Page images
PDF
EPUB

la base. Nous pûmes ainsi dégager, au delà du seuil, un degré; le palier inférieur de l'escalier était donc plus haut que le dallage de la salle sur laquelle s'ouvrait la porte. A ce moment la fouille présentait l'aspect d'une niche creusée dans un sol friable à l'extrême, composé qu'il était de poussière et de menus débris, et au-dessus de cette niche étaient suspendus des blocs branlants impossibles à soutenir au moyen des bois en ma possession, et dont l'étranglement de la porte empêchait seul la projection en avant. Le danger devenait si sérieux que je ne crus pas pouvoir exposer plus longtemps la vie d'un homme, et fis abandonner

[graphic][merged small][merged small][ocr errors]

le chantier. Aussi bien avions-nous éclairci complétement le problème qui nous occupait, et acquis la certitude:

1° Que le fond du pronaos ne communiquait pas directement avec le naos, suivant la disposition ordinaire des temples, mais formait une salle séparée dont les textes relatifs au temple de Delphes nous faisaient connaître le nom grec, l'oixos ou chambre;

2o Que des deux côtés de cette salle se trouvaient des escaliers donnant accès à un comble situé au-dessus du pronaos.

Commencée en même temps que celle de l'escalier, la fouille des colonnes était terminée bien auparavant. Un jeu de moufles, fixé à un long câble passé autour de l'architrave, servit à retirer les blocs tombés XIV. - 2o PÉRIODE.

8

des parties supérieures du mur du naos. Après avoir ainsi enlevé cinq mètres de remblai, on découvrit la moulure qui ornait le bas du mur du temple, et en même temps les bases des deux colonnes, assez bien conservées, et peu différentes des bases de Priène, du Mausolée et d'Éphèse. La difficulté de supprimer une rue du village, jointe à la profondeur du remblai, nous décida à ne pas continuer la fouille en avant jusqu'aux degrés du péristyle dont le nombre resta ainsi indéterminé.

La base relevée, il fallait trouver par une mesure directe la hauteur exacte de la colonne, évaluée par Texier d'après une triangulation approximative à environ 20 mètres, et en dessiner le chapiteau dont on n'avait que des croquis assez peu exacts. Du monticule du moulin, nous fimes donc lancer par-dessus l'architrave une pierre attachée à une ficelle. Cette ficelle servit à hisser une corde. Alors un vieux marin de Samos, plein d'ardeur et très-ingambe malgré ses soixante-dix ans, le « capitaine Zaccaria »>, comme son humeur raisonneuse et ses airs d'importance nous l'avaient fait familièrement appeler, grimpa comme un chat le long de cette corde et amarra solidement au moyen de câbles passés au-dessus d'un des chapiteaux deux poulies qui servirent à monter un échafaudage de planches construit de manière à faire tout le tour d'une des colonnes. Nous nous faisions hisser jusqu'à cet échafaudage au moyen d'une troisième poulie et d'une corde terminée par une boucle. Le vent, très-violent sur la côte d'Asie Mineure pendant l'été, faisait bien grincer les câbles et vaciller cette galerie de bois suspendue à 20 mètres en l'air. Néanmoins mon compagnon de voyage put y travailler plusieurs jours de suite et relever avec la plus minutieuse exactitude tous les détails du chapiteau.

Cependant notre attention se concentrait peu à peu sur les travaux du pronaos, et à mesure que la fin ou le ralentissement des autres fouilles le permettait, c'est là que je reportais ouvriers et matériel.

Ce côté des ruines formait, nous l'avons vu, une longue pente douce recouverte de terre, et s'abaissant depuis le moulin jusqu'au plus épais du village. Une rue dirigée du nord au sud et bordée de deux rangées de maisons occupait le bas de la pente. Autant que nous pouvions en juger, elle recouvrait en grande partie la rangée de colonnes de façade. Au milieu de l'espace entre cette rue et le moulin s'élevaient deux maisons à l'une desquelles était attenant un petit jardinet de 8 ou 10 mètres carrés à peine. Qui n'a point entendu glapir, sangloter, hoqueter les femmes des villages grecs, à une lamentation funèbre (poptoλoyía), ne peut se faire une idée de la tempête que souleva l'expropriation de ces quinze ou vingt pieds de tomates et de cette brassée de haricots, mieux payés par nous qu'ils ne l'eussent été à Paris à la fin du siége. Il fallut l'in

tervention du Medjlis (conseil des notables) pour arrêter ce torrent de larmes, entrecoupées de menaces et accompagnées de spasmes nerveux, devant lequel les ouvriers avaient dû s'arrêter; le calme rétabli, on se mit vivement à l'œuvre.

Nous avions choisi comme point de départ de nos fouilles l'extrémité du mur latéral sud du pronaos, en termes techniques la patás ou ante méridionale. En ce point la destruction du jardinet nous donnait assez de place pour nous remuer, tandis que du côté nord du pronaos il eût fallu commencer par la démolition de deux maisons. Le haut du mur fut bientôt dégagé jusqu'à son extrémité et peu après apparurent presque simultanément la colonne située dans le prolongement de l'ante, et celle placée à la hauteur de l'ante, à l'intérieur du pronaos, cette dernière assez abîmée, l'autre parfaitement intacte; le remblai était formé de ce côté d'un mélange de gros blocs d'architrave, de tambours brisés, de fragments de caissons, enchevêtrés les uns dans les autres et empâtés dans une terre compacte. Pour comble de malechance, le voisinage des maisons interdisait de recourir à la mine. Il fallut embraguer tous ces blocs l'un après l'autre, les hisser au moyen d'une bigue et d'un palan, puis les tirer à travers une ruelle étroite et tortueuse. Aussi est-ce avec de grandes fatigues que l'on parvint à la profondeur d'une dizaine de pieds, profondeur à laquelle on trouva à la fois, et la base de l'ante, décorée d'une moulure admirablement belle et bien conservée, et la base de la colonne située en avant, intacte elle aussi, et semblable à celle des deux colonnes du côté nord. Nous reconnûmes encore deux des colonnes situées dans l'intervalle des antes, et dont il était nécessaire de connaître la position pour dresser le plan exact du pronaos.

Pendant que ces dernières recherches s'achevaient, un grand effort était fait pour mettre à découvert la colonne extérieure de la façade, située dans le prolongement de l'ante et immédiatement au delà de celle qui avait été dégagée de prime abord. Le souvenir de la base sculptée trouvée par M. Wood à Éphèse me trottait dans la tête. Aussi portai-je de ce côté-là mes meilleurs ouvriers et la plus grande partie de mon faible matériel.

Le haut de la colonne cherchée fut assez vite trouvé et mis à nu sur la moitié de son pourtour tournée vers le temple; la moitié extérieure restait engagée sous le mur d'une maison. Mais lorsqu'il fallut creuser plus profondément, de grandes difficultés se présentèrent. Toute la colonne était en effet comme encastrée dans un mur formé par la juxtaposition de gros blocs pris à des édifices antiques. Ce mur, évidemment construit au moyen âge, avant la destruction du Didyméon, pour barrer

toute la façade et faire du temple un château-fort, avait une épaisseur de plus de 3 mètres, et derrière était une sorte de banquette, construite de même et allant jusqu'à la seconde rangée de colonnes. Il fallait dégager successivement chacun des blocs à coups de pince, passer dessous des bragues, et les hisser au moyen du palan; toutes manœuvres assez difficiles dans un espace resserré de tous côtés par des maisons. Nos efforts furent heureusement récompensés par la découverte d'une base du profil le plus original, et dont le gros mur qui nous avait coûté tant de peine avait du moins préservé de toute atteinte les délicates sculptures : c'est la plus voisine de la porte d'entrée, au Louvre, dans la salle Rothschild. Au premier abord, cette base paraissait intacte; mais lorsqu'elle fut bien nettoyée nous nous aperçûmes que du côté extérieur elle était partagée par d'imperceptibles cassures en une infinité de fragments restés exactement juxtaposés, mais dont beaucoup s'enlevaient par le simple effort de la main. Le choc des colonnes voisines, lors de l'écroulement du temple, et l'ébranlement du sol causé par la catastrophe, étaient sans doute les coupables de ce ravage.

Pour dégager tout le pourtour de cette base de manière à la dessiner d'abord, à l'enlever ensuite, il fallut soutenir en dessous le mur d'une maison à l'aide d'un madrier posé de champ et supporté par des étais verticaux. Pendant ce travail, le propriétaire de la maison, un pauvre vieillard, restait du matin au soir accroupi au fond de sa cave largement éventrée par la fouille, et contemplait fixement les ouvriers avec des yeux pleins de larmes. Les rayas de ces pays sont si habitués aux promesses des fonctionnaires turcs que notre parole d'honneur de refaire, après l'extraction de la colonne, un solide soubassement à la maison, n'avait pas eu le pouvoir de rassurer le pauvre paysan; il ne commença à se consoler que lorsqu'il vit les maçons à l'œuvre.

Il fallut triompher des mêmes obstacles matériels pour atteindre et pour isoler la colonne de façade suivante, en allant vers l'axe de l'édifice. Celle-ci (c'est la seconde dans la salle du Louvre) n'apparut que plusieurs jours après.

Beaucoup plus abîmée que la première par des infiltrations d'eau, elle était, elle aussi, en partie engagée sous une maison; cette maison appartenait à un vieux pappas, ivrogne et colère, justification vivante du dicton grec :

̓Αμάθης καὶ κακοήθης

'Ακαμάτης καὶ φαγάς,

Τίποτα δὲν τοῦ μένει

Παρὰ νὰ γένῃ πάππας.

[graphic][merged small][merged small][merged small]
« PreviousContinue »