Page images
PDF
EPUB

de mauvaise humeur, une boutade isolée. Écoutez donc la parole de Lucien racontant à son auditoire une vision de sa jeunesse.

Deux femmes lui étaient apparues et cherchaient à l'entraîner chacune de son côté. La première avait l'air d'un artisan, le langage grossier, les cheveux en désordre, les mains calleuses, la robe retroussée et couverte de poussière : c'était la Sculpture. L'autre, richement parée et d'une physionomie avenante, s'exprimait avec élégance : « Mon fils, disait-elle, je suis la Science. Si tu suis l'autre femme, tu ne seras qu'un manœuvre te fatiguant le corps, voué à l'obscurité, l'esprit flétri, incapable de faire envie à tes concitoyens; quand tu deviendrais un Phidias, un Polyclète, quand tu ferais mille chefs-d'œuvre, c'est ton art que chacun louera; parmi ceux qui les verront, il n'y en a pas un seul, s'il a le sens commun, qui désire te ressembler, car, si habile que tu sois, tu passeras toujours pour un vil ouvrier, vivant du travail de tes mains. Courbé vers le sol, sans jamais relever la tête, sans penser à rien de mâle et de libre, tu ne songeras qu'à bien façonner, à bien polir tes ouvrages, mais nullement à te polir, à te façonner toi-même et tu te mettras au-dessous des pierres1. »

Le dernier trait est cruel et Lucien ne pouvait manquer de laisser la laide ouvrière, pour se jeter dans les bras d'une personne aussi persuasive.

A la rigueur Plutarque a une excuse: il appartient à une vieille famille de Chéronée, imbue des préjugés aristocratiques de la race béotienne. Lucien est un autre homme. Petit-fils et neveu de sculpteurs, il entra de bonne heure dans l'atelier de son oncle qui le traita rudement; si bien que le jeune apprenti renonça pour toujours au métier et lui garda rancune. Malgré ces mauvais souvenirs, Lucien ne peut oublier son origine, c'est un artiste; s'il parle d'une œuvre de Zeuxis ou d'Apelle, d'Alcamène ou de Phidias, il le fait avec à-propos, en homme du métier. Mais quoi! le connaisseur a beau se passionner pour l'œuvre, le philosophe méprise l'ouvrier.

N'en déplaise à nos deux moralistes, leurs prédécesseurs pensaient autrement. L'ancienne école plaçait la peinture et la sculpture au premier rang des arts libéraux, et trouvait bon que l'artiste reconnu le plus habile reçût des honneurs exceptionnels. Au rapport d'Aristote, le dessin faisait partie de l'éducation mondaine ', et les meilleures

4. Lucien, le Songe; Discours de la Science.

2. Pline, XXXV, 40. Senèque, Lett. 88.

3. Ém. David, Recherches sur l'art stat., 452 et suiv.

4. De Rep, VIII, 7.

familles envoyaient leurs enfants aux ateliers de Sicyone, d'Égine, d'Argos ou d'Athènes1. Je sais bien que Platon proscrit les arts de sa République, mais rassurez-vous, sa République est imaginaire. Au fond, Platon ne proscrit que les méchants ouvrages et les artistes sans valeur2; quant à ceux qui ont fait leurs preuves, il les appelle, il leur demande des œuvres saines, irréprochables. «En voyant chaque jour, dit-il3, des chefs-d'œuvre de peinture, de sculpture et d'architecture, pleins de noblesse et de correction, les esprits les moins disposés aux grâces, élevés parmi ces ouvrages comme dans un air pur et sain, prendront le goût du beau, du décent, du délicat. Ils s'accoutumeront à saisir avec justesse ce qu'il y a de parfait ou de défectueux dans les ouvrages de l'art et dans ceux de la nature, et cette heureuse rectitude de leur jugement deviendra une habitude de leur âme. » Voilà de nobles pensées et un beau langage vraiment dignes de Platon!

Plutarque et Lucien ne le prennent pas de si haut. Encore que le premier soit un disciple éloigné de Platon, il connaît trop mal les arts pour en dire du bien, et Lucien les connaît trop bien pour en dire du mal. Leur point de vue est nouveau : il consiste à séparer l'œuvre de l'artiste, pour se ménager le droit de jouir de l'une en méprisant l'autre. Ce procédé commode mérite toute notre attention; un contemporain de Périclès ne l'aurait jamais imaginé. Mais Plutarque et Lucien sont de leur temps ils subissent à leur insu l'influence romaine.

Rome ne pardonna jamais aux Grecs leur supériorité dans les arts'. Il ne lui suffisait pas d'avoir transplanté la Grèce en Italie avec ses dieux, sa langue, ses modes, ses artistes, ses monuments. Le conquérant sentait son impuissance, mais il n'était pas d'humeur à l'avouer; il fit comme le renard de la fable et décida que l'art était indigne de lui et bon pour les goujats. « Nous méprisons ces futilités, dit Cicéron dédaigneusement, nous les abandonnons aux peuples tributaires pour leur servir de consolation et d'amusement dans leur esclavage ». On traita les artistes en peuple conquis, en esclaves chargés de sculpter et de peindre pour le plaisir de leurs maîtres; on inventa pour eux le sobriquet de Græculi, les petits Grecs. Ces façons hautaines dédommageaient l'amourpropre national, et la littérature s'empressa d'en profiter : elle étrangla sans scrupule les nouveaux venus. On assure que ces pratiques sont

4. Ém. David, Recherches sur l'art stat., 170, 171.

2. De Leg., III.

3. De Rep., III. Traduction d'Ém. David.

4. Les Collectionneurs de l'ancienne Rome, p. 4.

5. In Verr., II, 4, 60.

[graphic]
[graphic][merged small][ocr errors][ocr errors][merged small][subsumed][merged small][ocr errors]
« PreviousContinue »