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une interruption de si longue durée, et l'on se trouvait involontairement porté à assigner, à la partie la plus récente de l'édifice, une date à laquelle elle ne pouvait légitimement prétendre.

Jusqu'à la hauteur du triforium, le style circulaire se manifeste à l'exclusion de tout autre style d'architecture dans l'édifice il faut cependant en excepter le chœur, dont la construction est sans aucun doute beaucoup plus récente. Mais au-dessus du triforium, c'est le tour du style en pointe; on y reconnait l'architecture du XIIe siècle, et, par conséquent, il faut rapporter cette partie du monument à la famille d'Harcourt.

Dans le XIVe siècle, Jean Chandos, craignant que cette église ne servît aux projets de l'ennemi, la fit démanteler. Elle fut réparée dans le courant du xve siècle. On reconnaît aisément les réparations à la différence du style.

Après avoir quitté Saint-Sauveur, nous traversâmes une contrée qu'embellissent des champs bien cultivés, et qui a une apparence de vie et de richesse; mais il nous arriva bien souvent de maudire les routes détestables qui y conduisent. A peine pûmes-nous ajouter foi à ce que nous disait notre guide lorsqu'il nous indiqua, comme la route dans laquelle nous devions entrer, quelque chose qui avait l'air d'un fossé avec des bords élevés et plantés d'arbres; il fallut bien cependant nous résigner à y descendre. Les routes, en Normandie, ne se sont pas ressenties de l'influence des siècles de progrès (1). Elles sont en arrière de cent ans au moins, comparativement à tout ce qui les entoure les champs se couvrent de riches moissons, les villages sont bien bàtis, les fermes en grand nombre, tout en un mot porte des traces d'ordre et d'industrie; et l'on a bien droit de s'étonner alors qu'une population qui marche si rapidement vers le progrès, puisse laisser subsister les chemins les plus impraticables, quand leurs chariots, leurs bêtes de somme, quand eux-mêmes se trouvent chaque jour en danger d'y être mis en pièces.

Pour satisfaire le désir que nous éprouvions de visiter l'ancienne abbaye de Blanchelande, nous fûmes obligés de monter un chemin étroit; mais à peine y étions-nous entrés que nous restâmes, à proprement dire, cloués sur place. Nous eûmes beau crier et faire jouer le fouet, force nous fut de descendre et de nous servir de nos jambes. Nous marchâmes, pendant

(1) Les remarques de l'auteur, vraies alors, n'auraient plus aujourd'hui la même justesse. Notre département est sorti de ses ornières; ses voies de communication se sont multipliées et améliorées. On peut le citer aujourd'hui pour la beauté comme pour le nombre de ses routes et de ses 'chemins. J. T.

quelque temps, sans rien découvrir devant nous; notre vue était masquée par des coudriers et d'autres arbres; enfin nous arrivâmes à un village sur un plateau élevé, et alors nous aperçûmes le bourg et le château de La Haye-du-Puits, une longue rangée de collines, des pâturages en abondance, et les clochers de plusieurs églises dans le lointain. Quand nous eûmes traversé le village, nous tombâmes dans un autre sentier obscur; et après avoir traversé un bois, nous nous trouvâmes bientôt transportés dans un vallon silencieux, qui, avec ses arbres et sa verdure, compose un site tout anglais. A l'extrémité de ce vallon existent les restes de l'abbaye de Blanchelande; une éminence la défend contre les vents du Nord, et les eaux limpides d'un ruisseau sans nom baignent ses murailles. La demeure de l'abbé, où les évêques de Coutances venaient autrefois passer la belle saison, est assez bien conservée : c'est aujourd'hui la maison d'habitation du fermier. Sa famille avait connu l'abbaye dans des temps plus heureux, et il se mêle toujours dans ses récits quelque souvenir des anciens propriétaires.

Il ne reste presque aucun vestige de la construction primitive; les faibles débris devant lesquels s'arrête le voyageur représentent, pour la plupart, les réparations que l'état de l'édifice a autrefois nécessitées. L'église consistait dans une nef sans ailes. Aux murs latéraux sont juxtaposés des pilastres auxquels viennent se joindre trois demi-colonnes qui vont s'élevant jusqu'au toit pour le soutenir. Les parties originelles de l'édifice, que nous avons dit être en très-petit nombre, appartiennent au style circulaire; la voûte cependant, dont on retrouve quelques traces, paraît avoir revêtu la forme en pointe. Les chapiteaux des piliers et les moulures doivent être rapportés au dernier normand.

La tour doit avoir été rebâtie en entier, et le portail occidental date sans doute d'une période beaucoup plus récente.

C'est en 4485 qu'eut lieu la consécration de l'église. Richard de La Haye, seigneur de La Haye-du-Puits, et favori de Henri II, roi d'Angleterre, fonda, de concert avec Mathilde de Vernon, son épouse, l'abbaye de Blanchelande, en 1153, et ne souffrit pas que d'autres que lui en fissent les frais. Il ne vécut pas assez long-temps pour voir le couronnement de son œuvre. Mais sa veuve, qu'il précéda de 40 ans dans la tombe, se chargea de l'achèvement du projet qu'ils avaient conçu ensemble.

La vie de Richard de La Haye est féconde en ces aventures si communes dans les siècles de féodalité, et qu'exploitent aujourd'hui les romanciers et les poètes (1). Par son refus de

(1) A l'époque où écrivait M. Gally-Knight, sir Walier Scott avait mis à

prêter serment de fidélité à Geoffroy, comte d'Anjou, qui avait envahi la Normandie et qui en resta pendant quelque temps le maître, il encourut le ressentiment de ce prince : pour s'y soustraire, il s'échappa à bord d'un navire; mais ce navire devint la proie d'un forban, et, pendant plusieurs années, Richard souffrit tous les tourments d'une dure captivité. C'est peut-être pour perpétuer le souvenir de son heureuse délivrance et de son retour sur le sol natal, qu'il fonda le monastère de Blanchelande.

A la descente du côteau, nous rencontrâmes le village de La Haye-du-Puits, et nous visitâmes les ruines de son château qui s'élève sur une éminence. Un jeune fermier, propriétaire actuel de ces débris, s'offrit à nous servir de guide. Il en avait déjà fait abattre la plus grande partie, et il exprima devant nous son intention d'en faire autant du reste: on lui achèterait les matériaux pour les employer à la réparation des routes, et ce vieux monument, nous dit-il, lui serait au moins de quelque utilité. Nous ne pouvions lui objecter que les routes ne demandaient pas à être réparées; mais il nous était pénible de penser que le château devait venir satisfaire à ce besoin dont nous n'avions que trop reconnu l'existence. Nous pùmes encore admirer la majesté d'une belle tour antique. .....Au milieu des fondations du château, nous découvrimes quelques blocs de pierre de grande dimension et de forme carrée; ils nous parurent travaillés dans le style romain.

Au milieu du XIe siècle, le château de La Haye-du-Puits appartenait à Turstin Halduc, fondateur de l'abbaye de Lessay. Odon, son fils, était sénéchal au service de Guillaume le Conquérant. Le château passa successivement en différentes mains la résidence privée fut rebâtie dans la dernière moitié du XVIe siècle. A l'époque de la Révolution, elle était la propriété du marquis de La Salle.

Notre cabriolet étant enfin parvenu à se tirer des difficultés qui entravaient sa marche, vint nous rejoindre à La Haye-duPuits. Son arrivée ne laissa pas que de nous causer un grand plaisir il nous reçut bientôt, et nous conduisit à Lessay.. Nous savions qu'il existait dans ce village une abbaye qui était, ainsi que son église, presque intacte. Ce monument est moins agréablement situé que beaucoup d'autres maisons religieuses; il est à l'extrémité d'un vaste marécage.

la mode par des chefs-d'œuvre les romans historiques et les poèmes, les ballades, les légendes sur le moyen-âge. Cette source féconde est loin d'avoir été épuisée. Seulement le public, qui se lasse de tout, a demandé autre chose, et il en est présentement à l'histoire fantaisiste d'Arsène Houssaye et au roman réaliste de Champfleury.

L'église est un bel exemple du style normand. Tout est simple dans cet édifice, mais tout aussi est grandiose on y voit une tour centrale pleine de grâce et de noblesse. Le portail occidental est plus orné que tout le reste : il offre cette moulure à dents de chien qui ne fut employée en Angleterre qu'à la fin du XIIe siècle. Les arcades de la nef reposent sur des piliers, et chacun d'eux présente quatre retraits occupés par des demi-colonnes. Le toit est en pierre; le chœur et une partie de la nef ont conservé celui qu'ils avaient dans l'origine. La couverture du reste de la nef consiste dans une voûte de plus fraiche date; on y trouve des arceaux avec des moulures et des clefs en pierre. Chaque arcade du triforium est divisée au moyen d'une petite colonne. Quant au triforium lui-même, il forme la contre-partic exacte de celui de l'église de Fécamp la seule différence réside dans la figure qu'affecte l'arcade.

C'est une question de savoir quelle est la partie de l'église de Lessay qui fut l'ouvrage de Turstin Halduc on n'est pas même bien sûr qu'il ait travaillé à la construction du monument. L'arrangement des colonnes qui se prolongent jusqu'au toit, la voûte en pierre qui surmonte la nef, et le portail occidental indiquent des temps peu éloignés, et, à travers l'obscurité qui enveloppe les annales de Lessay, on entrevoit les traces de certains événements qui nous apprennent quelque chose sur la destruction et la restauration de son église. On y lit en effet que l'abbaye de Lessay eut plus d'une fois à se plaindre de la barbarie des âges: l'ennemi, à plusieurs reprises, l'attaqua et y mit le feu. Ces annales rappellent encore une consécration qui eut lieu en 1178, des violences exercées contre le monastère en 1356, et les réparations qui les suivirent en 1385, réparations qui ue furent terminées qu'en 1447 (Voir Neustria pia) (1).

La consécration de 1178 peut témoigner de l'achèvement de la reconstruction presque totale de la partie normande, tandis que les dommages et les réparations qui datent du Xive et du XVe siècle, expliquent les caractères différents que l'on remarque dans une moitié de la voûte au-dessus de la nef.

En partant de Lessay, nous nous dirigeȧmes lentement vers Périers, où, à notre grande satisfaction, nous atteignimes la grande route. Nous parcourùmes alors plus commodément la distance qui nous séparait de Coutances.

(1) Voir aussi l'Essai historique sur l'abbaye de Lessay, par M. Renault, dans l'Annuaire de la Manche de 1851.

CHAPITRE XII.

Cathédrale de Coutances.

La cathédrale de Coutances est au nombre de ces monuments qui, grâce à la date que leur a assignée la Société des Antiquaires de Normandie (1), ont éveillé la surprise et amené de longues discussions.

Il est un fait dont il n'est pas permis de douter, c'est que, en 1030, à l'endroit où se trouve aujourd'hui la cathédrale, un édifice de même nature fut commencé par l'évêque Robert: Geoffroy de Montbray, son successeur, y mit la dernière main en 4056: Selon la Société des Antiquaires de Normandie (2), il faudrait tenir pour certain que la plus grande partie de la cathédrale actuelle est l'ouvrage de l'évêque Geoffroy; en d'autres termes, que l'adoption du style en pointe, en France, a précédé de cent trente ans son apparition en Angleterre.

Coutances dut à son voisinage des côtes de partager le sort de tant d'autres villes; elle fut presque entièrement détruite par les Normands dans le courant du 1xe siècle. Un siècle et demi s'écoula avant qu'on fit aucun effort pour la relever de ses ruines. Enfin Robert, évêque de Coutances, commença la restauration de l'église; mais ce fut surtout l'évêque Geoffroy, son successeur, personnage de haute naissance, et distingué par ses talents et ses vertus, qui se dévoua de toute son âme à l'accomplissement de ces pieux travaux. Il fut puissamment aidé dans son entreprise par les barons normands, notamment par Tancrède de Hauteville et ses six fils, qui avaient vu le jour dans le diocèse de Coutances. A la tête d'une bande d'aventuriers, ils avaient remporté des victoires qui tiennent moins de l'histoire que du roman. Maîtres de l'Apulie et de la Sicile, ils avaient fait, à la sollicitation de Geoffroy, le sacrifice d'une partie considérable de leur butin pour avancer la restauration de la cathédrale normande. Le monument fut consacré, en 1056, en présence de Guillaume, duc de Normandie, neuf années avant la conquête de l'Angleterre.

Les événements que nous venons de rapporter sont authentiques; ils sont accompagnés de circonstances assez éclatantes pour faire désirer de croire qu'ils ont signalé la

(1) M. Knight, qui affecte d'attribuer cette opinion à la Société des Antiquaires, devrait savoir que les Sociétés publient les opinions de leurs membres, sans prétendre les adopter : c'est un principe bien connu et que la Société des Antiquaires de Londres a constamment prociamé. M. Knight ne peut d'ailleurs ignorer que l'auteur de l'opinion qu'il combat ici est M. de Gerville. (Note du Traducteur.)

(2) C'est-à-dire selon M. de Gerville. (Note du Traducteur.)

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