne tient pas dans la construction une place exclusive; certaines parties portent les traits du style circulaire, certaines autres ceux de la transition, et ce n'est que dans les parties qu'il est permis de considérer comme ayant subi des altérations que l'architecture en pointe développée fait son apparition. A l'extrémité occidentale, les fenêtres ont des têtes rondes; dans le chœur une pointe obtuse. Dans les transepts, les fenêtres supérieures revêtent la forme circulaire, et les fenêtres inférieures la forme en pointe. On voit à chacune des deux extrémités, à l'Est et à l'Ouest, une fenêtre à tête ronde. Les arcades sous la tour sont en pointe et reposent sur des faisceaux de colonnes. Le toit est supporté par des arcades de même forme. Toutes les colonnes ont des chapiteaux normands

De cet examen il résulte clairement que l'abbaye Blanche porte les traits d'un style beaucoup plus ancien que celui de l'église collégiale dont on voudrait faire admettre l'antériorité.

Une partie du vieux cloitre subsiste encore aujourd'hui. Ses colonnes sveltes et ses petites arcades circulaires présentent des caractères que l'on attribuerait chez nous au style en pratique dans les dernières années du règne d'Henri II.

Il nous reste encore un argument à faire valoir contre l'antiquité prétendue de l'église collégiale, et nous le puisons dans les ruines de l'abbaye de Savigny, voisines de Mortain, dont la fondation est due à la munificence de ses seigneurs. L'église du monastère, dont il reste encore des vestiges, ne fut commencée qu'en 1172 et achevée que longtemps plus tard, et cependant, ainsi que nous le dirons dans la suite, elle est pour la plus grande partie construite dans le style circulaire.

En ce qui concerne l'abbaye Blanche, en particulier, l'his

tout ce qui avait un caractère de religion, ne l'épargnèrent pas.

Une circonstance m'ayant empêché de visiter Savigny moimême, M. Hussey y alla seul, et, à son retour, il me communiqua les détails qu'on va lire.

Les parties de l'église de Savigny, encore debout aujourd'hui, se composent du mur de la façade occidentale qui n'a pas beaucoup souffert; de la plus grande partie du mur de l'aile méridionale de la nef, ainsi que d'une portion de celle du Nord, celle-ci gravement endommagée, celle-là passablement conservée; de la moitié de l'extrémité du transept Nord et de l'extrémité tout entière du transept Sud, l'une et l'autre dans un état de dégradation plus ou moins complet. Voilà, avec quelques portions de maçonnerie à l'Est, en quoi consiste l'église aujourd'hui; à l'intérieur le sol est couvert, à une profondeur de quelques pieds, de pierres et de décombres (1).

Il n'est guère possible, au milieu de ces débris mutilés, d'acquérir une idée certaine de ce qu'était l'architecture de l'édifice; cependant on y reconnaît un caractère prononcé de transition, et ils semblent plus participer du style circulaire que du style en pointe.

Les pilastres accolés aux murailles de l'aile portent des chapiteaux du dernier normand, et les pierres saillantes des arceaux de la voùte présentent des moulures d'un caractère mélangé.

La voûte de la nef, à partir de l'arceau qui est demeuré attaché au mur occidental, revêtait, selon moi, la forme en pointe; quant à cet arceau lui-même, était-il en pointe? avaitil la forme circulaire? c'est ce qu'une conscience un peu craintive se hasarderait difficilement à décider.

La fenêtre occidentale est grande et remarquable; je la crois faite après coup, bien que la nature de la maçonnerie n'offre rien qui tende à démontrer qu'il en a été réellement ainsi. Elle est partagée en trois compartiments en pointe avec un trèfle au sommet. La porte occidentale mérite aussi de fixer l'attention; sa partie supérieure prend la forme du trèfle ordinaire.

Les transepts ont chacun, à leur extrémité, une fenêtre circulaire. Selon moi, elles n'ont jamais dû avoir de broderie;

(1) Nous avons visité, en 1820, les ruines de l'abbaye de Savigny. L'église était moins dévastée alors qu'à l'époque du passage de Gally-Knight. Il existait encore une voûte sur laquelle nous grimpâmes et où nous cueillimes d'excellentes fraises des bois, nées sous des buissons qui avaient escaladé la voûte et en faisaient une sorte de fourré aérien. Quelques arbustes y devenaient arbres en puisant dans un ciment de plus de six siècles les principes de végétation qu'il récélait, et en demandant le reste de leur nourriture à

seulement une rangée de moulures, de forme semi-circulaire, qui ont presque totalement disparu, se déroulait autour d'elle et composait sa bordure.

Une voûte d'une étendue considérable, qui a servi à soutenir des constructions supérieures est attenante à l'église. On y voit des arcades circulaires que supportent des colonnes surmontées de chapiteaux du dernier normand.

Sur une portion de ces voûtes repose encore une vaste salle oblongue, aux belles proportions, qui paraît avoir été le réfectoire de l'abbaye (1). Les anciennes fenêtres ont disparu, et il ne reste plus que la voûte qui est en pointe; ses arceaux sont décorés de moulures normandes et s'appuyent sur des pilastres à chapiteaux normands. La porte d'entrée de la salle est tellement cachée par un monceau de décombres qu'il n'y a plus de visible que la partie supérieure. Cette porte était

l'air ambiant. J'admirai, au mois de juin, la fraîcheur de la verdure au milieu de pierres arides; mais je ne doutai point que la nature n'achevât prochainement l'œuvre de destruction commencée et si fort avancée par les hommes. On ne marchait pas sans imprudence sur la voûte en ruine est tombée depuis, et Gally-Knight n'a pu la voir.

J. T.

elle

(1) C'était bien le réfectoire, prés duquel étaient des cellules, et dont l'entrée à droite laissait à gauche une vaste cuisine. Tout un côté était occupé par la cheminée où pouvaient brûler des arbres entiers. · La suie dure et luisante occupait un grand espace, et l'on eût dit que le feu y était encore allumé la veille, quoique éteint depuis plus d'un quart de siècle. Ce foyer, qui semblait récemment assoupi, en 1820, témoignait en faveur des récits que nous a souvent faits M. Le Jolis de Villiers, ancien député de la Manche, homme austère et véridique, ancien hôte de l'abbé de Savigny, peu d'années avant la révolution. M. de Villiers, alors officier en congé de semestre, fut engagé par sa mère à faire visite au prieur pour lequel elle avait de l'affection. Le jeune militaire avait peu d'estime pour les moines, il refusa; mais bientôt l'abbé de Savigny vint l'inviter à diner. Me de Villiers accepta pour son fils, qui consentit à dégager sa parole le jeudi suivant. Le jeudi suivant, il quitta le châtean de Saint-Symphorien avec l'intention de revenir le soir d'assez bonne heure. Il n'en revint que huit jours après.

Que s'était-il passé pendant ces huit jours? Les religieux avaient-ils fait des efforts pour arracher le jeune homme aux plaisirs mondains, et l'engager dans les voies du salut? Il n'y eut de ce côté aucune tentative. Ce n'étaient, dans le couvent, que fêtes et bombances, que bals et orgies. Dès le milieu de la nuit, des domestiques partaient à cheval pour être à l'ouverture des marchés de Mortain, d'Avranches et de Fougères. Tout ce qui paraissait de meilleur, de plus fin, de plus délicat sur ces marchés était acheté pour le monastère, et rapporté, à franc étrier, pour la consommation de la journée. Les vins les plus généreux, les liqueurs les plus exquises étaient prodigués dans les repas; les promenades les plus libres avaient lieu dans les bois voisins; les lectures les plus licencieuces, au point de vue des mœurs privées ou des principes sociaux, étaient faites à haute voix par de jeunes moines qui ne connaissaient d'autre frein que l'habit. Les bals de nuit recrutaient le sexe dans le voisinage où vivaient de nombreuses ouvrières occupées par l'abbaye. Il y avait enfin dans la sainte maison de Vital des successeurs indignes, qui provoquaient et justifient jusqu'à certain degré l'emploi des foudres révolutionnaires. La nécessité des réformes était reconnue : 89 a fait son devoir. J. T.

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