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construction de l'édifice que nous avons encore aujourd'hui sous les yeux.

Mais nous le demandons, à quel style d'architecture la cathédrale appartient-elle ? Ressemble-t-elle aux monuments qui furent élevés en Normandie vers les temps où l'on fait remonter sa date? Ressemble-t-elle à Saint-Etienne de Caen, comme pourrait nous le faire espérer la présence de Guillaume à sa dédicace? Ressemble-t-elle enfin à quelqu'un des édifices qui furent élevés, à cette époque, sur une partie quelconque de la terre ?

Bien loin de là: elle appartient au style en pointe avancé, et les réparations datent d'une période plus récente (1).

C'est un bel édifice, aux proportions vastes et élevées, décoré avec goût. Ses deux tours occidentales qui se terminent en pyramides, sont d'une beauté et d'une élévation peu commune; et, ce qui est très-remarquable, c'est qu'elles sont finies et qu'en même temps leurs caractères sont différents.

Dans l'intérieur de la cathédrale, on compte plus de cent pieds du sol à la clef en pierre de la voûte. Les arcades qui séparent la nef des ailes latérales sont soutenues par des faisceaux de colonnes; des piliers accouplés environnent le chœur. Beaucoup de fenêtres sont évidemment moins anciennes que le corps du monument.

Quelle conclusion l'observateur est-il spontanément conduit à tirer de l'inspection de l'édifice? Il n'hésite point tout d'abord à affirmer que la cathédrale actuelle ne peut être celle qui fut consacrée en 1056. Dira-t-on que c'est un monument de transition? Ah! s'il avait existé à cette époque, dans une autre contrée, quelle qu'elle fût, quelque chose de semblable, cette opinion donnerait sans contredit matière à réflexion ; mais il est impossible d'imaginer que le style en pointe ait pu surgir ici tout d'un coup dans son plus haut degré de perfection, et que la révolution architecturale n'ait éclaté que plus d'un siècle après cette subite apparition.

Tâchons maintenant de faire jaillir quelques lumières des souvenirs obscurs que nous ont légués ces âges antiques.

Le Livre Noir du chapitre de Coutances est le document

(1) Nous n'avons pas discuté la date précise de la construction de la cathédrale de Coutances; mais, après une étude attentive du grand travail publié par M. l'abbé Delamarre, aujourd'hui archevêque d'Auch, et surtout après un examen détaillé du monument, nous avons écrit dans la Normandie illustrée (MANCHE, p. 50, in-folio): « Dès qu'on étudie notre architecture religieuse, dés que l'on compare les monuments des divers âges, on distingue des caractères qui ne peuvent tromper le goût, et l'on prononce avec certitude que la cathédrale de Coutances n'a pas pu être bâtie au XIe siècle, plus qu'Athalie écrite au xvi. MM. de Caumont et Vitet rapportent justement cet édifice au XII. On citerait difficilement un modèle plus pur et plus harmonieux du gothique de cette époque. »

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auquel renvoient les antiquaires français, et sur lequel ils ont basé leur hypothèse. Il fut compilé par les ordres et sous les yeux de Jean d'Essay, élu évêque de Coutances en 1250; et, de ce que ses pages ne renferment rien qui ait trait à des changements opérés dans la construction de la cathédrale, on s'en fait une arme pour conclure qu'il est impossible que des travaux de cette espèce aient eu lieu. Le Livre Noir est maintenant perdu; mais l'abbé Toustain de Billy, dans son Histoire du diocèse de Coutances, fait une analyse expresse de ce qu'il contenait; et c'est dans cet ouvrage, ainsi que dans la Gallia christiana (1), que nous apprenons que la partie du Livre Noir que l'évêque Jean d'Essay fit compiler sous ses yeux, n'était rien de plus que l'énumération des droits de patronage du diocèse et l'évaluation de ce que ces droits rapportaient en 4252; qu'il ne faut pas lui donner plus d'importance qu'on n'en accorderait à un terrier; je le demande alors, qu'il y ait eu, à cette époque, des travaux d'architecture commencés et accomplis, est-il probable qu'un livre écrit dans un but tout différent nous en eût entretenus? Le silence du Livre noir ne prouve donc absolument rien. Voyons si, en allant puiser à d'autres sources, nous serons plus heureux.

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Rien ne nous indique dans quel état se trouvait la cathédrale, bâtie par Geoffroy, au temps de Jean d'Essay. On ne sait pas si elle est restée intacte jusqu'alors. Mais des inscriptions, qu'il est encore possible de lire sur ses murs, nous apprennent que quatre des chapelles situées au côté Nord de la nef furent dotées par ce dernier évêque lui-même, et cette dotation donne, je dirai presque la certitude que c'est à lui qu'en est due la construction. Nous avons aussi quelque raison de penser que c'est lui qui rebâtit le chœur ou qui en acheva la restauration, parce qu'il est enterré au milieu de cette partie de l'église, et, sauf une seule exception, si moderne qu'elle ne peut être invoquée dans la question dont il s'agit, il est le seul évêque qui ait été inhumé dans cet endroit (2) or l'on sait qu'autrefois c'était là une distinction rémunératoire que l'on décernait au fondateur. Nous avons donc entre les mains des renseignements qui démontrent que des changements considérables eurent lieu dans la seconde moitié du XII° siècle, et des données historiques vont nous préciser l'époque où d'autres changements furent encore opérés dans la construction de l'édifice.

L'an 1356, peu de temps après la bataille de Poitiers,

(1) Coram eo confectum, seù potius inchoatum, 1251, regestum de patronatibus diœcesis, ab integumento postea dictum Liber niger. ( GALLIA CHRISTIANA.)

(2) II mourut en 1274.

Geoffroy d'Harcourt vint, à la tête de son armée, attaquer la ville de Coutances dont il s'empara; mais la cathédrale, où l'on avait établi garnison, résista à ses sonimations, et il se vit réduit à en faire le siége. Une armée française ne tarda pas à le lui faire lever; mais, avant cette heureuse diversion, « ladite église, écrit un historien, avoit esté moult endommagée par le siége que nos enemies mirent devant notredite église, qui lors estoit forte, et par les pierres d'engin qu'ils jeterent. Il ajoute que les dommages étaient tels que la cathédrale " estoit en voie de cheoir en ruine (1). ·

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Si le mal était si sérieux, nul doute que les réparations et les changements opérés pour y porter remède n'aient été assez considérables pour expliquer la disparition de toute trace du travail primitif, si toutefois il en restait encore à cette époque.

Les troubles de France et de Normandie s'opposèrent pendant quelques années à l'exécution d'une œuvre aussi importante que la réparation de la cathédrale; mais l'année 1374, à l'avènement de Sylvestre de la Cervelle au siége épiscopal de Coutances, Charles V, roi de France, lui accorda une forte somme d'argent en considération des travaux à poursuivre dans son église (2). Quelques années après, Sylvestre adressa un bref à toutes les paroisses de son diocèse pour les exhorter à contribuer aux frais de réparation. Il poursuivit avec ardeur, jusqu'au jour de sa mort, l'ouvrage qu'il avait entrepris, et l'an 1387 (3) on l'inhuma dans la chapelle de la Vierge qu'il avait fait construire à ses dépens.

Mais les travaux n'étaient pas tout-à-fait arrivés à leur terme; ils durèrent encore plusieurs années (4). On a conservé une ordonnance du roi Charles VI, qui confère au chapitre de Coutances certains priviléges en récompense des sacrifices d'argent qu'il avait faits pour la réparation de la cathédrale, et un décret du même chapitre, de 1402 (5), nous apprend qu'à cette époque la restauration de ce monument n'était point encore terminée.

Nous le demandons maintenant, la merveille annoncée par la Société des Antiquaires de Normandie (6) est-elle autre chose qu'un rêve? Nest-il pas évident que la cathédrale actuelle appartient en partie à la seconde moitié du XIIIe siècle, et en partie à une période postérieure de plus d'un siècle à la date qui lui a été assignée?

(1) Histoire manuscrite de Coutances. (2) Gallia christiana.

(3) Gallia christiana, tom. xi, col. 887.

(4) Histoire des Evêques de Coutances.

(5) Histoire manuscrite de Coutances.

(6) C'est-à-dire par M. de Gerville (Note du Traducteur).

N. B. Comme la question est encore controversée, et qu'elle a une véritable importance au point de vue de l'art, nous reproduisons dans son entier un article publié dans le Journal de Coutances, à la fin de février 1861.

Quelques mots sur la cathédrale de Coutances et sa fondation.

Grâce à leur nouveauté, à leur format, à leur étendue, les Recherches archéologiques sur la ville de Coutances, par M. Quenault, sous-préfet, seront bientôt dans toutes les mains. Elles ne seront pas seulement le guide de l'étranger dans notre cité : tous les habitants voudront posséder et connaitre un ouvrage qui résume clairement et simplement l'histoire locale, qui divise les questions pour mieux les embrasser, en consacrant un chapitre spécial à chacun de nos monuments; les savants y reconnaîtront une œuvre sérieuse, le résultat heureux d'une science profonde et d'un courageux travail : tous enfin y verront, comme je l'écrivais à la même place, en parlant des Recherches sur l'Aqueduc par le même auteur, une nouvelle preuve de la sollicitude de M. Quenault pour tout ce qui se rapporte aux intérêts de la cité.

» D'autres, autorisés par leur âge et leur science, diront, en l'appréciant dans toutes ses parties, ce que ce livre mérite de respect et d'estime. L'Académie des Inscriptions et BellesLettres qui, l'année dernière, donnait une mention honorable à une brochure (1) de l'auteur, ne pourra qu'accueillir avec distinction cet ouvrage bien plus important.

En écrivant l'histoire de Coutances et de ses monuments, il était un point difficile à traiter. A quelle époque fut bâtie notre magnifique cathédrale? L'art et les titres se contredisent; et ce serait une gloire de dire le dernier mot dans une question qui divise les plus savants et qui ouvre le champ à toutes les hypothèses. Ce dernier mot ne peut être que le résultat de découvertes que je n'ai pas faites, que le fruit d'une science que je ne possède pas. J'essayerai seulement de montrer, dans cet article, que s'il répugne à l'art de fixer la fondation de la cathédrale au XIe siècle, opinion soutenue par Mer Delamarre, et combattue de nouveau par M. Quenault, -il répugne également d'assigner pour date, à ce monument, la fin du xive siècle et le commencement du xve. En 1831, Gally-Knight, antiquaire anglais, avait essayé de défendre cette dernière opinion dans un savant Mémoire. Elle revient aujourd'hui s'appuyant sur des raisonnements nouveaux. Saura-t-elle convaincre les archéologues qui voient dans la

(1) Recherches sur l'Aqueduc de Coutances, par M. Quenault.

cathédrale un admirable épanouissement de l'art en plein XIIIe siècle? Nous ne le pensons pas.

» Et d'abord la thèse soutenue, il y a déjà bien des années, par Msr Delamare, était inattaquable si l'on ne considère que les titres nombreux qu'elle contenait. Mais, au point de vue de la science, comment supposer que, dès le commencement du XIe siècle, l'évêque Robert eût pu trouver le plan de ce superbe monument, inventer cette architecture inconnue jusqu'alors? Et son illustre successeur, Geoffroy de Montbray, aurait pu mener à bonne fin cette entreprise! Et ce style ravissant et nouveau n'aurait excité nulle envie! On n'eût imité nulle part la cathédrale de Coutances! On eût attendu deux siècles pour en comprendre la beauté, pour en reproduire le type merveilleux! Geoffroy de Montbray lui-même n'aurait donc pas senti la perfection de l'ouvrage qu'il faisait exécuter; car, en même temps qu'il bâtissait la cathédrale, nous le voyons élever à Saint-Lo, cette ville qui avait une grande part dans ses soins et dans son affection, l'église actuelle de Sainte-Croix, monument d'une architecture pesante et massive, qu'on a justement appelée saxonne! La cathédrale et l'église Sainte-Croix seraient de la même époque! La même main les aurait fait élever! C'est impossible.

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En 1831, Gally-Knight (j'expose ses idées d'autant plus volontiers que M. Quenault semble les adopter entièrement), vint indiquer une date nouvelle pour la fondation de la cathédrale. Il s'appuya sur une charte royale du 15 juillet 1402, disant qu'à la suite du siége mis devant la cathédrale par Philippe de Navarre et Godefroy d'Harcourt en 1356, elle » était tellement empirée et endommagée qu'elle était en voie » de cheoir; cette charte constate que, depuis le siége, elle » serait tombée si les évêquès et les chanoines n'y eussent fait faire de grands amendements et réparations. Donc, concluait-il, elle a été rebâtie entre 1372 et 4402. Elle serait dèslors l'œuvre de Sylvestre de la Cervelle et de ses successeurs. Cette dernière supposition n'est pas admissible. On sait, d'une manière très-certaine, l'œuvre de l'évêque Sylvestre. « C'est lui qui avait fait construire la jolie chapelle de la » Vierge, au haut du chœur de la cathédrale, et que l'on a » nommée indifféremment la Cerclée, la Chapelle des enfants » de chœur et de la Vierge (4). Le style architectonique de cette chapelle n'est pas en rapport avec celui qui brille dans le reste de l'édifice. Ajoutons, en l'honneur de Sylvestre, qu'il fit faire, avec un zèle empressé, les plus grandes réparations à la cathédrale. Elle en avait bien besoin après le siége qu'elle venait de soutenir; mais l'évêque sut les faire

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(1) M. Lecanu. Histoire des Evéques de Coutances.

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