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toute idée préconçue, tout souvenir et toute impression venant du dehors. Autrefois au contraire n'étaient jurés que ceux qui, aujourd'hui, seraient considérés comme témoins.

Le juge choisissait, dans le voisinage, un certain nombre de personnes qu'il supposait connaître les faits controversés :

<< Testes de qualibet causa non aliunde quærantur nisi de ipso comitatu in quo res unde causa agitur positæ sunt; quia non est credibile ut, vel de statu hominis, vel de possessione cujuslibet, per alios melius rei veritas cognosci valeat quam per illos qui viciniores sunt » (Capitul. de Louis le Débonnaire. Pertz, 211, fo 1, § 10, cap. legg. add. a. 817).

Une fois convoqués, le juge, le missus dominicus leur faisait jurer de dire la vérité; la substance de la formule nous a été conservée : « (Missi) convocatis undique civibus, juramento præmisso et fide data, compulerunt eos ut, omni simulatione vel generis propinquitate seu personarum acceptione postposita, veritatem ita proferrent, sicut in conspectu ipsius Imperatoris facere deberent » (Eug. de Rozière, Recueil général des formules usitées dans l'empire des Francs, 475).

Les autres phases de la procédure sont encore assez mal définies, malgré les recherches de M. Brünner. On n'est fixé ni sur le nombre des jurés, ni sur la manière de les interroger et de les entendre, ni sur le mode de formation du verdict. Il est assez probable, d'après la diversité des textes, que, durant la période franque, ces actes étaient abandonnés au pouvoir discrétionnaire du juge interrogateur.

Après avoir étudié l'origine du jury sous la forme de l'inquisitio franque, M. Brünner s'occupe de son

développement en Normandie et de sa transformation en recognitio. Il insiste sur l'influence persistante du droit franc et du régime féodal. Dans plusieurs chapitres fort intéressants, s'appuyant sur des documents inédits jusqu'à ce jour pour la période antérieure à la conquête d'Angleterre (1066), il cherche à détruire ces préjugés nationaux qui, en Angleterre, font du jury une institution autochthone, et, en France, et particulièrement en Normandie, où les souvenirs de Rollon et de ses compagnons seront éternellement vivaces, une institution purement norwégienne ou scandinave. Les documents cités prouvent surabondamment que l'enquête et d'autres dispositions juridiques, auxquelles on a attribué une origine scandinave, existaient dans des provinces qui n'ont pas été envahies par les Normands.

M. Brünner insiste sur cette influence de la législation franque, parce que, plus tard, il nous montrera comment le droit franco-normand, tel qu'il s'est fixé de 912 à 1066, modifie le droit anglais postérieur à la conquête et devient le droit anglo-normand; tandis qu'au contraire, en Normandie, il dégénère et disparaît à mesure que s'opère la fusion de cette province dans la nouvelle monarchie française.

Les réformes de Henri II eurent pour objet de transformer la procédure extraordinaire de l'enquête franque en élément organique du système de preuves. L'inquisitio cessa d'être une des prérogatives de la justice ducale. Il ne faudrait pas croire cependant que l'ancienne procédure franque ait disparu brusquement : nous la retrouvons encore dans des chartes postérieures au XIIe siècle. C'est que, de chaque côté du détroit, les législateurs normands, ou plutôt, suivant l'expression

de M. Léopold Delisle, cette brillante génération d'administrateurs dont l'éclat ne pâlit pas à côté des chevaliers de Richard Coeur-de-Lion (1), n'avait pas la prétention de faire table rase, pour substituer brutalement à un état de choses ancien des institutions nuisibles, en contradiction avec les intérêts préexistants et, le plus souvent, absolument dépourvues des conditions de durée que l'expérience et la pratique seules peuvent leur imprimer.

La procédure des Capitulaires de Charlemagne et de Louis le Débonnaire subsista jusqu'au XIII° siècle environ, à côté de la recognitio, en matière fiscale et ecclésiastique. Mais elle revêtit alors les dehors d'une mesure purement administrative, s'appliquant à des affaires qui n'avaient quelquefois avec le fisc qu'un rapport assez éloigné.

Des documents empruntés au Liber niger du chapitre de Bayeux éclairent d'un jour nouveau l'existence de la prérogative royale d'enquête. En 1133, le roi Henri Ier eut à statuer sur les obligations des vassaux de l'évêché de Bayeux. Il préposa à l'enquête son fils, Robert de Glocester, qui ad hoc audiendum ab ipso Rege missus est apud Baiocas. Onze personnes furent désignées, qui se verum dicere de feodis et servitiis juraverunt (2).

Deux autres actes du temps où Henri II était encore duc nous offrent les passages suivants :

<< Sciatis quod, quando dominia mea de Baiocis Cadomi recognita sunt, per sacramentum legitimorum hominum, quomodo in tempore Henrici Regis fuerunt,

(1) Delisle, Revenus, 55.

(2) Mém. Soc. A., VIII, 425.

inter cetera ibi recognitam fuit quod..... (Liber niger cap. eccl. Baioc. nr. 13 et nr. 136 bis).

Par un autre, jusqu'à présent inédit, Henri, devenu roi, fait confirmer l'église de Bayeux dans ses droits et priviléges : « Sicut recognitum fuit precepto meo coram Roberto de Novoburgo, etc., per sacramenta juratorum qui sunt constituti ad jurandum consuetudines meas et dominica mea de Baiocensi. >>

D'où l'on peut conclure avec certitude que, dans le Bessin, les procès fiscaux et ecclésiastiques étaient décidés par l'intervention de jurés.

Ces citations ne doivent pas faire perdre de vue la transformation de l'inquisitio ou plutôt les applications nouvelles qu'elle reçoit sous la forme de la recognitio.

En 1150, Henri II, n'étant encore que duc de Normandie, établit que toute partie pourrait obtenir de la chancellerie ducale un bref ou brevet tendant à faire décider le fait contesté par la voie de l'inquisitio. Introduite de cette manière, l'inquisitio s'appelait, en Normandie, recognitio.

Le sens de ce mot, qui se retrouve si souvent dans les chartes et les manuscrits normands, a été précisé par deux documents émanant, l'un de la chancellerie de Philippe Auguste, et l'autre de l'abbaye de Fécamp. La question s'était élevée de savoir si la juridiction royale s'étendait indistinctement à toutes les recognitiones ou seulement aux recognitiones qui se faisaient en vertu d'un bref. Quelque subtile que cette distinction puisse paraître au premier abord, elle n'en résulte pas moins de la comparaison des textes et de l'étude des faits. L'abbé de Fécamp soutenait, contrairement aux légistes du roi de France, qu'il avait

le droit de diriger toutes les recognitiones, inquestas et inquisitiones, exceptis recognitionibus quæ per brevia fiebant. Ce fut ce dernier sens restrictif qui prévalut, et la juridiction du Roi ne dut s'appliquer qu'aux enquêtes introduites par bref (Delisle, Cart. norm., 725).

Les brefs étaient variés suivant la nature des actions. On avait au pétitoire le bref de stabilia ou d'establie, dont le Coustumier en vers formule ainsi la raison d'être :

Comme au duc des Normans appende

La jurisdiction qui deppende

De tous corps tant gros que menus,
Pour ce qu'à lui seul sont tenus

De feaulté et doléance,

Il veut faire recognoissance
De deux lois d'establissement,
Au conseil et entendement

Des prélats, barons, aultres sages
Pour le mal, injure et oultrages
De riches et puissants reprendre,
Qui les querellés peuant prendre,
Et vers le querelle requerre

A deffendre leur fieu ou terre ;

motifs d'équité, qui sont, pour nos légistes normands, l'objet d'une préoccupation continuelle et dont nous retrouvons la trace dans le Coutumier, dans la Somma de legibus Consuetudinum Normanniæ, texte latin du grand Coutumier (1).

(1) . Normannorum principes pupillis, viduis, ac ceteris peritia sive consilio carentibus, ne fortiorum seu potentium astutia jure de

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