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saillant de tous ceux que trace M. Nettement dans le livre où il suit la littérature dans la politique.

Dans l'histoire il rencontre des travaux considérables et il en fait une belle étude. « Rien de plus important dans la littérature que l'histoire, dit-il avec raison, surtout dans un temps et dans un pays où des libertés politiques étendues font pénétrer l'action des citoyens dans les affaires publiques. » Napoléon le sentait bien, lui qui tenait si fort à s'assurer de l'esprit dans lequel on écrirait l'histoire. Elle fut écrite sous la Restauration par l'opposition. Rien de plus sérieux que l'étude que fait M. Nettement, des importants ouvrages de madame de Staël et de M. Guizot, et de MM. Thiers et Mignet; et à côté de l'analyse, toujours une appréciation judicieuse et sage des conclusions des historiens.

Si les écrivains de l'école monarchique ont laissé libre aux autres écoles le champ de l'histoire, dans les régions de la philosophie ils se sont élevés à une grande hauteur. Quels ouvrages que le livre du Pape, les Soirées de Saint-Pétersbourg, et ce preinier volume de l'Essai sur l'indifférence, par lequel M. de Lamennais s'annonçait au monde ! Malheureusement dans le camp des écrivains catholiques une division s'opéra qui eut les suites les plus fâcheuses. On ne peut que louer la sagesse et la réserve de M. Nettement, dans l'exposition de cet anachronisme des opinions gallicanes, traditions surannées du vieux régime, de ces illusions d'une partie du clergé de France, qui cherchait de bonne foi à appuyer l'autel sur le trône, et le trône sur l'autel « Il était difficile à la Restauration de savoir dans quelle mesure il fallait innover, dans quelle mesure conserver. Il fallait un regard presque divinateur pour apercevoir que les idées gallicanes, dont les rois avaient désiré à certaines époques le développement, avaient perdu au point de vue politique l'importance qu'ils y avaient attachée, et qu'au point de vue religieux, tout ce qui pouvait rendre, entre le chef de l'Église et le clergé français, l'union plus intime et plus cordiale, rapprocher le troupeau du pasteur universel en faisant tomber d'anciens ombrages, serait avantageux à la Religion. » C'est ce qu'avait admirablement compris M. de Maistre. Le mouvement de retour vers le Saint-Siége, commencé par lui, fut continué par M. de Lamennais, qui nuisit, par sa fougue et l'âpreté de sa polémique, à la cause qu'il voulait défendre. On suit avec un douloureux intérêt, dans l'analyse lumineuse de M. Nettement, les phases par lesquelles passa ce génie fougueux et excessif, pour se jeter de la

theocratie pure dans la république, et sortir par une chute lamentable du sein de l'Église catholique elle-même.

Cependant l'école rationaliste jetait aussi un brillant éclat. Les doctrines abjectes du matérialisme, qui régnaient à la fin du 18° siècle, et qui étaient entrées dans les écoles avec la philosophie de Condillac, étaient hautement repoussées et rejetées par l'école que formait l'éloquent M. Cousin. L'éclectisme releva le drapeau du spiritualisme : ce fut là toute sa gloire; mais quand, proclamant la souveraineté de la raison humaine et la supériorité de la pensée sur la foi, il voulut détrôner l'Église et régner seul dans les intelligences; quand il voulut assigner un terme à la durée de cette Eglise immortelle, et qu'il écrivit comment les dogmes finissent, il était bien près de disparaître lui-même, et de rendre un nouveau témoignage, par son passage éphémère, à l'éternité de cette religion qui doit durer jusqu'à la fin des temps.

Mais en littérature, comme en politique, une révolution se prépare, Comme Ronsard et sa pléïade au 16° siècle, une école de jeunes écrivains pleins d'avenir fait une tentative hardie pour régénérer les lettres. Cette lutte des classiques et des romantiques, ce qu'il y eut de vrai, ce qu'il y eut d'exagéré de part et d'autre, les résultats définitifs de la lutte, tout cela est exposé avec lucidité, et rempli de curieux détails. Enfin, un dernier chapitre ayant pour titre Bilan intellectuel de la Restauration, réunit comme dans un faisceau, toutes les œuvres littéraires et artistiques de l'époque, et achève de compléter le tableau.

Tel est l'ouvrage de M, Nettement, intéressant par le sujet Jui-même, et par la manière dont il est traité. Ce n'est pas une étude seulement à la surface, mais jusqu'au fond, et elle jette, sur une époque de luttes et de confusion, une vive lumière. Si les idées ne sont pas toujours nouvelles, elles sont toujours sages; si le style eût pu être quelquefois plus rapide et plus vigoureux, on ne peut désirer plus de recherches, de lucidité, d'impartialité et de justice. Ce travail honore M. Nettement, et se place dignement à côté des pages éloquentes dans lesquelles l'honnête et courageux écrivain attaquait, il y a quelques années, avec tant d'indignation, la littérature immonde et corruptrice du feuilleton-roman, cette honte de notre époque et ce fléau des

mœurs.

L'abbé F. LAGRANGE,

Professeur à l'institution Notre-Dame, à Auteuil.

Orthodoxie liturgique.

QUELQUES DETAILS

SUR LA NOUVELLE ÉDITION DU GRADUEL

ET DE L'ANTIPHONAIRE ROMAINS,

Publiée par ordre de NN. SS. les archevèques de Reims et de Cambrai.

DEUXIÈME ARTICLE'.

Principaux caractères du chant grégorien.

On comprend en effet, en étudiant ces belles mélodies, ces formules où se révèle un art à la fois si simple et si profond; on comprend, disons-nous, les éloges enthousiastes qu'obtint autrefois l'œuvre du grand Pontife, et la renommée que les siècles ont attachée à son nom. Ces modes de la musique ancienne, ces vieux nomes de la Grèce 2, adoptés par l'Église, transformés et surnaturalisés par elle, frappent par un genre de beauté tout spécial. Rien d'affecté, rien de bruyant, rien de maniéré. C'est la beauté antique, simple, tranquille, sercine, et, pour tout dire, digne des paroles. Nulle expression ne peut donner une juste idée de cette mélodie si libre dans sa marche, ses tours, ses mouvements; si souple, et se prêtant avec une merveilleuse facilité à l'expression de tous les sentiments de l'âme. Nous n'essayerons pas de décrire ce qui échappe à l'analyse. Pour connaître le chant de saint Grégoire, il faut l'étudier, l'entendre et le sentir.

Disons seulement un mot de quelques traits caractéristiques qui lui donnent une physionomie toute particulière.

Voir le premier article au no précédent, ci-dessus p. 33.

2. ... Tous les hommes doctes qui ont traité des origines de la musique ont reconnu, dans le chant ecclésiastique ou grégorien, les rares et précieux débris de cette antique musique des Grecs, dont on raconte tant de merveilles. En effet, cette musique d'un caractère grandiose et en même temps simple et populaire, s'était naturalisée à Rome de bonne heure. L'Église chrétienne s'appropria sans trop d'efforts cette source intarissable de mélodies graves et religieuses.... (Dom Guéranger, Inst. lit., t. 1, p. 170.)

Ce qu'on remarque d'abord, c'est la richesse de la mélodie, ce sont ces neumes, ou longues suites de notes, qui se trouvent sur certaines syllabes, et particulièrement aux finales des Graduels et des Alleluia. On a cru longtemps voir là un signe de décadence; et cette erreur, abandonnée par ceux qui ont étudié sérieusement les manuscrits, compte encore beaucoup de partisans. Ces finales manquant très-souvent dans un grand nombre de manuscrits, on en a conclu qu'elles étaient dans les autres une superfétation de mauvais goût, et on s'est formé un idéal de chant austère, sec, presque syllabique, auquel on a voulu plier de gré ou de force le chant de l'Église, Rien de plus faux, Ce qui est vrai, c'est que ce luxe de modulations a toujours été un des traits distinctifs du chant grégorien,

Leur omission dans un certain nombre de cas s'explique facilement c'est à cause du retour fréquent des mêmes types, Comme les neumes étaient dans la mémoire de tous, quand le copiste avait écrit le même une ou deux fois, il ne le répétait plus, et se contentait de l'indiquer par les premières notes: l'usage y suppléait. Dans le manuscrit de Montpellier, il n'est pas rare de trouver des finales notées en signes neumatiques dans toute leur longueur, avec deux ou trois lettres seulement de traduction,

D'après l'interprétation des docteurs, ces neumes traduisent la surabondance d'affections et de désirs qui débordent du cœur chrétien « Verbum est breve, sed longo protrahitur pneumate. Nec mirum si vox humana deficit ad loquendum, ubi mens non sufficit ad cogitandum 2. » Ce n'est plus un chant, c'est un transport d'allégresse : « Jubilamus magis quam canimus, unamque........ syllabam in plures neumas vel neumarum distinctiones protrahimus. ut jucundo auditu mens attonita repleatur et illuc rapiatur ubi sancti exultant in gloria 3. » C'est l'aspiration de l'exilé vers les joies éternelles de la patrie: « Solemus longam notam post ALLELUIA prolixius decantare, quia gaudium sanctorum in cœlis interminabile et ineffabile est *. » C'est le vagissement de l'enfant, le saisissement religieux devant la majesté de Dieu, la véhé

1 Nous sommes obligés de nous servir de ce mot consacré par l'usage, bien qu'il puisse faire équivoque avec le mot neume, signe de notation. C'est le contexte qui détermine le sens.

2 Steph. Æduensis, de Sacram. Alt., cap. 12.

3 Rupert, lib. 1, de Officiis.

Saint Bonavent., de Expos. missæ.

mence de l'amour, dont d'impuissantes paroles ne sauraient exprimer l'ivresse: Ad tantam vero majestatem oculos mentis uttollentes, jam plane deficimus; quare gestus potius quam verba desiderium nostrum effert, vel certe vox inarticulata sicut olim prophetæ clamabant a a a, nescio loqui, ac si diceres: Enarrare nequeo, Domine, quæ opto, incomprehensibilis est mihi gloria tua: reple os meum laudibus, saltem vagiam more infantium, aut ut filü corvorum, ore aperto, benedictionem cœli postulabo 1.

Un second caractère particulier au chant grégorien est le rhythme 2. Il résulte à la fois des repos gradués qui coupent les phrases de chant, et de l'inégale valeur des notes. Ce n'est point la mesure régulière telle qu'elle existe dans la musique moderne; c'est quelque chose de plus flexible qui allie l'indépendance à la simplicité, et qui réunit tous les avantages de la mesure sans en connaître les entraves. Ce rhythme était absolument nécessaire dans l'exécution de mélodies si riches et si abondantes; aussi le trouve-t-on indiqué dans tous les manuscrits. La traduction en lettres de celui de Montpellier est formelle sur ce point. En plusieurs endroits, lorsqu'une syllabe est chargée d'un grand nombre de notes, la voyelle de cette syllabe est répétée sous chacun des membres de la phrase mélodique... Exemple. Dans le magnifique Trait : Deus, Deus meus, respice in me :

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Synod. Byzunt. an. 1571, de horis canon. sacra, t. 1, p. 407.

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2 Nous prenons ici le mot rhythme dans son sens le plus général. Voici, à propos du rhythme du plain-chant, quelques lignes du remarquable et consciencieux travail que M. de Coussemaker vient de publier sur l'Histoire de l'Harmonie au moyen dge: «Le plain-chant était-il une musique tellement uniforme, qu'il n'ait eu aucun » rhythme et que toutes ses notes eussent la même durée ? personne ne pourrait le » prétendre. Mais quel était son rhythme, quelle était la valeur temporaire de ses » notes? ces questions importantes sont loin d'être résolues. Le rhythme du plain- » chant n'avait, à notre avis, aucun rapport avec le rhythme musical; il n'était fondé » ni sur la mesure, ni sur le retour d'un même mètre. Semblable au rhythme oratoire, ainsi que le dit fort bien l'abbé Baïni, il était plus libre, plus varié, plus compliqué, plus multiplié que le rhythme musical; il était en même temps trèsdéterminé, très reconnaissable, très-nécessaire. C'était, suivant l'heureuse expres

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