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Le chant de cette nouvelle édition est-il difficile à exécuter?

« Ce chant est magnifique, disent quelques-uns, nous en con» venons, il l'emporte de beaucoup sur celui des éditions ordi» naires; mais il ne peut être exécuté par le peuple, et en con» séquence, il ne peut être adopté pour l'Office public. » Si cela était, il faudrait condamner sans retour la nouvelle édition, car la première qualité du chant liturgique c'est d'être le chant de tous, c'est d'être accessible à la voix de tous les fidèles. Mais, grâce à Dieu, ce reproche est sans fondement.

Le chant du Graduel peut offrir, il est vrai, quelques difficultés au premier abord. Il faut perdre l'habitude des notes carrées d'égale valeur, rompre avec une routine enracinée, se plier à des règles nouvelles. Mais le chant par lui-même n'est pas plus difficile. Au contraire, les mélodies plus chantantes et plus naturelles, les formules plus fixes, le rhythme et les repos qui partagent les phrases, apportent à la voix un grand secours, et facilitent beaucoup l'exécution.

Un exemple va rendre cette assertion évidente. Que l'on prenne le Graduel Constitues tel qu'il est dans notre édition, et qu'on le compare avec les meilleures éditions contemporaines, et puis que l'on nous dise lequel, de ces deux chants, est le plus facile à exécuter? Dans le premier la mélodie est plus riche, c'est incontestable; mais, en outre, les repos qui coupent les neumes et facilitent la respiration, l'inégalité des notes, la marche générale de la mélodie, lui donnent un immense avantage sur le second. Au mot terram, par exemple, la voix reprend plus aisément le ré après une légère pause, et dans le même neume, la chute d'ut à fa est naturelle et facile, au lieu que celle d'ut à sol est presque impossible.

Même dans les mélodies les plus abondantes et les plus expressives, la supériorité du chant n'est pas achetée par une difficulté plus grande d'exécution.....

D'ailleurs, le chant grégorien n'est pas une invention nouvelle. Tous les siècles chrétiens l'ont connu, tous s'en sont servis pour célébrer les louanges de Dieu et lui offrir leurs prières. Il serait bien étrange que ce chant, exécuté dans tous les pays catholiques et par tous les fidèles, depuis le temps de saint Gré

goire jusqu'à ces derniers siècles, fût inexécutable. Donc, a priori, par le seul fait de leur existence comme chant de l'Église catholique, ces mélodies ne peuvent pas offrir de difficultés réelles.

Nous irons plus loin. Depuis quand le peuple ne mêle-t-il plus sa voix à celle du clergé dans les Offices divins, sinon depuis que l'exécution du chant a été rendue si facile par l'invention des notes carrées d'égale valeur? Nous ne disons pas que ce soit là l'unique cause de cette déplorable indifférence; on peut, et avec raison, en assigner beaucoup d'autres. Osera-t-on dire que cette mutilation n'y ait pas contribué?

Enfin, les faits sont là. Un certain nombre d'éditions du chant romain, et même du chant français, n'ont jamais adopté le système de Nivers. Nous avons cité plus haut celles d'Avignon, de Tarascon, de Sens; nous aurions pu en ajouter plusieurs autres. Qui jamais s'est plaint de la difficulté de ces mélodies? Qui les a déclarées inexécutables? Qui n'a remarqué mille fois que, dans les pièces de chant liturgique restées populaires, le peuple n'observe jamais cette assommante égalité des notes, aussi contraire au bon sens qu'au bon goût?

Cependant, nous l'avouons, ce chant pour être parfaitement exécuté réclame un exercice plus suivi, des efforts plus constants pour assouplir la voix ', de l'attention pour observer les

Trop souvent on pourrait dire, des chantres de nos jours, ce que le diacre Jean disait des chantres français et allemands de son temps :

« Hujus modulationis dulcedinem, inter alias Europæ gentes, Germani seu Galli » discere crebroque rediscere insigniter potuerunt: incorruptam vero tam levitate » animi, quia nonnulli de proprio Gregorianis cantibus miscuerunt, quam feritate » quoque naturali, servare minime potuerunt. Alpina si quidem corpora, vocum sua» rum tonitruis altisone perstrepentia, susceptæ modulationis dulcedinem proprie » non resultant; quia bibuli gutturis barbara feritas, dum inflexionibus et repercus»sionibus mitem nititur edere cantilenam, naturali quodam fragore, quasi plaustra per gradus confuse sonantia, rigidas voces jactat, sicque audientium animos, » quos mulcere debuerat, exasperando magis ac obstrependo conturbat. » (Vie de saint Grégoire, liv. 11, ch. vn.)

Encore aujourd'hui, ce sont les mêmes voix rauques et tonnantes, qui refusent de se plier aux douces inflexions des mélodies grégoriennes. Un malheureux préjugé répandu parmi nos chantres, depuis la plus humble église de village jusqu'aux cathédrales, leur persuade qu'une voix est d'autant plus belle qu'elle est plus forte, et qu'elle peut descendre plus bas dans l'échelle des sons. Le peuple, dont la voix commune est bien plus élevée, ne peut prendre une part active aux Offices, et l'exécution du chant reste livrée exclusivement à ces tyrans du lutrin, qui psalmodient d'une voix caverneuse, martellent le chant en donnant à chaque note de vigoureux coups de gosier, et luttant ensemble à force de poumons. Quand cesseront ces déplorables abus?

repos et les valeurs des notes, du goût même pour donner à ces notes l'expression et l'intensité convenables, toutes choses que n'exige pas le plain-chant actuel; mais que conclure de là? Qu'il faut garder la routine, conserver ce chant lourd et monotone avec son exécution plus lourde encore et plus monotone, et pour s'épargner quelques études, laisser le plus beau des arts chrétiens dans une honteuse décadence? Mais non, le mouvement est donné, et rien désormais n'empêchera l'œuvre de restauration de s'accomplir. La foi ravivée dans les cœurs, un zèle plus éclairé pour la dignité du culte divin, l'amour de l'art, un goût plus pur et surtout plus chrétien, une connaissance de plus en plus complète des beautés du chant ecclésiastique, feront disparaître bientôt ces restes de systèmes absurdes, cette barbarie qui a trop longtemps régné dans le sanctuaire. Les efforts tentés en sens contraire seront inutiles; on voit le but, de toutes parts on travaille courageusement à l'atteindre, et on saura en prendre les moyens.

La restauration du chant suppose la restauration des écoles de chant, car toute science ne s'apprend qu'à la condition d'être enseignée, et la science du chant, ce n'est pas seulement, comme trop de personnes se l'imaginent, une connaissance telle quelle de la gamme, des clefs, etc. La restauration du chant suppose le zèle du clergé pour en assurer la bonne exécution. Or ces écoles reparaîtront, ce zèle ne saurait manquer à une aussi belle cause. Nous n'entasserons pas ici des preuves que tout le monde connaît, et on a rappelé avant nous ces belles paroles de Mgr Parisis :

« Il n'est point de paroisse, si petite qu'elle soit, si simples que » soient ses habitants, où l'on ne puisse trouver des enfants, des » adolescents et des hommes en assez grand nombre pour former, par la combinaison intelligente des diverses natures de » voix, des psalmodies très-mélodieuses et de véritables concerts ⚫ parfaitement religieux. Il arrive souvent même que, sous ce rap»port comme sous plusieurs autres, les populations les plus sim» ples offrent plus de ressources que celles qui se croient civi»lisées; parce que, d'abord, elles sont plus dociles; parce que, » ensuite, ne connaissant pas la musique mondaine, elles con» centrent plus volontiers toutes leurs affections dans les saintes » harmonies de l'Église; parce que, enfin, comme le dit l'Écri»ture, tout ce qui tient au langage de la foi est plus intelligible

» aux âmes simples qu'aux esprits superbes, Cum simplicibus » sermocinatio ejus. (Prov. III, 32.)

» Mais, pour obtenir le résultat désirable dont nous parlons, il » faut en prendre les moyens; or, ces moyens se trouvent placés » entre les mains des instituteurs; puisque ce sont eux qui sont » chargés de former le premier âge de la vie, cet âge où l'on » dépose le germe des goûts, des dispositions, des talents et des » vertus qui doivent diriger et déterminer le reste de l'existence.

» Nous exprimons donc formellement le désir que les leçons » de plain-chant soient régulièrement données par tous les ins»tituteurs de notre diocèse aux enfants qui leur sont confiés, et » que, dans le cours de chaque semaine, le chant du dimanche » suivant soit étudié, préparé, concerté par quelques exercices » pris en commun avec une application sérieuse.

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>> Ainsi les enfants contracteront l'amour des divins Offices en » acquérant le goût, la science et l'habitude des saintes mélodies » de l'Église. Il y a longtemps qu'on l'a dit, on ne peut aimer » ce qu'on ne connaît pas; aussi une des raisons du dégoût d'un >> grand nombre d'hommes pour nos solennités, c'est leur igno>>rance complète de ce qui s'y dit et s'y pratique. Au contraire, >> on fait presque toujours volontiers ce que l'on sait bien faire. » Rien de plus facile d'abord que de rendre les enfants empressés à se surpasser les uns les autres, pour obtenir l'avan» tage de remplir dans la distribution des chants sacrés les fonc» tions les plus honorables; et lorsque plusieurs générations » auraient été ainsi formées, lorsque la partie la plus vivante » d'une population aurait contracté l'heureux usage de prendre » une part active, par le concours intelligent de la voix, au culte » public, alors un attrait naturel s'associerait aux motifs de foi » pour les convoquer à la maison de Dieu, et il deviendrait » comme impossible que les Offices d'une telle paroisse fussent, » ainsi qu'ils le sont trop souvent, désertés par les hommes.

» Oh! qui nous donnera de voir le chœur de nos églises se » composer non plus de quelques voix solitaires, mais de toutes » les voix de l'assemblée chrétienne, se réunissant dans les mê» mes témoignages de foi, dans les mêmes acclamations d'amour, » dans les mêmes expressions de prière, comme ils le sont dans » l'unité de croyance, d'espérance et de charité 1! »

1 Instruction pastorale de Mgr l'Évêque de Langres, sur le chant de l'Église. —

1846.

Combien la restauration du chant ecclésiastique serait prompte et complète, si ces éloquentes paroles étaient partout entendues, si l'on mettait partout en pratique ces sages avis! - Et, s'il nous est permis d'exprimer ce désir, nous ajouterons : Puissent-elles ètre entendues et méditées dans certains séminaires où l'on n'étudie sérieusement ni le chant, ni même la liturgie. Alors on n'aura plus sous les yeux ce triste spectacle de prêtres, d'ailleurs recommandables, accomplissant sans dignité les fonctions les plus augustes, parce qu'ils ne savent pas chanter une Préface ou une Oraison; mais tous, rivalisant de zèle, rendront au culte divin cette splendeur qu'il avait dans les siècles chrétiens, et qu'il a perdue, au détriment de la foi des peuples, et de leur grandeur morale.

CONCLUSION.

Nous n'avons pas voulu faire un livre sur le chant ecclésiastique, examiner et traiter à fond les questions de tout genre, théoriques, historiques, etc., que soulève un pareil sujet; nous avons voulu seulement exposer, en quelques pages, nos principes, notre but, la marche que nous avons suivie, les sources où nous avons puisé, l'usage que nous avons fait des divers documents que nous avions entre les mains. Nos principes, ils se résument en un seul : éviter tout ce qui sent l'arbitraire et le goût particulier, suivre la tradition en tout et partout; notre but reproduire, autant que possible, le chant grégorien dans sa pureté et sa beauté primitives. Nous n'avons pas pris pour point de départ les manuscrits notés en signes neumatiques; ces signes, très-obscurs pour les anciens, sont aujourd'hui, de l'aveu de tous, des hiéroglyphes indéchiffrables, et leur lecture directe est impossible.

Nous avons laissé ce champ de disputes et d'aventureuses hypothèses, et convaincus que les contemporains de cette notation l'ont bien reproduite dans leurs traductions en points ou en lettres, que s'ils ne l'ont pas fait, on peut encore moins le faire aujourd'hui, nous avons pris le chant liturgique dans les plus anciens manuscrits lisibles. L'unanimité de ces manuscrits nous a donné la preuve assurée de leur communauté d'origine, et les signes neumatiques nous ont livré le secret de quelques-unes des nuances d'exécution.

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