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le sol est léger mais bien fouillé. Cela manque à coup sûr de l'idéal nécessaire, et il y a quelque sécheresse dans l'expression; mais, je le répète, c'est un nom à retenir. Qu'au contact des autres artistes plus habiles que lui, M. Destrem ne perde pas ses qualités personnelles et qu'il persévère dans sa voie.

Je ne saurais comprendre qu'un artiste qui n'a pas vécu dans l'intimité de son modèle, ou qui ne sait du moins rien de lui, puisse tracer un portrait ressemblant, fixer son regard habituel, lui donner sa juste expression, le surprendre dans sa pose et son geste familier, nous le livrer enfin vivant, palpitant de cette ressemblance qui n'a rien de fugitif, qui n'est pas la traduction accidentelle de l'impression que met sur son visage le nuage qui passe et qui l'assombrit, le sourire qui l'éclaire et qui l'illumine.

Je sais qu'à ce compte-là on ferait peu de portraits, la clientèle serait trop restreinte et le métier ne serait point enviable, mais jamais on n'exigea davantage d'un artiste que de venir lui demander, sur l'heure et sans poser la palette, de nous dire la vie, les tendances, le caractère, la philosophie peut-être d'un homme qui vient frapper à sa porte, d'un modèle qu'il n'avait pas vu hier, qu'il ne reverra plus demain. Et la femme, ce sphinx éternel, ce Protée exquis, changeant comme le ciel, mobile comme l'onde, qui pénétrera sa secrète pensée? Quel œil, rapide comme un objectif et fidèle comme un miroir, reflétera l'expression entrevue; quelle main preste, à la fois légère et profonde, la saura fixer? Quelle face humaine se ressemble à elle-même pendant une heure de suite et offre le lendemain l'expression qu'elle offrait la veille? Quand elle sort de la fête brillante et qu'elle ôte sa couronne de fleurs, indifférente et lasse, qui reconnaîtrait la mondaine à l'air vainqueur qui passait hautaine, écoutant passer son éloge dans les réflexions de la foule? Quand il a quitté la tribune ou l'atelier, quand il s'épanouit dans la joie douce de la famille ou se détend dans les loisirs de la vie privée, quelle face géniale d'homme d'État, de poëte, d'artiste, de penseur conserve le trait acéré, l'expression contenue, l'humidité du regard, le reflet sacré de l'action et du combat de la vie?

Demander à un portrait de nous faire penser, et exiger d'un artiste de nous intéresser avec la reproduction d'une face humaine qui nous est inconnue, c'est, je le répète, lui demander le génie. Nous ne devons pas être si exigeant et nous examinerons simplement si, parmi les centaines de Messieurs et de Dames qu'on nous a représentés dans des poses diverses, quelques-uns nous ont arrêté en nous impressionnant

et nous ont fait penser, non point à la bonne faiseuse ou même au peintre lui-même, mais au caractère du modèle, aux pensées qu'il est susceptible de remuer dans son cerveau, à la vie qui lui est habituelle; en un mot, si l'homme qui est là nous intéresse et sort vivant de son cadre en s'imposant par ce qui est immortel et qui doit se refléter sur son visage. C'est là notre point de vue qu'on nous laisse faire, nous sommes trop épris de la peinture pour elle-même pour sacrifier absolument l'âme au corps.

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M. Édouard Dubufe a envoyé deux beaux portraits, un Philippe Rousseau, solide, ressemblant à crier et d'une excellente physionomie; son Émile Augier manque peut-être d'un peu d'ampleur. Est-ce bien là le petit-fils de Pigault-Lebrun, le créateur du baron d'Estrigaud? Après son beau portrait de l'année dernière, on attendait M. BastienLepage à son second essai; l'œuvre ne nous a pas causé de déception, mais il nous semble qu'elle a eu moins de succès que celle de l'heureux début. C'est toujours un avantage pour un artiste d'avoir pour modèle un homme en évidence; cette année, c'est le beau-père de la Constitution elle-même qui posait devant l'artiste. M. Wallon, qui nous a mis à tous quelques couronnes sur le front, il y a vingt ans, hélas! - en appelant l'Université de France alma mater, sans avoir rien d'énergique ni de bien précis dans le caractère, a ce qu'on appelle une tête en terme d'atelier. Tout l'accent de la physionomie réside dans les yeux pâles comme une faïence de Moustier, et dans le teint très-légèrement plombé. C'était là l'écueil, et l'artiste est tombé dans le piége que lui tendait la nature; monter d'un demi-ton au-dessus de ce teint-là et exagérer d'un quart de ton seulement la pâleur des yeux, c'était verser dans un excès qui pouvait être fatal au tableau. Les mains de M. Wallon, aussi bien que celles du personnage de l'an dernier qui avaient fait prononcer le nom d'Holbein à quelques connaisseurs, sont exécutées d'une façon savante et large. M. Feyen-Perrin nous a donné M. Alphonse Daudet, l'auteur de Fromont-Risler, du Petit-Chose, de l'infortuné Jack, et de tant de touchantes poésies et nouvelles. C'était là un modèle qu'un portraitiste eût choisi « pour la gloire » et pour le plaisir de le peindre. M. FeyenPerrin, qui a fait de grands progrès et dont on avait placé un peu trop haut la jolie toile, claire et conçue dans une jolie gamme, qu'il intitule Les Cancalaises, est resté un peu au-dessous de ce qu'on pouvait attendre de lui. Il a fait un bon portrait, je n'y contredis pas, mais c'est insussisant; les yeux profonds et vifs, légèrement bistrés, pourraient s'accuser plus vivement, la barbe n'est absolument pas rendue.

Mile Jacquemart ne nous étonne plus, elle poursuit sa carrière sans

jeter des torrents de lumière; mais en somme elle a un bon portrait, bien franc, bien campé, qui ne révèle nulle mièvrerie et se tient bien. Je préfère son Général de Palikao à l'homme d'État in partibus qui a posé dans sa robe de chambre; le Comte de Chambrun ne s'affirme pas, et

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cependant lui aussi a une tête, et personne ne saurait lui reprocher de ne pas être un type.

Il faut en finir avec les célébrités et aborder les portraits multiples qui représentent Mlle Sarah Bernhardt. Je serai discret et je ne dirai pas un mot du modèle, je ne parlerai pas de son physique; c'est devenu de très-mauvais goût, et ce fut de tout temps une banalité qui n'eut

jamais d'excuse. Il y a des personnes fluides qui font des surprises, cela arrive tous les jours; quand on force avec autant de persistance son rôle d'impalpable, quand on se drape à dessein dans des plis étroits, au lieu de dissimuler ses défaillances, c'est qu'on est bien sûr de soi à l'heure où la vérité rayonne.

Nous avons donc deux Sarah; l'une c'est l'Étrangère d'Alexandre Dumas, plus étrange que nature, gardée par un grand lévrier d'Écosse. La jeune tragédienne, qui est une femme très-exceptionnellement douée et qui nous a tous étonnés par la volonté avec laquelle elle a pris au théâtre la belle place qu'elle occupe aujourd'hui, rêve dans son boudoir; elle s'essaye aux mélancolies profondes de Phèdre : « Ah! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts! » aux abattements indicibles qui succèdent aux fureurs d'Hermione. Couchée sur une molle ottomane qui ne messied point à Zaïre, elle a un geste romantique, se drape dans une robe de satin blanc qui fait des plis de chic et dont l'étoffe, la serrant à la façon d'un étroit sarreau, va mourir, comme une vague, bien au delà des pieds, sur le tapis de Perse d'un boudoir asiatique où l'or scintille, où brille la soie, où les grandes plantes tropicales rappellent sa patrie à la fille d'Othman. Pour parler d'une façon pratique et sèche, il y a trop de choses dans ce portrait-là, et puisque c'était le vœu du modèle ou celui du peintre de machiner un gigantesque tableau, je n'aurais pas hésité : puisque la personne tragique est évidemment l'accessoire dans l'œuvre, j'aurais hardiment fait un sujet et représenté une action. Comment s'intéresser au modèle pour le modèle lui-même dans ce fouillis brillant, plein de verve et volontairement brutal comme un décor de théâtre? La tête, les mains, la physionomie, l'expression, sont les dernières choses auxquelles je songe en pareil cas, et ceux qui cherchent l'âme courent le risque de ne trouver que le tapissier.

Je sais bien qu'il y a des effets de main et de grands yeux rêveurs perdus dans des pensers sans fin, mais « l'homme qui me rendra rêveuse pourra se vanter d'être un fameux lapin! » a écrit Gavarni.

Mile Abbema, qui a peint la deuxième édition de Mile Sarah, a représenté une sorte d'amazone à la ville. Tout d'abord j'ai été rebuté par ce portrait, une tache sommaire dans l'arcade sourcilière et un manque de modelé dans le visage m'avaient fait juger l'oeuvre trop rapidement et m'éloigner sans en tenir grand compte. Peu à peu je suis revenu, j'ai étudié, j'ai apprécié et, tout bien pesé, je ne suis pas loin de trouver que c'est un bon portrait. Il y a là du caractère et une certaine sincérité de vues qui finissent par convaincre. La robe est énergiquement peinte aussi. Reposons-nous avec M. Henner. C'est banal de le dire, car tout le monde

me

l'a senti, son portrait de Mine Karakéhia est un chef-d'œuvre, le mot n'est pas trop fort avec le fameux portrait de M. de Calonne, une certaine femme en noir à robe bordée de fourrures de Léon Coignet, le portrait d'Armand Bertin, celui de Guizot, de Delaroche et deux ou trois autres,

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le portrait français du XIXe siècle pourra être représenté au Louvre. Les yeux, les chairs blanches et molles des femmes arméniennes y sont rendus admirablement, le costume est d'une sobriété et d'un rendu qui accuse le maître; un peu moins et ce ne serait plus assez, mais c'est complet.

M. Humbert a eu un grand succès récemment, on l'attendait à une

XIV.

2o PÉRIODE.

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