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semé de mouches ou de fleurettes la surface interne d'une tasse où l'œil ne désire que la plus pure blancheur.

Après avoir passé le Rhin, le style Boucher nous était revenu des manufactures de la Thuringe avec la grâce en moins et la prétention en plus. Tel surtout se décorait d'une Diane vêtue à la polonaise, surprenant un Endymion endormi en culotte lilas. Vénus en spencer donnait le fouet à l'Amour. Mais la dignité de l'histoire venait s'ajouter parfois au caractère ingénieux de nos décors céramiques, et les compotiers s'honoraient de l'image du grand Frédéric, avantageusement remplacée, selon les circonstances, par les figures du consul Bonaparte ou de Bolivar.

Sous le règne de Louis-Philippe, on eut l'idée de commander à Sèvres un service de table sur lequel devaient être peints les châteaux historiques de France et de nombreux sujets relatifs à l'histoire de Fontainebleau. Mais l'on fut sans doute frappé de ce qu'il y avait de peu convenable à présenter aux convives ces belles architectures et ces galanteries au moment où elles allaient être couvertes de crèmes ou de marmelades, et l'on voit aujourd'hui ce service dont le décor se complique d'une incontestable utilité, adossé aux lambris de la galerie dite des assiettes, à Fontainebleau.

Quand on visite le Musée de Sèvres et celui du Louvre, et les riches collections privées, on y trouve des pièces couvertes sur toutes leurs faces d'ornements délicats, par exemple des assiettes à fond filigrané avec des cartouches en réserve, ou bien des soucoupes à bordure mosaïque, à décor plein, représentant un sujet littéraire, une scène de roman, ou bien encore des coupes sur pied haut, dites à saké, dont l'intérieur est merveilleusement peint. Mais ces splendides morceaux ont presque toujours une destination honorifique. Ce sont des œuvres d'art plutôt que des ustensiles d'usage. Les Japonais en font l'objet de cadeaux précieux, et si l'on met dans les coupes dont nous parlons du vin de riz très-chaud, qui est le saké, c'est sans doute pour faire admirer une porcelaine qui, en dépit de sa ténuité, de sa fragilité apparente, conserve la force de résister aux dilatations produites par une chaleur soudaine.

Quoi qu'il en soit, il y a quelque chose qui nous semble répugner à cette raison raffinée qu'on nomme le goût, dans les ornements placés à la surface intérieure d'une poterie destinée à recevoir des boissons ou des aliments. L'unité de ton paraît aussi nécessaire au dedans du vase qu'elle est déplacée au dehors. L'intérieur d'une tasse, d'un gobelet, d'un pot à crème a toujours bonne grâce à ne présenter qu'une pâte blanche sans défaut, à moins qu'on ne l'ait revêtue d'or pour y ménager des reflets chatoyants, des jeux de lumière et de miroir, comme en

offrent ces timbales où les enfants croient qu'on a versé de l'or liquide.

Pourquoi feindre dans un vase à boire la présence d'un corps étranger que l'on voudrait en extraire à la pointe de sa fourchette ou au bout de ses doigts? Passe encore pour la bordure des coupes, pour le marly des assiettes, parce qu'il est censé que l'utilité de l'objet ne commence qu'à partir de ses bords. Et cependant comme la régularité parfaite est toujours un peu froide, il n'est pas interdit de franchir ces lignes rigides. La liberté de l'art permet que la fleur capricieuse du bégonia ou la vrille en spirale d'une vigne courante passe la frontière et empiète sur le bassin de l'assiette, ne fût-ce que pour rompre la symétrie, mais à la condition que ces empiétements seront soumis à un certain équilibre.

VII.

LORSQUE LA FORME DU VASE EST SYMÉTRIQUE,

COMME LE VEUT LA CÉRAMIQUE ORNEMENTALE, IL EST INUTILE
QUE LA SYMETRIE REPARAISSE DANS LE DÉCOR.

La divine géométrie, après s'être annoncée dans quelques créations minérales et végétales, ne nous apparaît avec constance que dans les êtres animés, et tandis que les grands spectacles de l'univers nous donnent l'idée d'un désordre apparent et sublime, la symétrie caractérise la figure des animaux et la figure humaine. Mais une observation à faire. c'est que dans les corps vivants, le mouvement rompt la symétrie, la compense et en corrige la froideur sans la détruire. Si même nous considérons la corolle étoilée d'une simple marguerite, nous verrons que la symétrie par rayonnement s'y montre avec de légères irrégularités; que l'inclinaison de la tige, les menus accidents de la floraison, l'insensible inégalité des pétales lui prêtent un air de vie libre et font que la symétrie de cette petite fleur vivante ne ressemble pas à l'inexorable géométrie des cristaux.

Ainsi la nature nous enseigne, par ses exemples, que la liberté combinée avec l'ordre est une condition de la vie, et que dans les ouvrages qu'elle a décorés avec le plus de symétrie, il y a place encore pour l'imprévu de ces grâces accidentelles que produit le mouvement de tout être animé, et sans lesquelles la symétrie serait une régularité dépourvue de saveur et d'attrait.

C'est, en partie, pour avoir bien compris cette vérité que les Chinois et les Japonais ont excellé dans l'art décoratif, les seconds plus encore

que les premiers. Les artistes du Japon, qui ont peu de goût pour la symétrie, s'entendent à y substituer la pondération. Ils se plaisent à peindre sur leurs porcelaines, sur leurs assiettes, comme sur leurs ouvrages de laque, un ornement qui s'épanouit dans un coin laissant sur tout le reste un vide qui n'est rempli ordinairement que par l'image d'un oiseau ou le passage d'une nuée mince.

Les Chinois savent aussi compenser les masses et les valeurs sans les répéter à distances égales; mais il est rare qu'ils n'usent point de la

SOUCOUPE JAPONAISE DECORÉE SANS SYMÉTRIE.

répétition symétrique en quelque endroit du décor, soit dans le col en juxtaposant des palmettes longues, si c'est une lagène, soit dans les bandeaux supérieurs ou inférieurs, si c'est une potiche, soit dans le culot en y peignant des feuilles régulières en forme de godrons aplatis, soit enfin dans les bordures losangées, à écailles, à mosaïque, à pendentifs, si c'est une tasse, une coupe, un gobelet.

Lorsqu'elle est variée par l'alternance, la symétrie du décor perd de sa froideur en perdant de son uniformité. Voyez combien est jolie cette tasse en forme de fleur d'hibiscus, rangée par Albert Jacquemart dans la famille rose chinoise : les divisions du calice portent alternativement des

branches de pêcher et un homme monté sur un onagre. De la sorte la symétrie est rompue par une agréable disparité et la répétition des parties qui se ressemblent est assaisonnée par la répétition des parties qui different.

On estime beaucoup en France les faïences de Rouen, et c'est à bon droit qu'on les vante, mais il faut bien dire que le décor en est souvent refroidi par une symétrie inexorable, surtout dans les pièces en camaïeu. En répétant à distances égales le même ornement, le même fleuron, le même lambrequin, qui se trouvent pour ainsi dire figés à la place que

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leur assigne le compas, les artistes rouennais se sont privés de ce qu'il y a de gracieux et de piquant dans le mouvement des motifs, dans l'allure inattendue et capricieuse d'une branche qui pousse librement, d'un oiseau qui semble traverser l'espace, d'une décoration enfin dont le rhythme est dissimulé et latent.

De nos jours, un artiste ingénieux et curieux, M. Bracquemond, a décoré dans le goût japonais un service de faïence qui a beaucoup plu. A l'exemple des céramistes qui l'avaient séduit, il a jeté, comme au hasard, toujours près des bords de l'assiette, jamais au centre, un oiseau de basse-cour, un poisson, un crabe, formant la masse principale, qu'il a balancée ensuite par les figures plus petites d'un papillon, d'un insecte,

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d'une libellule, d'une sauterelle, jetées aussi en dehors de l'axe. Il y a quelque chose d'agréable assurément dans cette disposition asymétrique parce que le caprice de la liberté s'y concilie avec un secret équilibre. Mais il reste à savoir s'il n'y a rien à redire à ces images de dindons, de poules, de canards, de brochets, de merlans, sans parler des animalcules qui les accompagnent sur une vaisselle qui sert tous les jours et qui doit constamment recevoir les ragoûts et les sauces du cuisinier. Ajoutons qu'à tous les objets de forme ronde conviennent à merveille les ornements concentriques ou le rayonnement lorsqu'on veut y mettre une décoration régulière et la confusion équilibrée, lorsqu'on préfère,

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ce qui nous paraît à nous préférable, le charme d'un désordre calculé, d'un beau désordre.

Mais, pour en revenir aux Orientaux, ils ont imaginé bien d'autres moyens de combiner la régularité avec le mouvement et de ramener leurs fantaisies à un certain ordre caché. Un de ces moyens est de ménager sur leurs poteries des médaillons de toute forme, des cartouches, des fonds partiels dessinés, à intervalles égaux, en pendentifs, en lambrequins, des réserves, c'est-à-dire des compartiments embordurés, ayant leur décor à part, le foug-hoang éployé, par exemple, et formant comme un repos, tantôt sur une riche broderie de rinceaux touffus et polychromes, tantôt sur de magnifiques bouquets de pivoines et de chrysanthèmes, se déployant dans un paysage que traverse le chien fantastique de Fo1.

Quelquefois, pour atteindre le même but, ils prévoient des parties

1. Voir dans le précédent article la potiche japonaise réticulée, sur laquelle est réservé un médaillon orné du fong-hoang éployé.

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