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et l'épée, dit l'auteur; c'était un homme de goût qui aimait les lettres, s'y livrait avec succès, et recherchait ceux qui les cultivaient.

A une érudition étendue et une imagination des plus vives, il joignait une grande amabilité de caractère, beaucoup de finesse d'esprit, et surtout le mérite de l'à-propos, comme on peut en juger par l'anecdote suivante :

Compagnon d'armes du prince de Conti, il était devenu son ami et le visitait fréquemment dans sa délicieuse retraite de l'Isle-Adam. Un soir, dans un souper qui eut lieu dans cette quasi royale habitation, se trouvaient sept dames qui demandèrent au marquis de Chauvelin de faire des vers sur cette circonstance.

Si vous étiez trois, mesdames, dit-il, je vous comparerais aux Grâces; si vous étiez neuf, je vous appellerais les Muses; mais vous êtes malheureusement sept; il ne me reste donc qu'à vous comparer aux péchés mortels. Les dames trouvèrent la chose originale et acceptèrent de suite la proposition.

C'est ainsi que furent improvisés les quatrains suivants qui brillent par l'esprit autant que par l'amabilité. Chacune des pécheresses tira son péché par le sort.

La Luxure sortit la première et échut à Mme de Mirepoix :
Dût-il vous en coûter quelque peu d'innocence,

Un si joli péché doit-il vous alarmer?

Vous savez trop le faire aimer

Pour ne pas lui devoir de la reconnaissance.

La Gourmandise à Mme de Chauvelin :

En songeant à votre péché

Et vous voyant les traits d'un ange,

En vérité, je suis fâché

De n'être pas quelque chose qu'on mange.

La Colère à Mme de Courteilles :

Sans vous défendre de la colère,

Je vous obligerai, Chloris, d'y renoncer :
Il ne vous sera plus permis de l'exercer

Que contre ceux à qui vous n'aurez pas su plaire.

L'Avarice à Mme de Surgères :

Quoique votre péché paraisse un peu bizarre,

Si vous vouliez il deviendrait le mien.

Iris, si vous étiez mon bien,

Je sens que je serais avare.

L'Orgueil à Mme de Maulevrier:

L'orgueil vous doit un changement bien doux,
Jadis il passait pour un vice;

Depuis qu'il a le bonheur d'être à vous,
On le prendrait pour la justice.

La Paresse à Mlle de Circé :

A la paresse on peut bien se livrer,
Iris, lorsqu'on est sûr de plaire;
On fait bien de se reposer;
Il ne reste plus rien à faire.

L'Envie à Mme d'Agenois :

Peut-être, je suis indulgent,

Mais à votre péché, Thémire, je fais grâce.
Ne faut-il pas que je vous passe

Ce que j'éprouve en vous voyant? (1)

Pour achever l'éloge du marquis de Chauvelin et de son épouse, il convient de rappeler une pièce de vers que nous a conservée Bachaumont au tome vi de ses Mémoires :

Il était une fée aussi douce que belle,
Les arts formaient ses attributs,
On voyait marcher auprès d'elle

Et les talents et les vertus;

Mais des grâces surtout, elle était le modèle,
On admirait sa voix, son souris, son regard,
Cet air de fuir l'éloge et d'oublier ses grâces,
D'attirer comme par hasard,

Et sans l'avoir voulu, tous les cœurs sur ses traces.
Elle avait un époux, l'ornement de sa cour,

Grand guerrier, profond politique,

Possédant l'art de plaire, autant que la tactique,
Et qui servait la Gloire, Apollon et l'Amour.
Une autre fée encore habitait ce séjour,

(1) Ces quatrains rappellent le vaudeville que le marquis de Chauvelin avait fait dans l'un de ses soupers en 1733, et qui courut tout Paris. Sept dames admises à ce souper étaient représentées sous la figure des sept péchés capitaux. Mme la vidame de Montfleury représentait l'orgueil; Mme la marquise de Surgères, l'avarice; Mme de Montboissier, la luxure; Mme la duchesse d'Aiguillon, l'envie; Mme de Courteille, la colère; Mme Pinceau de Luce, la paresse. - Mémoires du C de Maurepas. — (Ed. et Jules de Goncourt, La femme au XVIII® siècle).

Elle joignait alors au feu du premier âge,

De la maturité le solide avantage :

Tel est dans son éclat le midi d'un beau jour....
Des enfants dignes d'eux ajoutaient à leur gloire....
Mais qu'entends-je? une voix au moment où j'écris,
Semble me dire: Arrête! ami, tu t'es mépris;

On te demande un conte et tu fais une histoire.

Ma muse a manqué son objet;

Mais sur votre indulgence, est-ce à tort que je compte?
C'est bien votre faute en effet,

Si ce récit n'est pas un conte.

M. de Pont-de-Veyle, vieillard fort aimable et d'un esprit très cultivé, était à demeure au château de l'Isle-Adam. Tous les soirs, à la fin du souper, M. le prince de Conti lui demandait de chanter des impromptus sur toutes les jeunes dames qui étaient à table, ce qui les embarraissait parfois. Ces jeux d'esprit étaient fort à la mode dans le xvIIIe siècle.

La marquise du Deffand, comme M. de Pont-de-Veyle, était une habituée du château de l'Isle-Adam. Une amitié d'un demi-siècle les unissait. Mme du Deffand, vieille et aveugle, se tenait ordinairement assise dans un antique et grossier fauteuil qu'elle appelait son tonneau, et son vieil ami Pont-de-Veyle demeurait étendu dans une bergère au coin de la cheminée; ils causaient : « Pont-de-Veyle? Madame. Où êtes-vous? Les Au coin de votre cheminée. pieds sur les chenets, comme on est chez ses amis? — Oui, madame. Il faut convenir qu'il est peu de liaisons aussi anciennes

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que la nôtre. · Cela est vrai. Il y a cinquante ans. Oui, cinquante ans passés. Et dans ce long intervalle, aucun nuage, pas même l'apparence d'une brouillerie. - C'est ce que j'ai toujours admiré. Mais, Pont-de-Veyle, cela ne viendrait-il point de ce qu'au fond nous avons été toujours fort indifférents l'un à l'autre? - Cela se pourrait bien, Madame (1). »

Cette scène, d'une tristesse sinistre, ne pouvait se produire que dans un siècle où Montesquieu attribuait la grande amabilité d'une personne à ce qu'elle n'avait rien aimé (2).

Le prince de Conti aimait à témoigner, par des faveurs spéciales, l'estime qu'il portait aux hommes de mérite. Ainsi nous le voyons honorer d'une haute confiance le Sr Gerbier, célèbre avocat. Sans faire annoncer sa visite, il va le surprendre dans la terre d'Aulnay, où malgré ses occupations, il passe la plus grande partie de la belle

(1) Correspondance de Grimm, vol. X.

(2) Ed. et J. de Goncourt, La femme au XVIII® siècle.

saison. L'éloquent avocat, confondu d'une telle visite, mit dans sa réception toute la grâce dont il était capable; mais le prince exigea qu'il oubliât le cérémonial dû à son rang, et voulut qu'on le traitât comme ami de la maison. Son premier soin fut de parcourir les délicieux jardins qui embellissaient le château. Après ces premières promenades, le Sr Gerbier demanda au Prince permission de le quitter un instant. Il revint peu après et conduisit son Altesse, comme pour se reposer, sous un agréable belvédère où l'on put lire ces vers dont l'encre était encore humide :

Sous son humble toit Philémon
Reçut le Maître du tonnerre;
A son bonheur le mien répond;

Je vois Conti dans ma chaumière.

Le Prince, touché de cette ingénieuse galanterie, redoubla de bontés et de caresses pour son hôte et voulut passer trois jours chez lui faveur signalée dont aucun particulier peut-être n'a jamais pu se vanter (1).

Il n'en était pas toujours de même dans les visites que faisait notre Prince le fait suivant en est une preuve. Il existait un salon, le salon de la comtesse de Noisy, dont le grand amusement était la guerre acharnée « et spirituelle » que s'y faisaient un prince du sang et un lieutenant de police: le prince de Conti et M. de Marville. En sortant de ce salon, pour aller patronner le fils de Mme de Noisy au bal de l'Opéra, M. de Marville trouvait au bal toutes les filles du moyen monde, auxquelles le prince de Conti avait fait donner le mot et qui le saluaient de mille injures. Le lendemain d'une soirée passée chez Mme de Noisy, le prince, partant de grand matin, incognito, pour une campagne où il était attendu à dîner de bonne heure, trouvait sur toute sa route, à tous les bourgs et villages, les officiers municipaux en grand costume, armés de si longues harangues qu'il n'arrivait qu'à sept heures du soir. (2)

Citons un autre fait de la grande bonté de notre Prince. C'était le 16 septembre 1767.

Son Altesse, étant à l'Isle-Adam, vit passer sur la rivière d'Oise qui baigne son château, quelques bateaux chargés de blé qui descendaient.

Il demanda ce que c'était, et sur les informations qui lui furent données qu'on exportait ces grains pour l'étranger, il donna ordre d'arrêter les bateaux, et de les décharger, puis après avoir désinté

(1) Mémoires de Bachaumont, t. IV, page 291.

(2) Paris, Versailles et les provinces. - Paris, 1823, vol. 1.

ressé les mariniers, il fit distribuer ces grains à ses vassaux qui commençaient à les acheter à un prix élevé.

Malgré la bonté naturelle du Père Prince, il est étrange qu'il ait parfois affecté un despotisme et une cruauté qui n'étaient nullement dans son caractère.

Voici un fait dont j'ai été témoin, nous dit Mme de Genlis. Un jour que nous passions d'un salon dans une pièce voisine pour aller entendre la messe, Mr de Chabriant arrêta Mr le Prince de Conti pour lui demander ses ordres sur un braconnier qu'on venait de prendre. A cette question, le Prince de Conti, élevant extrêmement la voix, répondit froidement : Cent coups de bâton et trois mois de cachot, et il poursuivit son chemin avec l'air du monde le plus tranquille.

Ce sang froid, uni à tant de cruauté, me fit frémir. L'après-midi, me trouvant auprès de Mr de Chabriant, il me fut impossible de ne pas lui parler du pauvre braconnier et de l'arrêt barbare prononcé par le prince. « Bon, dit en riant Mr de Chabriant, il ne parlait que pour la galerie. Je connais cela; jamais un de ses ordres tyranniques, donnés en public, n'a été exécuté; et quant au braconnier qui vous intéresse, il sera seulement banni pour deux mois, et, pendant ce temps, Monseigneur prendra secrètement soin de sa famille qui est très nombreuse. Voilà l'ordre qu'il m'a donné tout bas en sortant de la messe. Quoi, repris-je, ce n'est point un mouvement de colère qui lui fait prononcer ces odieuses sentences? Non, c'est seulement un genre qu'il se donne; il veut de temps en temps paraître sévère et redoutable. »

Si l'on traitait avec cette indulgence les braconniers de nos jours, ils ne seraient pas obligés d'aller si souvent « entendre sonner l'horloge de Pontoise. » (1)

Notre Prince et Seigneur était également d'une générosité aussi gracieuse que magnifique; donnons-en une preuve entre mille.

Mme la comtesse de Blot, qui avait été dame de la duchesse d'Orléans, épouse du prince de Conti, morte après deux ans de mariage, dans sa jeunesse, dit un jour, devant notre Prince, qu'elle voulait avoir le portrait en miniature de son serin dans une bague, M. le Prince de Conti offrit de faire faire le portrait et la bague, ce que Mme de Blot accepta à condition que la bague serait montée de la manière la plus simple et qu'elle n'aurait aucun entourage. En effet, la bague n'eut qu'un petit cercle d'or, mais au lieu de cristal pour recouvrir la peinture, on employa un gros diamant que l'on

(1) La prison de Pontoise était située, jusqu'à nos jours, en face de l'église de SaintMaclou, dont l'horloge sonne et marque les heures.

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