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que l'on retrouve dans les églises normandes de style circulaire, et il y a loin de là à une preuve en faveur de l'antériorité de sa construction, à l'introduction de la forme nouvelle qu'affectèrent les diverses parties d'un édifice.

Les colonnes qui environnent le choeur sont épaisses et courtes; elles sont surmontées de grands chapiteaux normands dont la décoration imite le feuillage. Les arcades de la nef sont larges; celles du chœur sont singulièrement étroites. Toutes les fenêtres sont en lancette. Quelques-unes ont une forme obtuse. De chaque côté des fenêtres, à l'extérieur, on voit des colonnes normandes aux proportions déliées, surmontées de chapiteaux.

Le grand portail est en pointe; les colonnes sont de petite dimension.

L'édifice entier est bâti en pierres de taille de grandeur ordinaire; les jointures sont passablement larges.

Aujourd'hui l'église a une tour qui n'est pas située à l'extrémité occidentale, mais bien à l'extrémité Est; on voit, du côté Nord, la base d'une autre tour destinée à correspondre à la tour de l'Est. Celle-ci est singulière; on y remarque, de chaque côté, depuis le sommet, pour ainsi dire, jusqu'à la base, une foule de fentes longues et étroites. Mais c'est là un de ces mille caprices qui ne sont d'aucune importance, pour la fixation de la date d'un édifice. La construction de la tour doit avoir été postérieure à celle de l'église, parce qu'elles ne sont pas liées entre elles et que la tour aboutit à l'une des fenêtres. Il y a aussi dans la muraille de cette dernière une demi-arcade, qui semble avoir été destinée à prémunir la fenêtre envahie contre le danger de se voir bloquée.

Le portail dont le style diffère de l'architecture du reste du monument est au Sud. Il est large, de forme ronde, et décoré de moulures normandes ordinaires. Il serait, à vrai dire, très-difficile d'expliquer cette anomalie architecturale, si l'on ne s'apercevait tout d'abord que la construction du portail ne peut être contemporaine de celle de l'église la muraille dans laquelle il est percé est beaucoup plus épaisse que toutes les autres murailles de l'édifice, et se joint au mur le plus mince d'une manière tout-à-fait maladroite.

Il n'y a qu'une explication raisonnable à donner de cette discordance qui existe entre le portail et l'église; le portail doit avoir appartenu à l'église qui fut bâtie en 1082,. et l'église actuelle avoir été reconstruite en entier à une époque plus récente.

Avant de faire de plus importants efforts pour démontrer jusqu'à quel point l'évidence des données historiques vient corroborer l'opinion qui ressort de l'évidence du style, il sera

bon de placer ici la description d'un autre monument religieux situé dans le voisinage; elle répandra un rayon de lumière de plus sur la question dont il s'agit.

Après avoir attentivement examiné dans ses moindres détails l'église collégiale de Mortain, nous descendimes dans la vallée, et après avoir traversé la rivière, nous nous mîmes à gravir l'éminence opposée. Nous marchâmes encore quelque temps avant d'arriver à l'abbaye Blanche, ancien couvent de nonnes, dont la situation est romantique et silencieuse. On sait qu'elle fut fondée, en 1105, par le fils de ce comte Robert à qui est due la construction de l'église que nous venions de visiter. Ce rapprochement de date entre les deux édifices fait naturellement espérer que l'un peut servir à éclaircir ce que l'autre a d'obscur, et cet espoir est légitime. Examinons le style de l'abbaye Blanche, et demandons s'il présente le même caractère de développement que l'église collégiale. Un coup-d'œil jeté sur l'édifice nous convaincra bientôt du contraire. Dans l'abbaye, le style en pointe ne tient pas dans la construction une place exclusive; certaines parties portent les traits du style circulaire, certaines autres ceux de la transition, et ce n'est que dans les parties qu'il est permis de considérer comme ayant subi des altérations que l'architecture en pointe développée fait son apparition. A l'extrémité occidentale, les fenêtres ont des têtes rondes; dans le chœur une pointe obtuse. Dans les transepts, les fenêtres supérieures revêtent la forme circulaire, et les fenêtres inférieures la forme en pointe. On voit à chacune des deux extrémités, à l'Est et à l'Ouest, une fenêtre à tête ronde. Les arcades sous la tour sont en pointe et reposent sur des faisceaux de colonnes. Le toit est supporté par des arcades de même forme. Toutes les colonnes ont des chapiteaux normands

De cet examen il résulte clairement que l'abbaye Blanche porte les traits d'un style beaucoup plus ancien que celui de l'église collégiale dont on voudrait faire admettre l'antériorité.

Une partie du vieux cloître subsiste encore aujourd'hui. Ses colonnes sveltes et ses petites arcades circulaires présentent des caractères que l'on attribuerait chez nous au style en pratique dans les dernières années du règne d'Henri II.

Il nous reste encore un argument à faire valoir contre l'antiquité prétendue de l'église collégiale, et nous le puisons dans les ruines de l'abbaye de Savigny, voisines de Mortain, dont la fondation est due à la munificence de ses seigneurs. - L'église du monastère, dont il reste encore des vestiges, ne fut commencée qu'en 1172 et achevée que longtemps plus tard, et cependant, ainsi que nous le dirons dans la suite, elle est pour la plus grande partie construite dans le style circulaire.

En ce qui concerne l'abbaye Blanche, en particulier, l'his

toire vient suffisamment expliquer le peu d'accord existant entre son architecture et la date de son érection. Robert fut fait prisonnier à Tinchebray l'année qui suivit immédiatement la fondation du monastère, et conduit en Angleterre où il mourut quelques années après. Les constructions commencées ne furent probablement pas poursuivies durant la captivité du fondateur. Plus tard, dans des temps plus heureux, d'autres comtes de Mortain ont dû reprendre ces pieux travaux.

Maintenant que nous avons démontré que l'église, signalée par les antiquaires français comme étant la même que celle qui fut construite en 1082, appartient à un style beaucoup plus récent qu'un autre édifice bâti à une époque bien postérieure à celle précitée, quelle est, selon nous, la datę réelle. des deux églises que nous avons présentement sous les yeux?

Pour répondre, cherchons à quelle époque peut remonter la destruction de l'église de Mortain; quels sont les jours de paix qui ont favorisé l'érection des monuments religieux; enfin quels sont les hommes dont les richesses étaient assez considérables pour leur permettre de subvenir aux dépenses de ces importants travaux.

Les temps d'orage et de destruction ne sont pas rares. Après la bataille de Tinchebray, quand Henri Ier, roi d'Angleterre, déchargea son courroux sur Mortain, et fit de la plus grande partie du château un monceau de ruines; lors des querelles des comtes d'Anjou et de Blois, d'Henri II et des barons normands; lors de l'invasion de la Normandie par Philippe-Auguste, et des horribles représailles exercées, après l'assassinat de leur jeune duc Arthur, par une multitude furieuse de Bretons qui, dans le cours de leurs dévastations, passèrent par Mortain et y mirent tout à feu et à sang; au milieu de toutes ces tempêtes soulevées par cette fermentation de la haine, de la vengeance, de la passion des conquêtes, les églises partagèrent le sort des villes.

Aux temps d'orage succédèrent des temps de calme. Sous le gouvernement d'Etienne de Blois et de Guillaume, son fils, pendant la plus grande partie du règne d'Henri II, Mortain fut tranquille; elle respira encore un instant sous le règne du roi Jean, et quand Philippe-Auguste en fut devenu le maître, elle eut de longs jours de repos; puis elle se vit plus tard né- · gligée elle ne comptait plus que nominalement parmi les résidences princières.

En combinant ces diverses dates historiques avec les enseignements que m'offrent la construction et le style de l'édifice, j'arrive à formuler mon opinion. Elle consiste à dire que l'église collégiale de Mortain eut beaucoup à souffrir dans la lutte entre Jean-Sans-Terre et Philippe-Auguste, soit de la part des soldats français, soit de la part des Bretons qu'animait un vif désir de vengeance, et que lorsqu'à la guerre

eut succédé la paix, elle fut reconstruite avec le secours du Roi de France.

On sait fort bien que Philippe-Auguste chercha à se concilier les cœurs de ses nouveaux sujets en consacrant des sommes considérables à la restauration des églises normandes qui avaient eu leur part des maux irréparables d'une rivalité politique; ses rapports avec Mortain furent plus fréquents et plus intimes, parce qu'il avait donné cette partie de la Normandie à son fils, le comte de Clermont, et établi dans le château une garnison de troupes royales.

En ce qui touche l'abbaye, nous n'avons également que des données conjecturales. Son histoire se réduit pour nous à connaitre les noms, et rien que les noms de trois de ses plus anciennes abbesses: la première, sainte Adeline, mourut en 1425; la seconde, Bergonie, mourut en 1470; la troisième, Minguidie, en 1182.

Il n'est guère présumable que trois abbesses se soient succédé sans avoir vu, au moins, poser les premières pierres de leur église ; et nous savons qu'Etienne, avant de devenir roi d'Angleterre, étendit les bienfaits de sa protection sur cette abbaye. Il est donc permis de supposer que les parties cons-, truites dans le style circulaire remontent aux temps de ce' prince, que les travaux marchèrent avec lenteur, qu'il y eut même quelque interruption, que la partie qui rappelle la transition fut ajoutée dans les dernières années du règne d'Henri II, et que l'église fut complétée au commencement de celui de Jean-Sans-Terre. Elle fut l'objet de restaurations sérieuses et fréquentes: il en est une qui date d'une époque assez récente, de l'année 1604. Mais quels que soient les travaux qui furent faits alors, on a dù s'attacher à conserver à l'édifice sa physionomie antique, car tout ce que nous en voyons ajourd'hui porte les traits d'une ancienneté non équivoque. Les anomalies qu'on y remarque peuvent sans doute très-bien s'expliquer par les réparations que son état à successivement nécessitées.

CHAPITRE XVI.
Savigny.

A trois lieues environ de Mortain, se trouvent les ruines de l'une des fondations religieuses les plus célèbres de Normandie, l'abbaye de Savigny.

Elle obtint successivement la protection et la faveur des rois d'Angleterre Henri Ier, Etienne et Henri II..

Son église fut respectée jusqu'à la révolution; mais, à cette époque, ceux qui prenaient à tâche d'exclure du sol français

et la cité vivait tranquille sous sa protection. Les caractères principaux de la situation des deux villes sont les mêmes; mais la scène qu'offre celle de Mortain a quelque chose de plus enchanteur, de plus attachant. Les vallées sont plus étroites, les montagnes plus rocailleuses et mieux boisées; le lit de la rivière est plus large; l'ensemble du tableau nous rappelait les paysages italiens et Tivoli, et les cascades qui murmuraient au-dessus de nos têtes, et dont nous sentions la fraîcheur, justifiaient encore ce rapprochement entre les objets de nos jouissances passées et ceux de nos sensations présentes.

Nos lecteurs ont entendu parler de ces rocs où l'aigle audacieux va déposer son nid: qu'ils aillent à Mortain, et qu'ils disent si le rocher sur lequel est suspendu le château n'est point l'image de ce séjour favori du roi des oiseaux. Un roc escarpé, qui n'est lié à l'éminence que par un étroit cordon de pierre, laissait à peine un espace suffisant pour l'établissement d'un château féodal. La position formidable de la forteresse en fit autrefois une place de la plus haute importance. Ses murailles furent honorées de la présence de plusieurs princes du sang royal d'Angleterre. Aujourd'hui il ne reste plus de ce château célèbre qu'une seule tour; une habitation moderne et ses dépendances son venues enlever au site ce qu'il avait de romantique et d'imposant.

Dans l'intérieur de la ville, à peu de distance du château, se trouve la fameuse église collégiale. Qu'il y a long-temps que je désirais voir ce monument! Combien de fois me suisje bercé de voir sortir de cette église un rayon de lumière pour éclairer une question obscure! Mais cette origine du style en pointe, c'est l'eau qui s'éloigne de la bouche brulante du malheureux Tantale; on s'en approche, on croit déjà la saisir, et aussitôt elle vous échappe (1).

M. de Gerville fait remonter la fondation de l'église collégiale de Mortain à l'année 1082, et voudrait faire croire

(1) Bien des travaux, bien des efforts ont été faits depuis Gally- Knight pour arriver à cette eau dont nos Tantales-antiquaires sont toujours avides. Nous n'indiquerons pas tous ces efforts, nous n'énumérerons pas tous ces travaux: nous avons sous les yeux la collectiou du Bulletin monumental: il nous suffira de renvoyer nos lecteurs à quelques articles des vingt premiers volumes. Caractères du style ogival ou style en pointe, comme le désigne Gally-Kinght: t. I, 88 et 89; IV, 187. Epoque de sa perfection en Angleterre, t. IV, 207, de sa décadence, 210; bien plus coûteux à imiter que le style roman, 462; son emploi en Sicile par les Normands, t. V, 210; et d'abord par les Sarrasins, 217; t. X, 629; voies différentes qu'a suivies ce style en France et en Italie, t. VII, 337 — Discussions sur l'origine de l'ogive, t. I, 80, 114, 122; II, 122 et suiv.; IV, 309; V, 220, 221 et suiv., 395; VII, 473: VHI, 64, 228; IX. 453. Exemples d'ogive bien avant les croisades, t. I, 81; X, 316, 661; dans l'église du Saint-Sépulcre, à Jérusalem, t. I, 88, 116; son histoire dans le sud-est de la France, 121 et

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