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NOTICE

SUR

LES VIEILLES MAISONS HISTORIÉES

DE TROYES;

Par M. Amédée AUFAUVRE,

Membre de la Société française.

MESSIEURS,

Dans ces quelques pages, j'ai tenté de résumer les sentiments qu'éveillent les traces d'une civilisation bien près de la nôtre, mais qui déjà en est si différente, dans ses manifestations. Ce sont quelques croquis à la plume jetés en souvenir, à de curieux restes qui s'effacent et qui bientôt auront absolument disparu. Veuillez accorder à ces notes sans prétention, l'indulgence dont elles ont besoin.

Après avoir exploré les grands monuments religieux et militaires, après en avoir dégagé des enseignements et de précieuses déductions, l'archéologie qui tient compte des expressions de l'art et de la civilisation, sous toutes leurs formes, ne pouvait oublier les constructions civiles, révélation matérielle et saisissante des mœurs et des goûts de générations qui ne sont plus.

Nous doutons qu'il y ait un livre plus curieux que ces habitations en butte, aujourd'hui, aux dédains des constructeurs, aux persécutions hygiéniques, aux tracasseries que suscite un amour démesuré de la ligne droite. Quand on ne peut raser une de ces maisons antiques, on se hâte de la défigurer en la déguisant. Le crépis s'étend sur les poteaux, sur les sablières, la menuiserie cache sous des corniches de bois, les jolis motifs inscrits par le ciseau, le long des supports d'encorbellement; elle enveloppe les sculptures, les poteaux corniers, elle habille à la moderne, ces vénérables restes encore empreints des hardiesses élégantes d'une époque bien autrement artiste que la nôtre. Si encore c'était tout! Mais voici venir les commissions de salubrité qui crient à la peste quand elles entrent dans ces asiles où se sont succédé des centenaires ; voici les agents de la grande et de la petite voirie qui s'appliquent à trouver dans des surplombs, des menaces à conjurer d'urgence, dans l'intérêt de ces grandes cages à locataires. qu'on appelle aujourd'hui des maisons. Si le mot est dur, il n'est que trop justifié. Certes, nous ne pensons guère à nous constituer les adversaires du soleil et du grand air, -deux choses qui valent encore mieux que les meilleures raretés archéologiques; mais dans un siècle qui se pique de progrès et d'intelligence, il est étrange que les anciens constructeurs infligent de si cruelles comparaisons à leurs successeurs. Oh! nous savons ce qu'on peut dire! Les décorations sculptées, les beaux bois sont chers; c'est l'impulsion intéressée de celui qui paie, qu'il faut suivre, etc., etc. Ces pauvres propriétaires sont d'excellents boucliers pour ceux qui veulent bien avoir la bonne foi d'ouvrir les yeux et de comparer. Malheureusement il y a à cette excuse un gros inconvénient, c'est qu'elle n'est pas vraie.

Sur quoi repose, après tout, la supériorité des anciens architectes? Est-ce sur le chiffre de la dépense, est-ce plutôt

sur son emploi ? Pour nous l'alternative ne laisse pas de prise au doute.

En effet, quel est le caractère distinctif des maisons du XVI. siècle, à peu près les seules dont les échantillons constituent Troyes ancien? C'est ce quelque chose d'indéfini et de sensible qui attire l'attention, retient le regard, éveille la curiosité et l'intérêt; cela s'appelle le style. Les vieilles maisons en ont un qui leur est propre, les nouvelles n'en ont point. Qui se sent le courage de regarder la façade la plus neuve et la mieux alignée? Quel spectacle attrayant dans un rez-de-chaussée construit en lanterne, dans un crépis percé de trous fermés par des lames de jalousie ou de persiennes, et décoré par exception d'un bandeau horizontal ou bien d'une corniche de plâtre! C'est blanc, c'est géométrique, c'est propre quand on se décide à faire chaque année la guerre aux constellations pluviales laissées par l'hiver, mais après? Après, il n'y a rien, et c'est cependant cette uniformité de fenêtres, de corniches, de crépis et de carreaux enchâssés qu'on appelle vulgairement une belle rue et une belle ville, quand elle se répète et quand elle se multiplie. Dieu nous préserve de ces belles rues et de ces belles villes! Changez l'enseigne, changez l'étoffe, la marchandise du magasin, faites un atelier, et de l'atelier un logement, ces belles maisons se prêtent à tout, ou plutôt, elles sont assez nulles pour s'accommoder de

tout.

Au XV. et au XVI. siècles, quelle différence! La variété est une règle, les maisons parlent aux passants; elles lui révèlent leur destination, l'esprit, les sentiments, l'humeur du propriétaire, l'état du locataire. Et pourtant les réglements et l'habitude classaient pour ainsi dire chaque métier, chaque homme, dans un milieu uniforme. Les tanneurs, les chaudronniers, les fripiers, les poissonniers, les parcheminiers, s'étendaient côte à côte; ainsi de cent autres professions. Il

n'y avait pas jusqu'au clergé qui n'eût ses cloîtres, ses rues silencieuses, comme la ville avait ses rues commerçantes et bruyantes. Nous avons sous les yeux des exemples de ce que l'habitude peut engendrer; il reste encore des traditions de ce genre dans toute la ville.

Dans ce contagieux voisinage, les constructeurs calquent-ils servilement une maison sur une autre; voit-on se répéter les décorations, se stéréotyper les sujets, nullement; la Tannerie, la rue de l'Épicerie, la rue de la Coëfferie sont toutes variées d'effets, de lignes, de sculptures, d'arrangements pittoresques et imprévus. L'idée générale, la forme adoptée se retrouve, mais comme elle est habilement présentée, comme le détail modifie l'aspect de l'ensemble! On voit à chaque maison la preuve d'une création, l'expression d'une recherche et d'un arrangement particulier. Avait-on cependant la ressource de ce pêle-mêle actuel qui pourrait donnor do oi fé conds résultats et de si charmants contrastes? Le marchand claquemuré dans une boutique étroite, à l'ombre d'un vitrage de plomb, ignorait encore le grand charlatanisme de l'étalage qui pourrait aisément devenir une puissante ressource architectonique.

Prenons la demeure vulgaire du marchand de condition inférieure. De quoi se compose sa maison? D'une porte, d'une fenêtre au rez-de-chaussée. Dans un coin est l'entrée d'un corridor, au-dessus sont des fenêtres accouplées, perpendiculairement étagées. C'est avec ce motif que les constructeurs du XVIe siècle ont laissé des curiosités si précieuses pour les gens de goût. Voyons, d'une manière générale, ce que devenait ce type si simple, dans les mains des architectes. Les bois du rez-de-chaussée, les poteaux corniers et les brasseaux (1) se découpent allégoriquement, ou se couvrent d'ornements tou

(1) Liens de support.

jours dans la gamme des autres parties de l'édifice. Le lignot (1) avance son encorbellement sur une belle moulure, le solivage, du premier étage, taillé par le ciseau, déroule une série de dessins ou de figures qui donnent la vie à ces bouts de poutres et de solives. La sablière se décore de profils calculés suivant l'étage et la perspective; elle se marie avec les encadrements des fenêtres par une habile combinaison géométrique, sans usurper l'attention qu'on réserve à la décoration du fenêtrage. Les poteaux, les décharges, les liens s'arrangent avec soin, avec régularité, car ils sont destinés à paraître dans le parement du pan de bois, à saillir sur la marelle. Il faut qu'ils aient à justifier leur présence dans l'élévation et dans la décoration. Aussi la croix de St.-André, les décharges entrecroisées, les tournisses sont assemblées, parementées, avivées, comme on raccorde une peinture ou un tapis: chaque pièce a son rôle utile présenté sous son aspect le plus convenable. La maison est-elle au vent du Nord ou de la pluie? Au-dessus du rez-de-chaussée, un auvent protégera le marchand et le chaland. Il se répétera à chaque étage, varié de motifs, varié d'exécution, se réduisant en largeur à mesure que la projection du pignon se fera plus directement sentir. Voudra-t-on préserver les bois du parement sans ôter le jour ? Les abris se rétréciront ou disparaîtront, mais alors l'ardoise viendra s'agencer entre les pièces moulurées de la façade et la décorer de ses écailles. Sur cet ensemble va s'épanouir le pignon du comble. Soutenus par des brasseaux, les rampants ou arbalétriers s'ajustent sur la traverse du sabot et sur la jambette; ils montent se réunir à la rencontre d'un poinçon dont l'extrémité supporte l'entrait retroussé et les pièces des liens qui continuent le motif ascendant décrit par le départ de la jambette. Une figurine, des feuillages, le plus

(1) Saillie sur le rez-de-chaussée.

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