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» son néant et qui travaillent pour s'en dépren» dre! Ce pauvre prince dit le matin du jour de >> sa mort ces mesmes mots : Domus mea domus » desolationis ; et comme on luy voulut dire qu'il » n'estoit pas si mal qu'il pensoit, il répliqua : » Solum mihi super est sepulchrum; ensuite il » demanda l'extrême-onction, et dit qu'il estoit >> résolu à la volonté de Dieu; enfin je suis per>> suadé qu'il luy a fait miséricorde. Je ne puis >> vous mander les circonstances de sa mort; » j'escris de Blois, malade d'un rhume qui me >> cause une oppression qui m'empesche d'escrire. » Je vous supplie de demander à Dieu et de luy >> faire demander pour moy qu'il me fasse la grâce » de retirer tout le bien et l'avantage que je dois » d'une rencontre aussi touchante que celle-là » l'est. Je reviens à la mort de ce pauvre prince: » la désolation qui parut dans sa maison, qui retentissoit de plaintes et de gémissements au >> moment de sa mort, l'esprit humain ne se sçau>> roit rien figurer de si pitoyable; je confesse que >> j'en suis accablé de douleur. »

Rancé se montra dans cette occasion si touchant, que chacun faisait des voeux pour l'avoir auprès de soi au moment suprême. On croyait ne pouvoir bien mourir qu'entre ses mains, comme d'autres y avaient voulu vivre. Gaston avait

peine rendu le dernier soupir que ses familiers l'abandonnèrent. Rancé fut laissé presque seul auprès du cadavre. Il ne suivit pas le corps du prince à Saint-Denis; mais il présenta le faible cœur de Gaston aux jésuites de Blois : le cœur intrépide de Henri IV avait été porté aux jésuites de La Flèche. Le Bouthillier courut ensuite s'ensevelir au Mans, y demeura caché deux mois; il changea même de nom, comme s'il eût craint d'être reconnu et arrêté aux portes du ciel.

Le projet qu'il méditait depuis longtemps de soumettre sa conduite future au conseil des évêques d'Aleth et de Comminges lui revenait dans l'esprit. Il se résolut de l'accomplir. Le 21 juin 1660, il écrivit à la mère Louise: « Je pars demain à >> l'insu de tous mes amis. » Il arriva à Comminges le 27 du même mois après un tremblement de terre, ce fut de même que j'arrivai à Grenade en rêvant de chimères, après le bouleversement de la Véga.

L'évêque de Comminges était absent; Rancé l'attendit. Quand il revint, l'évêque commença une tournée diocésaine. Rancé l'accompagna.

Ils trouvèrent dans les cavernes environnantes des chrétiens qui avaient à peine figure humaine. L'évêque soulageait leur misère, les rassemblait, s'asseyait au milieu d'eux parmi les buis des ro

chers. L'abbé de Rancé était touché, lorsqu'il songeait que le bon pasteur avait ainsi cherché les brebis égarées.

Un jour il se promenait seul avec l'évêque, dans un endroit fort solitaire, d'où l'on découvrait les plus hautes Pyrénées : « L'évêque remarqua » (j'emprunte le récit de Marsolier) que l'abbé » parcourait des yeux les montagnes avec une >> attention qui le rendait distrait; il y soupçonna » du mystère, ce fut ce qui l'obligea de lui dire » qu'il avait la mine de chercher un endroit où il >> pût bâtir un ermitage. L'abbé rougit; mais >> comme il était sincère, il avoua que c'était en >> effet sa pensée, et qu'il croyait qu'il ne pouvait >> rien faire de mieux. « Si cela est, repartit l'é» vêque, vous ne pouvez mieux vous adresser qu'à >> moi je connais ces montagnes, j'y ai passé >> souvent en faisant mes visites; je sais des en>> droits si affreux et si éloignés de tout commerce » que, quelque difficile que vous puissiez être, » vous aurez lieu d'en être content. » L'abbé, >> qui croyait que l'évêque parlait sérieusement, » le pressa avec cette vivacité qui lui était natu>> relle de lui faire voir ces endroits. « Je m'en » garderai bien, reprit l'évêque; ces endroits sont

>>si tentants que si vous y étiez une fois il n'y au» rait plus moyen de vous en arracher. » Après

avoir visité l'évêque de Comminges, Rancé retourna chez l'évêque d'Aleth. « Sa demeure est >> affreuse, écrivait Rancé, et entourée de hautes >> montagnes au pied desquelles est un torrent qui » court avec beaucoup de bruit et de rapidité. »

Ces endroits de nos anciennes mœurs reposent. On aime à assister aux conversations de l'abbé de Rancé sur la légitimité des biens qu'on peut ou qu'on ne peut pas retenir, sur ce qu'il est permis de garder, sur ce qu'on est obligé de rendre, sur le compte de ses richesses que l'on doit à Dieu. Ces scrupules de conscience étaient alors les affaires principales; nous n'allons pas à la cheville du pied de ces gens-là; l'homme était estimé, quelle que fût sa condition : le pauvre était pesé avec le riche au poids du sanctuaire. Cette égalité morale lui servait à supporter les inégalités politiques. Bruno sur les Alpes, Paul dans la Thébaïde, ne voulurent pas plus sortir de leur retraite que Rancé n'aurait voulu quitter les Pyrénées; mais ces dernières montagnes avaient un danger : le soleil en était trop éclatant, et de leur sommet on découvrait les séjours d'Inès et de Chimène.

Longtemps après le voyage de Rancé, une chevrière âgée de douze ans, conduisant ses biques dans la paroisse d'Alan, diocèse de Comminges, tomba en s'écriant: « Jésus! » Une dame vêtue

de blanc lui apparut, lui dit : « Ne craignez rien. » Et elle la tira du précipice. La petite fille dit à la sainte Vierge (c'était elle) qu'elle avait perdu son chapelet. La sainte Vierge lui en donna un en lui recommandant d'ordonner à un prêtre de faire bâtir une chapelle au lieu où elle était tombée. L'évêque de Comminges, ancien hôte de Rancé, en écrivit à la Trappe. Rancé, du fond de son abbaye, conseilla l'érection d'une chapelle dédiée à Notre-Dame de Saint-Bernard, dont les ruines marquent aujourd'hui le premier pas de Rancé dans la solitude.

L'évêque de Comminges et l'évêque d'Aleth avaient combattu au commencement les desseins extrêmes de Rancé; ils lui conseillaient cette médiocrité, caractère de la vertu : « Vous, di>> saient-ils, vous ne pensez qu'à vivre pour vous. >> L'évêque d'Aleth approuvait que Rancé se défit de sa fortune; mais il s'opposait à son penchant pour la solitude : « Ce penchant, répétait-il, ne >> vient pas toujours de Dieu; il est souvent in» spiré par un dégoût du monde, dégoût dont le >> motif n'est pas toujours pur. »

Convaincu en ce qui regardait le danger des biens, l'abbé ne se rendait pas également sur le point du désert; il cédait à l'égard de l'abandon de ses bénéfices: il convenait qu'un abbé com

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