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en reconnaissance occupe un village où vient d'avoir lieu un engagement de cavalerie; on s'avance avec prudence; un enfant renseigne nos troupiers; le petit détachement qui forme l'avant-garde à l'entrée du village trouve la place encore chaude; sur le sol, prostré et engagé sous son cheval, gît le cadavre d'un hulan; les habitants craintifs entr'ouvrent les portes; entre deux murs s'avance le gros de la force. Quoique la foule ait fait moins de fête à l'artiste que l'an dernier, nous préférons de beaucoup cette œuvre saine et bien équilibrée au défilé qui a mérité

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tant de suffrages, et dont les personnages, avec les mille intentions diverses dont on les avait animés, éparpillaient l'intérêt et constituaient un tableau moins bien pensé et même moins bien peint que celui-ci, qui est à tous les points de vue l'un des meilleurs du Salon.

M. Dupray s'est aussi enrôlé parmi les chroniqueurs militaires; personne comme lui ne fait rouler sur sa selle un jeune chasseur à cheval, on dirait qu'il suit des escadrons au galop et note, dans les camps, toutes les manœuvres de la cavalerie légère. Il a sa façon personnelle de dire les choses, une touche assez franche et une gamme sans éclat qui n'est pas sans charme; mais peut-être se satisfait-il un peu vite, et, dans cet

art hippique, si difficile, il apporte plus de sentiment que de science. Peindre Baal, reconstruire Babylone et inventer à nouveau un monde disparu comme Tyr ou comme Numance et arriver à établir un tableau, non-seulement vraisemblable dans ses lignes mais même dans son détail, c'est une tâche qui n'est pas commune et on sent là tout un monde de recherches et d'études. Que Babylone fût ce que l'a faite M. Motte, l'auteur du Baal dévorant les prisonniers de guerre à Babylone, je n'en jurerais pas; M. Flaubert, M. Renan, M. Léon Rénier et M. Texier pourraient seuls dire ce qu'il en est, mais rien ne me heurte dans cette restauration idéale. Je vois cependant trop de choses dans le tableau et des détails étranges; où le peintre a-t-il puisé ses renseignements, les a-t-il lus sur une brique conservée au British Museum ? Un Oppert inédit, en lunettes, auprès duquel les déchiffreurs de cunéiformes sembleraient des hommes sans consistance, a-t-il fait des aveux spécialement pour lui dans son atelier? A-t-il avec Clermont-Ganneau quelque secrète accointance? par quelle singulière disposition du cerveau un homme arrive-t-il, comme M. Alma-Tadema, comme M. Motte, comme Hunt, à rêver la reconstruction de ces mondes qui se sont évanouis? C'est un grand intérêt d'ailleurs que ces dispositions particulières et ces tendances diverses des artistes. Avec un tel tempérament et une telle direction d'idées, M. Motte pourrait être un peintre sec, disons mieux, il devrait l'être, car c'est dans l'ordre des choses, mais je flaire dans ce jeune artiste un ouvrier qui, au besoin, ne détesterait pas le « morceau »> et prendrait volontiers souci de la lumière, du soleil et du reflet chatoyant il y a dans les grandes surfaces de pierre qui se découpent sur le ciel de longues traînées d'ombre d'une réelle qualité picturale. M. Motte a eu beaucoup de succès même auprès de la foule intriguée; il méritait d'être placé moins haut, mais il a néanmoins réussi et, après avoir payé son tribut d'intérêt à l'Audience de cour d'assises de M. Moyse, sujet bien observé, mais un peu mou de touche et sans cette saveur que nous voulons goûter dans une œuvre moderne, chacun levait la tête et se demandait quel était le sujet bizarre que M. Motte avait voulu représenter.

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M. Delort fait moins rêver, sans faire aucune fouille et sans déchiffrer les stèles c'est net et compréhensible. M. L..., qui habite les environs de Fontainebleau, a marié sa fille; on a fait la noce dans le château, et, après le déjeuner, à l'heure du cigare, on va digérer dans le parc; c'est l'heure où les grands parents causent sous les arbres; les hommes se dilatent sur les pelouses, les dames causent et disent : « Pourvu qu'elle soit heureuse! le trousseau est parfait. » C'est du moderne d'hier et de demain; c'est trop habile, mais assez spirituel; les habits noirs ne sont

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pas tous de chez Alfred, le coupeur est louable cependant, la verdure aussi, quoiqu'un peu neuve peut-être. Comme ce serait amusant si nous avions une telle scène signée Watteau, Lancret ou Pater, qui nous représentât le mariage de M. de la Morlière avec Mile de Chevancey, et quel joli renseignement pour nous autres enfileurs de mots, qui voulons maintenant qu'on soit de son temps! Être de son temps! voilà ce qu'il faut toujours se dire quand on produit, et M. Delort a bien fait de renoncer à Manon Lescaut; c'est une personne intéressante, mais elle l'avait moins bien inspiré que l'abbé Prévost; son tableau de cette année, qui n'est pas complet, est dans une bonne tendance. Quand l'artiste se sentira assez fort pour lier tout à fait le paysage et les personnages, ce sera encore plus intéressant.

La scène de Sauvetage de M. Poirson n'est pas d'un peintre bien robuste, mais elle est d'un artiste sincère qui est capable de ressentir une émotion, et, ce qui vaut mieux, de la faire éprouver au spectateur; tout son monde effaré sur la plage est bien à son affaire, chacun est dans son rôle. La vague déferle, on appelle, on court, on crie; il y a là beaucoup de mouvement et c'est certainement un bon tableau bien pensé et bien conçu.

M. Simon Durand, quoiqu'il soit Suisse, est aussi un moderne qui suit les noces qui vont à l'église, - je veux dire qu'il y a des chances pour qu'il soit protestant. C'est un observateur, mais c'est aussi un esprit satirique, et quand il assiste à un mariage, je suppose qu'il a l'intention de se moquer un peu des conjoints et du châle à fleurs de la tante.

C'est aussi la spécialité de M. Vibert d'appeler le rire; on se tord devant ses toiles, et il y a toujours, appuyé sur la cimaise où reposent ses tableaux, un monsieur très-fin qui explique à une dame la fine ironie du sourire des personnages, ou les intentions grivoises d'un homme de robe. M. Vibert est un artiste à sujets badins et à malignes anecdotes. Il est inépuisable et a beaucoup de succès dans un certain monde, car il a des idées à foison, un esprit d'ordre devenu célèbre et une sécurité d'exécution qui exclut la fièvre et le tressaillement. Cette année, la scène se passe dans l'antichambre de Monseigneur; le clergé a toujours joué un grand rôle dans cette peinture-là. Tout dans ce vaudeville doit concourir à l'effet, il y a même dans l'antichambre des affiches qu'il faut lire, car si on ne les lisait pas on ne comprendrait pas tout de suite la plaisanterie; c'est comme si au théâtre on passait un morceau du dialogue ou on coupait les mots à effet. Il y a des critiques moroses qui prétendent que la palette du peintre est devenue aigre et que la touche est moins franche; c'est de la pure calomnie, M. Vibert

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