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maisons contiguës. Au bas de la pente, d'autres maisons se pressent, des deux côtés d'une rue dirigée du nord au sud; au delà de cette rue s'étend le gros du village.

Tel était l'état des ruines de Didymes lorsque, dans les premiers jours de mai 1873, nous vinmes, M. A. Thomas et moi, nous établir dans le village.

Déblayer complétement le temple était un travail trop considérable pour qu'il fût possible de songer un seul instant à l'entreprendre, avec la somme dont je disposais encore1, et avec le matériel fort restreint que j'avais entre les mains: deux paires de moufles en fer, quelques bois de bigues, quelques câbles, trois crics, des pinces, des pioches, des pelles et des brouettes. Il ne pouvait être question que de deux choses : recueillir les renseignements nécessaires à mon compagnon de voyage pour une restauration de l'édifice; extraire des ruines et expédier en France les morceaux de sculpture monumentale déjà visibles, et ceux que le hasard des fouilles ferait découvrir.

Je m'occupai aussitôt d'accomplir ce double programme.

Malheureusement une des parties du temple les plus intéressantes à tous égards, le fond du pronaos et sa communication avec le naos, était évidemment juste sous la montagne de débris au sommet de laquelle s'élevait le moulin. Acheter ce moulin, le détruire et déblayer l'énorme amas de ruines qui lui servait de soubassement, eût été beaucoup trop coûteux. Travailler au-dessous de lui, au pied de cet amoncellement de blocs superposés au hasard, sujets par suite à glisser et à s'ébouler à l'improviste, était chose fort délicate.

Gênés par cet obstacle insurmontable, force nous était de borner notre tâche aux quatre points suivants :

1o Dans le naos, il fallait reconnaître le niveau du dallage antique, la place de la fissure sacrée, la disposition, le long du mur de la cella, des pilastres qui le soutenaient à l'intérieur, et la décoration de la base de ces pilastres. Il fallait enfin chercher s'il ne restait pas quelque débris du piédestal de la statue du dieu; la statue même étant en bronze, il n'y avait aucun espoir de la retrouver.

2o Dans la partie du pronaos située à la hauteur du moulin, on voyait du côté sud une sorte de chambre rectangulaire creuse, obstruée par de gros blocs entre lesquels il était impossible de passer. Quelques vieillards se rappelaient avoir pu, dans leur enfance, se glisser dans cette cavité et y avoir trouvé un escalier comblé, au bout de quelques mar

4. J'avais déjà fait des fouilles considérables à Milet et à Héraclée du Latmos.

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ches, par les terres éboulées. On ne pouvait déblayer cet escalier sans ébranler le monticule du moulin, mais la même recherche était possible du côté nord, où un plus grand espace existait entre le moulin et le mur latéral du pronaos. Bien que de ce côté l'amoncellement des terres ne laissât voir aucune trace de chambre, il était probable qu'il existait là une disposition analogue à celle du côté sud. Il était important de vérifier cette particularité si originale dans la disposition d'un temple

grec.

3o Au pied des deux colonnes du côté nord, la configuration du terrain se prêtait particulièrement à la recherche de la base du mur du naos et de la base des colonnes elles-mêmes. Le dallage du péristyle une fois trouvé, il resterait à mesurer, au moyen d'un échafaudage, la hauteur et le galbe des colonnes, et à en dessiner le chapiteau.

4o Enfin, au moment même où nous nous installions à Didymes, M. Richard Wood avait le bonheur de découvrir, au milieu des ruines malheureusement bien saccagées de l'Artémision d'Éphèse, une des bases de colonnes sculptées, mentionnées par Pline dans un texte célèbre et torturé de toutes les manières par les commentateurs modernes. J'avais pu voir moi-même, à la station d'Ayasolouk, cette base, l'œuvre la plus admirable de la sculpture décorative grecque, après les frises du Parthénon. Le temple de Didymes, contemporain de celui d'Éphèse, n'avait-il pas, lui aussi, quelques-unes de ses colonnes décorées de bases sculptées? S'il en était ainsi, c'était évidemment du côté de la façade qu'on avait le plus de chance de faire une heureuse trouvaille. Quoique les maisons couvrissent en partie cette façade et rendissent de ce côté les travaux fort difficiles, il fallait à tout prix tenter cette recherche.

Ce programme une fois arrêté, et les négociations nécessaires pour l'expropriation de quelques jardinets, fours et pans de mur, menées à bien, non sans mille glapissements, pleurs et malédictions de la part des femmes, et sans force tentatives des gros bonnets du village pour exploiter le besoin que j'avais de leur concours, les quatre points furent attaqués simultanément dès les premiers jours de mai. A partir de ce moment, les fouilles furent poussées avec une activité soutenue jusqu'à la fin de juillet. Le nombre des ouvriers employés ne fut jamais inférieur à cinquante, et s'éleva parfois jusqu'à la centaine. C'était le plus grand nombre d'hommes que l'on pût faire travailler utilement sur un espace aussi restreint.

De nos quatre fouilles, la première, celle du naos, fut loin de donner les résultats que nous en attendions. Une fois que la mine eut un peu

déblayé le terrain, une tranchée longitudinale fut ouverte dans l'axe de la cella, et sur toute la longueur possible. Au bout de trois semaines, on était déjà parvenu à un niveau beaucoup plus bas que celui du péristyle du temple, et cependant la pioche ne rencontrait encore ni le dallage du naos, ni le massif de construction sur lequel ce dallage, s'il avait jamais existé, eût forcément dû reposer. Une tranchée transversale, poussée de l'extrémité est de la première vers le mur sud du temple, nous fit bientôt découvrir le pied de ce mur : il était en effet de beaucoup en contre-bas du sol du péristyle, mais cependant au-dessus du niveau auquel était descendue la première tranchée. Celle-ci cependant continuait à se creuser péniblement; il avait fallu établir des banquettes pour le pelletage des terres, et déjà les ouvriers avaient grand'peine à jeter les déblais sur ces banquettes. Les deux parois de la tranchée, presque verticales, et formées de terre meuble surmontée d'une masse pesante de blocs, menaçaient de s'ébouler sur les ouvriers. Force me fut d'arrêter le travail, sans avoir pu ni atteindre la place où avait dû être la statue, ni parvenir à la profondeur du sol antique au milieu de la cella, à l'endroit où avaient dû être la fissure sacrée et l'Omphalos prophétique. Malgré cette déception, la fouille n'en avait pas moins constaté d'une manière certaine deux faits fort importants :

1o Le pied du mur de la cella était, à l'intérieur, beaucoup plus bas qu'à l'extérieur.

2o Le sol au milieu du temple était encore plus bas, et en ce point il n'y avait jamais eu de dallage. Nous reviendrons longuement sur ces résultats lorsque nous entreprendrons la restauration du temple.

Restait à dégager la porte par laquelle la cella communiquait avec le pronaos. Serait-il possible de le faire? la chose était fort douteuse. Toute cette partie était en effet couverte d'énormes blocs entassés les uns sur les autres et arc-boutés réciproquement, de sorte que le déplacement d'un seul pouvait entraîner l'écroulement de plusieurs autres; or, immédiatement au-dessus, était la plate-forme du moulin. La terre qui remplissait les interstices de ces blocs empêchait de se rendre compte des dimensions de chacun d'eux, de l'effet que pouvaient produire les pinces et les crics, et compliquait singulièrement le travail.

Néanmoins, un petit nombre d'ouvriers, choisis parmi les plus forts et les plus adroits, furent mis à l'œuvre et attentivement dirigés. On fit d'abord crouler quelques blocs qui roulèrent comme une avalanche jusqu'au fond de la tranchée creusée au milieu de la cella. On put apercevoir alors le haut des demi-colonnes engagées qui flanquaient la porte et auxquelles avait appartenu un beau chapiteau corinthien dessiné jadis

par les Dilettanti et détruit depuis. Ensuite, en calant avec des pierres et des bois mis en tous sens les blocs qu'il était impossible d'enlever, on put creuser entre ces deux demi-colonnes une sorte de trou de taupe, qui permit d'apercevoir successivement les jambages, puis le seuil de la porte, de constater que ce seuil était à plus de 3m,50 au-dessus du pied du mur de la cella, du côté intérieur, enfin d'apercevoir les premières marches de l'escalier qui rattrappait cette différence de niveau et permettait de descendre du pronaos dans le sanctuaire. Ainsi se trouvaient confirmés les résultats de la fouille précédente et expliqués des textes précis, relatifs au temple de Delphes, qui n'avaient jamais été compris jusque-là. Nous y reviendrons tout à l'heure.

Si les trois fouilles entreprises dans le naos n'avaient pu, à cause des difficultés matérielles, donner tous les résultats que nous en attendions, en revanche celle entreprise au nord du moulin, pour vérifier s'il n'y avait pas de ce côté un escalier semblable à celui dont on apercevait les indices du côté sud, réussit beaucoup mieux et put être poussée beaucoup plus loin que nous ne l'avions espéré. Il suffit d'enlever quelques pieds de terre mêlée d'éclats de pierre pour dégager la cage d'un escalier de marbre à deux volées parallèles, fort bien conservé, et dont nous atteignîmes au bout de quinze marches le palier inférieur. Sur ce palier s'ouvrait à gauche, c'est-à-dire du côté de l'axe du pronaos, une porte large de 1,80, encombrée de terre, d'éclats de pierre et de blocs. à demi en équilibre; les deux jambages de cette porte, en beau marbre blanc, avaient été lors de la ruine de l'édifice fortement ébranlés. Sur le seuil, on voyait encore les trous de scellement des gonds, ceux où entraient les verrous des battants, et les sillons circulaires creusés par le tournage de ces derniers. Pourrions-nous nous avancer au delà de ce seuil, pénétrer, ne fût-ce que de quelques pieds, dans l'espace compris entre les deux escaliers et sur lequel s'élevait ce moulin maudit dont nous aurions salué avec une joie peu charitable l'incendie ou l'éboulement? le danger de l'entreprise était si évident que nous ne trouvâmes parmi nos ouvriers qu'un seul homme assez casse-cou pour consentir à travailler en cet endroit c'était un nommé Pavlos, à moitié fou et qui s'était épris d'affection pour nous parce que nous le défendions de notre mieux contre les lazzis et les bourrades de ses camarades; il travaillait à petits coups, attaché par les reins à une corde dont deux hommes, postés en haut de l'escalier, tenaient l'autre bout, prêts à hisser vivement si quelque éboulement s'annonçait. Mon contre-maître, M. A. Veux, jeune Français Smyrniote fort intelligent, ou moi-même, restions sans cesse les yeux fixés sur la muraille du remblai que notre homme affouillait à

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