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était divisée en un nombre déterminé de corporations ayant chacune sa bannière et deux chefs ou maïeurs qu'elles renouvelaient tous les ans. Le jour de la SaintSimon Saint-Jude, les maïeurs de bannière s'assemblaient en la halle, et l'échevinage sortant présentait à leur choix trois candidats parmi lesquels ils élisaient le maire de la ville. Puis ils nommaient, comme bon leur semblait, les quatre officiers comptables et les douze premiers échevins. Le lendemain de la Saint-Simon Saint-Jude, les douze premiers échevins se réunissaient en l'échevinage et nommaient douze autres échevins pour compléter le corps de ville.

Que ne puis-je, Messieurs, pour vous montrer l'application et le développement de ce système, faire passer sous vos yeux les résultats d'un curieux travail de M. Lavernier, sur le roulement de l'échevinage et des mairies de bannières depuis 1345 jusqu'en 1382. Vous y verriez dans qu'elle proportion chacune des corporations a fourni des officiers à la commune. Vous y verriez qu'il y avait un ordre hiérarchique de fonctions qu'il fallait, en quelque sorte, remplir successivement avant de pouvoir être élevé aux fonctions de maire de la ville. Presque toujours ce prince de la cité avait été, une ou plusieurs fois, maïeur de bannière, échevin, maître des présents ou receveur des rentes, maître des ouvrages ou grand compteur. Vous y verriez qu'en 1358, deux renouvellements de l'échevinage eurent lieu à un mois d'intervalle. Le premier constate l'absence de huit noms qui avaient fait partie des administrations précédentes. Ces huit noms ne reparaissent plus sur le livre d'or de la curie, parce qu'ils sont ceux de citoyens qui ont été déclarés traitres à la patrie pour avoir tenté

de livrer la ville d'Amiens au roi de Navarre. Vous y verriez que ce renouvellement, ayant été fait par les maïeurs de bannières seuls, en haine de la haute bourgeoisie accusée de connivence avec Charles-le-Mauvais, eût pour conséquence de faire arriver aux offices municipaux des gens appartenant aux professions mécaniques. Vous y verriez enfin qu'en 1382, les maïeurs de bannières ayant nommé pour grand compteur un homme qui savait à peine lire et écrire, le roi cassa l'élection et institua un autre agent comptable : mesure qui donna lieu à des révoltes à la suite desquelles les mairies de bannières furent supprimées, leurs biens confisqués et leurs chefs décapités ou exilés. Ainsi un événement heureux en apparence, la courageuse défense des habitants d'Amiens en 1358, eut néanmoins de déplorables résultats, puisqu'il donna un trop grand essor au principe démocratique: essor funeste qui devait se manifester par le débordement des passions populaires et aboutir à l'anéantissement de l'influence politique des corporations.

Vous voyez donc, Messieurs, qu'il y a dans l'histoire de la municipalité d'Amiens, mieux que des faits intéressants à recueillir; il y a aussi des préceptes et des exemples bons à mettre à profit. Il y a des exemples pour montrer le beau et le mauvais côté des sociétés qui se gouvernent par elles-mêmes; il y a des préceptes d'économie politique, des réglements d'utilité générale, des pratiques administratives qui n'ont pas encore mais qui auront un jour leur application.

ses

L'âge présent si fier de son bien-être et de ses institutions libérales, n'a-t-il aussi pas ses plaies et misères? Quels avantages avons-nous retirés des grands

principes sociaux proclamés il y a cinquante ans? La conviction de leur insuffisance. Avec la libre disposition des biens, il n'y a plus de patrimoines inaliénables, mais aussi il n'y a plus possibilité de mettre les enfants à l'abri des dissipations du père de famille. Avec l'égalité en matière de succession, il n'y a plus de patrimoines indivisibles. On satisfait mieux aux exigences de la justice et de l'équité naturelle, mais protége-ton les intérêts de l'agriculture? Ne la paralyse-t-on pas par le morcellement et la division des propriétés ? Les lois régulatrices de l'industrie sont-elles plus efficaces? Il est permis d'en douter. La libre concurrence a manqué son but, car elle a créé le monopole des grandes compagnies. Le besoin de produire à bon marché a substitué le travail des machines au travail des bras. A mesure que l'industrie simplifie les procédés de fabrication, le nombre des ouvriers diminue; à mesure que l'industrie multiplie ses merveilles, le paupérisme et la démoralisation, lèvent leurs têtes livides et propagent l'infection de leur lèpre hideuse.

L'ancien état de choses se montrait bien plus prévoyant de l'avenir. Ses lois sur les successions avaient un but, la conservation du patrimoine qui ne pouvait sortir des mains du possesseur que de la même manière qu'il y était entré. Ses lois sur la police des arts et métiers proscrivaient le système de la libre concurrence, parceque la première et la plus essentielle condition d'équilibre social, c'est l'organisation du travail de manière à laisser le moins possible de bras oisifs, c'est la division des travailleurs par catégories de métiers ayant chacun ses attributions fixes. Ainsi la main qui dirige l'éducation de l'arbre fruitier s'applique à empêcher le trop grand développement des branches

gourmandes dont la luxuriante végétation est toujours un symptôme d'épuisement et de stérilité pour les autres. Grâce au ciel! Nous ne sommes pas encore arrivés au point de nous demander lequel vaut plus de l'ancien ou du nouveau système. Si le premier garantissait mieux la stabilité de l'ordre social, on peut dire à la gloire du dernier qu'il a remis l'homme en possession de ses droits et de sa dignité personnelle. La liberté de pensée et d'action, l'égalité devant la loi, sont des conquêtes de l'âge présent dont personne n'osera contester le bienfait; mais la liberté d'user et d'abuser de la propriété foncière, quelle que soit son origine, la liberté de la production industrielle sans contrôle et sans limites, la liberté de la concurrence et du cumul des professions sont des théories d'une application trop récente pour oser prédire qu'elles ne seront jamais dangereuses.

Depuis que la philosophie du XVII. siècle a fondé, sur le principe du droit naturel et de la raison, les bases d'un nouvel ordre politique, la philosophie de l'histoire est venue à son tour fonder, sur l'expérience des siècles écoulés, une science de gouvernement qui compte d'éloquents interprètes et d'ardents sectateurs. L'étude des origines du droit et des législations comparées est devenue une condition indispensable de l'éducation du publiciste. Les Vico, les Châteaubriant, les Thierry, les Guizot, les Wolowski, ont ouvert une voie nouvelle aux idées. Les uns ont démontré, par la succession des faits accomplis, les lois providentielles qui régissent l'univers, les autres ont fait voir la marche de la civilisation à travers les siècles, les autres les siècles, les autres l'origine et les révolutions des lois communales, les autres la con

dition des classes laborieuses et le sort des diverses industries.

Faut-il donc s'étonner de l'ardeur avec laquelle la génération présente se précipite à la recherche des sources où ces maîtres de la science nouvelle ont puisé leurs inspirations et leurs enseignements? Depuis dix ans les sociétés archéologiques ont fait des progrès tels qu'elles semblent envelopper l'Europe d'un vaste réseau d'investigations. Ces sociétés ont un but d'utilité générale qu'on ne saurait méconnaître, car les faits qu'elles sont appellées à recueillir ou à vérifier pourront servir à perfectionner encore l'art si difficile de gouverner les hommes. En scrutant les mystères du passé, elles préludent peut-être aux grandes choses qui s'accompliront dans l'avenir.

La Société des Antiquaires de Picardie, Messieurs, se renferme dans un rôle beaucoup plus modeste. Sauver de l'oubli les monuments des arts et de l'histoire, empêcher qu'une restauration mal entendue ne travestisse la pensée artistique ou religieuse de leur ornementation, ne pas laisser perdre les traditions administratives d'une cité qui doit être aussi fière de ses institutions d'autrefois que de sa prospérité d'aujourd'hui, tel est le but que nous poursuivons sans relâche, tel est le genre d'utilité que nous nous efforçons de

consacrer par nos travaux.

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