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SI M. Firmin Girard en peignant Le Quai aux fleurs a visé droit au cœur de la foule et ambitionné un succès populaire, il a certainement atteint son but; son tableau est un de ceux qu'on a le plus vus, le mieux regardés, et, depuis le premier jour de l'ouverture du Salon jusqu'au jour de la clôture, le public lui est resté fidèle. Ceux que le hasard ou le désir de se rendre compte des impressions des « masses» amenait devant ce quai chatoyant et parfumé ont pu juger du degré d'enthousiasme que son œuvre a fait naître: on ne se lassait pas d'admirer la patience de l'artiste, le soin avec lequel il a su tout rendre et tout exprimer, on louait la pénétration de sa vue, la dextérité de sa main, l'infaillibilité de son objectif. Il faut constater enfin que M. Girard a été un des lions du Salon; ce n'est pas assez dire, un amateur a dû se trouver un Américain naturellement qui aura payé l'œuvre un prix exorbitant, et les personnes bien informées, celles qui

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1. Voir Gazelle des Beaux-Arts, 2e période, t. XIII, p. 689.

pérorent devant les toiles avec un petit air entendu en employant des expressions pittoresques, ont même murmuré des chiffres qui ont rendu les impressionistes rêveurs.

Nous restons plus froid et nous sommes de ceux qui, par état, sont tenus de remonter les courants et de ramener les succès à leur juste valeur. L'œuvre est curieuse, elle étonne même et, à un certain degré, elle indique chez son auteur de grandes qualités, avec un défaut capital qui amoindrit beaucoup sa portée : le tableau n'y est pas, et c'est justement ce que la foule admire que nous ne pouvons pas accepter. M. Girard, qui compte déjà de beaux succès, nous avait charmé en s'attaquant, il y a quelques années, à un sujet très-simple pris dans la réalité de la vie, singulièrement séduisant par le choix et même par la conception et le rendu. Il avait peint hardiment une marchande de fleurs roulant sa charrette, éventaire ambulant plein d'harmonies, de fraîcheurs et de parfums: c'était relativement large, sincère et empreint d'un excellent esprit. L'année d'après, si je ne me trompe, il avait peint une allée de parc avec un cortége nuptial, en habits de noces du temps de Louis XIII, foulant aux pieds les feuilles mortes qui jonchaient le sol d'un jardin plein de chrysanthèmes et de fleurs d'automne. Le costume était inattendu, les satins étaient trop chatoyants, les camées, les dentelles, les passementeries et les paillettes jouaient un rôle excessif; quant aux feuilles, on les aurait comptées. La tendance était déjà moins bonne, le procédé moins large et la préoccupation de plaire et d'étonner s'accusait visiblement. Cette année enfin l'artiste, qui avait eu un réel succès, a pensé que l'heure était venue de frapper un grand coup, il s'est installé au coin du pont Saint-Michel, regardant du côté du Palais de Justice et, prenant pour premier plan le trottoir et la chaussée, il a peint «<le Quai aux fleurs ». C'est la nature même, moins les sacrifices qu'elle fait si généreusement, et moins l'enveloppe, l'air ambiant, les accidents, les hasards, le choix nécessaire; par-dessus tout, moins l'esprit qui fait les tableaux et, dans ce qui frappe les yeux de l'artiste, lui ordonne de ne voir que ce qui doit être vu, de ne mettre en relief que ce qui est le principal, de tenir discrètement à son plan ce qui est l'accessoire, de noyer dans l'ombre les détails qui, tout en existant et en tenant modestement leur place, ne peuvent pas s'imposer aux yeux du spectateur et absorber son attention.

Le Quai aux fleurs est un sujet charmant, j'attends l'artiste qui, s'attaquant un jour au marché de la Madeleine, trouvera là l'occasion d'une toile exquise. Comment M. Girard, qui avait su donner de la grâce à sa Bouquetière d'antan, au lieu de nous offrir cette clientèle de types vul

gaires, profitant d'un hasard heureux qui est plus que vraisemblable, n'a-t-il pas trouvé moyen d'amener là quelqu'une de ces jolies Parisiennes discrètes, furtives, qui se lèvent un beau matin de printemps avec des désirs plein le cœur, de la fantaisie plein l'esprit, de la grâce depuis la cheville jusqu'à la nuque, sautent dans un fiacre en jupe de serge cou

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leur de muraille, pour rapporter au logis des moissons de violettes et des gerbes de lilas; grisées de parfums, de lumière et de couleur.

On peut opposer au Quai aux fleurs de M. Girard La Place des Pyramides, de M. de Nittis; car il est impossible d'avoir un parti pris plus différent et de présenter un plus parfait contraste dans l'exécution comme dans l'esprit. La Place de la Concorde que l'artiste avait envoyée récemment avait ouvert la voie; nous avons eu depuis l'occasion de voir Piccadilly pris à la hauteur de Hyde Park, et toutes ces toiles, conçues dans le même sentiment, exécutées par le même procédé, ont eu assez de portée pour engendrer des imitateurs au Salon de cette année. On peut donc juger M. de Nittis sur un ensemble d'œuvres, ce qui est toujours

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plus profitable à la critique. Ce n'est ni l'esprit, ni l'œil qui manque à l'artiste, c'est une certaine mesure dans la fougue et une contention nécessaire dans le rendu. Il faudrait résoudre ce difficile problème de conserver à une toile la précieuse enveloppe qui fait tout son charme, tout en lui donnant le réel, le voulu, l'assiette sérieuse et forte, le dessin exact, ferme et serré.

M. de Nittis a quelques-unes des qualités que nous exigeons d'un artiste pour qu'il mérite tous les suffrages: il a l'œil sensible, il voit juste et il est peintre. C'est un observateur qui ne saisit dans un tableau que ce qu'il doit saisir, et c'est ce qui fait en somme qu'avec un labeur infiniment moins pénible, moins consciencieux, mais beaucoup plus intelli-. gent que celui de M. Girard, il arrive à produire un effet plus sûr.

Sur la route de Castellamare est une réminiscence de la fameuse, route qui fit le succès de M. de Nittis à Paris, et là les qualités et les défauts sont plus visibles encore. L'impression est d'une exactitude parfaite et, si on ne s'approchait pas d'un tableau qui par sa dimension exige qu'on le voie de près, on se déclarerait satisfait. Le long ruban de la route pleine de poussière se déroule à l'horizon, les personnages du premier plan, arrêtés à côté d'un tas de cailloux, sont très-intéressants par le geste, le type, les habitudes du corps et par la finesse du ton; il y a notamment là une nuque de vieille femme qui s'incruste dans la mémoire de ceux qui ont flâné dans la rue de Tolède à Chiaja ou à Castellamare; mais, à deux pas de là, l'âne n'est pas à son plan, et, bien dessiné dans sa construction, il est hors de proportion avec les personnages. Le procédé aussi finit par être trop sommaire, ces légers frottis qui laissent voir le fond de la toile sont insuffisants, il faut les laisser aux aquarellistes; la peinture à l'huile comporte un rendu plus solide, une touche plus grasse; il y a des procédés de prestidigitation qui ne peuvent pas satisfaire les amateurs sérieux. Comment voulez-vous que le temps émaille cette toile légèrement recouverte, cette poussière plus impalpable que celle qui recouvre l'aile des papillons diaprés ? Mais il y a bien de l'esprit dans tout cela, et si on insiste sur M. de Nittis c'est qu'il le mérite; le pinceau délicat et spirituel qui, dans une surface grande comme l'ongle, a su fixer le sourire de M. Claretie, qui passe « par hasard » sur la place des Pyramides, promet beaucoup; il ne faut pas que le succès l'entraîne hors de sa voie.

M. John Lewis Brown donne une note spéciale dans le concert; il est une personnalité dans ce qu'il est et, tel qu'il se présente, avec tous ses défauts, ses incohérences et ses à peu près, il est certainement un des vingt ou vingt-cinq peintres originaux de ce temps-ci. On sait bien d'où

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