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la composition nous toucheraient peu. Il leur manque, selon nous, une façon personnelle de voir la nature et le haut sentiment qui doit dominer toute tentative d'artiste : la plupart d'entre eux pèchent toujours par le choix. Ceux qui prétendent nous intéresser avec un coin de haie, un chemin creux, trois pierres aux premiers plans, ou un pommier en fleur qu'ils copient servilement, sont incapables de mettre dans ce petit morceau de nature la poésie touchante que Dieu répand dans toute son œuvre, en baignant dans la lumière les buissons d'églantiers et les haies d'aubépine, pénétrant les masses sombres, faisant chanter chaque touffe d'herbe et donnant sa juste valeur à tout détail qui joue humblement son rôle et laisse leur valeur aux groupes. Voulant être simples, ils deviennent arides et ne savent point nous intéresser. Ceux qui ont des ambitions plus hautes et embrassent un plus vaste ensemble enveloppent l'œuvre tout entière, souvent bien assise et savamment dessinée, dans une coloration qui se reflète partout et qui n'est admissible que dans un décor, ils restent souvent dans la convention, dans une interprétation et une traduction, et nous choquent assez pour que nous refusions d'examiner l'œuvre et d'en apprécier les qualités relatives. La plupart enfin cherchent à nous impressionner en éveillant chez nous la sensation rapide de la chose vue, c'est toute une école, la plus nombreuse et la plus suivie. L'effet est juste ou relativement juste, les valeurs sont exactes, le ton général n'a rien qui nous heurte, c'est le commencement d'un tableau, son ébauche spirituelle; mais une fois que mon œil a constaté la justesse de cet effet, je veux étudier le sujet, le lire, non pas dans son détail, mais au moins dans ses plans divers : tout m'échappe, je ne puis saisir ni le ton ni la forme, tout se perd dans une harmonie qui m'a séduit d'abord, mais qui m'a séduit pour me tromper et me dérober le sens précis des choses. Ce sont là des à peu près, souvent pleins de charme, mais dont il faut blâmer la tendance. Que, dans un élan rapide, l'artiste essaye de saisir l'insaisissable, qu'il veuille, contenu, attentif, fiévreux dans son expression et rapide dans sa touche, lutter avec la nature et fixer une heure, un effet, une impression, rendre enfin l'impalpable, peindre les fraîcheurs du matin, les mélancolies du soir, les ardeurs du jour, les rayonnements dont un soleil de feu enveloppe toute chose aux moments du midi; que, même à l'heure où la terre est brune, il essaye de nous rendre les ombres indécises et vagues qui s'estompent dans la nuit, l'art y consent et nous aurons ressenti devant son œuvre quelque chose de cette émotion que nous éprouvons devant la nature à l'instant où il essaye de lutter avec elle et de lui emprunter sa poésie ; mais notre émotion sera bien fugitive, bien courte, s'il n'a pas creusé un

peu son sujet, s'il s'est contenté lui-même d'une indication juste peutêtre, mais flottante et superficielle et qui perdrait tout son prix s'il essayait de la creuser davantage et de la préciser. J'appelle l'attention du lecteur sur ce point, c'est là le grave dissentiment qui existe entre les paysagistes de ce temps-ci, c'est celui qui a provoqué la grande scission qui nous a valu, je le reconnais, l'admirable école dite de Fontainebleau, celle des Rousseau, des Millet, des Troyon, des Achard, des Desjobert et tant d'autres à la suite. Quand Daubigny en ses vertes années glissait

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sur la rivière d'Oise, arrêtant son bateau, le Botin, au milieu des touffes de sauges et des hautes herbes, jetant l'ancre sur une berge fleurie pour saisir sur le vif quelque poétique effet du matin : un village gris couché dans la plaine, dominé par son clocher, se détachant sur un rideau de verdure, un premier plan de rivière où les grands bateaux chalands mettaient une tache brune rayée de vert; l'impression n'en restait pas moins juste parce qu'elle était exprimée avec certitude, les traits essentiels étaient tous indiqués et restaient pénétrés de l'air ambiant; il résultait de cette observation une œuvre assise et bien rendue, un tableau et non une esquisse. Quand Troyon, caché jusqu'à mi-corps dans ces opulentes prairies d'Eure-et-Loir, suivait d'un œil attentif les grands bœufs

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roux dont les vapeurs d'argent du matin baignaient les blonds naseaux; ivre des splendeurs de la nature, à l'heure où Midi, roi des étés, répandu sur la plaine, « tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu », quand il vivait dans son rêve coloré, et d'un pinceau violent, brutal parfois, mais d'une expression consciencieuse et achevée, rendait et l'heure du jour et les harmonies de la nature, et la richesse des tons et la profondeur du ciel, et la vitesse des nuages et leurs reliefs, et les nappes dorées des épis mûrs qui se courbent lentement sous l'haleine chaude du soleil : il restait encore un tableau, et il était dans la mesure du rendu nécessaire. Quand Rousseau non pas à la fin de sa vie, au moment où il cherchait une expression pommelée et pointillée qui, selon nous, était une décadence s'attaquait, vigoureux artiste, en ses belles années de création et de saine interprétation de la nature, à un chêne robuste et puissant, et exprimait sa construction, le jeu de la lumière dans les grandes masses des feuillages, les plans de la couleur, et jusqu'aux ondulations que produit le vent dans les arbres; il n'allait jamais jusqu'à la minutie de la feuille et ne se perdait pas dans un détail inutile que mes yeux ne perçoivent point dans la nature et qui, lorsqu'on essaye de les fixer, fait perdre le sentiment des masses et l'harmonie de l'ensemble. Tous, cependant, faisaient des tableaux, et si on ne veut parler ni du grand esprit qui conçoit, ni de l'esthétique, ni de la philosophie particulière à chacun d'eux, leur œil au moins, dans une savante et juste synthèse, en éliminant les éléments de détail, conservait les grands traits essentiels et toutes les valeurs qui sont indispensables pour qu'un arbre, un ciel, un terrain, une plante, aient leur construction inévitable, indispensable, et pour que leur représentation éveille en moi une sensation non-seulement vraie, mais aussi durable qu'elle est reconnue juste.

Au lieu de cela, si on ne se défend point, nous allons verser dans une école dont les principes flottants et insuffisants sont inadmissibles; on dissimule l'ignorance sous un trop beau nom, il faut être franc et net en un semblable sujet et il ne faut pas appeler simplicité, sobriété et sacrifice ce qui n'est que pauvreté, insuffisance et ignorance.

Mais s'il est nécessaire de faire des déclarations de principes il faut reconnaître que tous ne sont pas dans une voie fausse; il y a des esprits qui ont conservé leur santé, des cerveaux qui conçoivent nettement et des âmes imbues de poésie qui savent faire passer sur la toile l'émotion qu'ils ressentent et nous la communiquent. Dans cette exposition des paysagistes que nous avions presque tous déclarée relativement inférieure, je n'ai pas noté, dans un choix consciencieux et avec une élimination considérable, moins de soixante-douze artistes dont j'aurais aimé

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parler si les conditions pratiques de la publication l'avaient permis, c'est dire qu'il n'entre pas d'exclusivisme dans notre façon de juger. M. Bernier et M. Pelouse sont de ceux qu'il faut citer les premiers avec M. Guillemet, M. Daubigny et M. Français. M. Guillemet est vigoureux; je crains qu'il ne voie la nature un peu sombre, et c'est peut-être à cette disposition de son œil qu'il doit sa singulière puissance. M. Bernier, dont nous avons publié une belle cau-forte dans le dernier numéro, a peint Une Ferme en Bannalec (Finistère), et l'heure qu'il a choisie est rendue avec un haut sentiment de la nature; M. Pelouse a intitulé modestement sa toile: Une Coupe de bois à Senlisse (Seine-et-Oise). C'est l'œuvre d'un homme qui sait admirablement son arbre et dont la science s'allie à une impression mélancolique et pleine de poésie. M. Émile Breton, qui a compté de grands succès, devra s'arrêter sur la pente où l'a amené sa recherche de l'effet juste; regardez consciencieusement son Hiver et sa Marine, est-ce suffisant désormais, je ne le crois pas ou suis-je trop exigeant pour ceux qui cherchent à donner la sensation d'une saison? M. Lépine, qui a le tort de faire toujours le même tableau, est un artiste tout à fait séduisant par de fines colorations et des gris exquis, une grande harmonie règne dans toutes ses toiles; si je cite son nom à côté de celui de M. Breton, c'est que lui aussi a peint l'hiver, dans Une rue à Caen un jour de neige. M. Amédée Rosier, qui avait débuté il y a bien des années par de charmantes petites études faites aux environs de Paris, est devenu amoureux de la lagune, et depuis quelques années il nous rend Venise, ses chatoiements et ses lumières, ses reflets et ses effets multiples. Le Canal de San-Marco au crépuscule est une toile excellente, il a exprimé la poésie du ciel, de l'eau, et nous a fait retrouver la sensation idéale qu'on éprouve à glisser sur la lagune dans la gondole silencieuse à l'heure poétique où,vue de la pointe des jardins, « Venise la Rouge » dort encore.

M. Léon Flahaut passe à sa seconde manière, nous pouvons lui dire que c'est la bonne; il a trouvé son chemin de Damas sur la Plage de Berneval à marée basse. Jusqu'à présent il ne s'était pas tout à fait dégagé, il restait sourd et un peu assoupi dans les tons verts des prairies et les colorations des peupliers. Il s'est dépaysé tout d'un coup et le gris lui a réussi ; c'est un beau morceau de nature que sa grande falaise déchiquetée qui se découpe sur le ciel. Il y a notamment de trèsgrandes qualités de dessin dans la plage elle-même qui fuit bien à l'horizon et reste très-bien construite dans sa simple nudité. M. Busson se montre le beau paysagiste qu'il est dans le choix des motifs et la construction du tableau ; mais je ne saisis pas bien l'effet coloré et à quoi il correspond dans le Dormoir vendômois.

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