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doubleaux qui a amené celle des ogives. Lorsqu'on imagina de faire porter les voûtes sur des arcs en croix, la géométrie appliquée à l'art de construire n'allait pas au delà des résolutions du cercle. Les arcs les plus ouverts et, vu leur ouverture, les plus solides qu'on sût exécuter, étaient des hémicycles, et c'est de ceux là qu'on se servit pour faire la croix voulue. Quant aux arcs doubleaux qu'il fallait ouvrir dans le sens des angles de la croix, ces arcs étant de même flèche que les ogives, mais de corde plus petite, après divers tâtonnements, on s'arrêta à les former de deux segments de cercles tirés de centres différents et se coupant à la hauteur désignée par la flèche commune. Notez encore que je ne veux point établir d'une manière absolue qu'on n'a jamais exécuté d'ogives en forme d'arcs brisés. Il y a des voûtes conçues de telle sorte qu'il a fallu recourir à cette forme. Aussi bien, si je me laissais aller à toutes les remarques que comporte cette partie de la construction gothique, j'aurais à signaler d'autres ogives qui, bien que parfaitement cintrées à leur sommet, ne sont pas cependant le résultat d'une seule révolution de compas, mais ont exigé pour leur tracé que l'on combinât entre eux les segments de plusieurs cercles de rayons différents. De telles digressions ne feraient qu'allonger la discussion sans profit pour l'objet que je me propose. Comme le cas allégué ci-dessus est celui de l'ogive le plus anciennement et le plus généralement employée, le principe que j'en ai tiré ne laisse pas que d'être vrai malgré les exceptions; et ainsi je suis tout à fait autorisé à dire que la forme normale de l'ogive est celle du plein cintre.

Revenons maintenant au point d'où nous sommes partis. Pour distinguer les arcs brisés de l'architecture gothique, des arcs en plein cintre usités dans le système d'architecture antérieur au gothique, nous appelons ces arcs des ogives; et voilà que les vraies ogives sont précisément des arcs auxquels les constructeurs gothiques ont donné la forme du plein cintre. Notre erreur est donc plus qu'un contresens, c'est un contre-bon sens.

Quoi plus? Du moment qu'une impropriété de termes a pour conséquence de nous conduire d'une manière si complète au paralogisme, il me semble impossible de ne pas s'en corriger aussitôt. Dès à présent donc, ma conclusion est qu'il faut se départir d'une habitude vicieuse, revenir à l'usage d'il y a soixante ans, appeler ogives les nervures transversales des voûtes gothiques, et arcs brisés on gothiques, les arcs en pointe qu'on a trop longtemps gratifiés du nom d'ogives.

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Mais, dira-t-on, si nous renonçons au nouveau sens d'ogive, que deviendront notre art ogival, notre architecture ogivale, et le reste? Avant de s'inquiéter de ce que deviendront ces choses-là, voyons ce qu'elles sont aujourd'hui, ce qu'elles étaient hier. Si des personnes peuvent conserver encore des regrets après la démonstration qui précède, celle qui va suivre sera, je l'espère, de nature à briser ces derniers liens d'un attachement mal placé.

Après qu'on s'est trompé d'une manière si complète sur le sens et sur l'application du mot ogive, on a fait de l'ogive, prise pour équivalent d'arc brisé, le caractère distinctif d'un système d'architecture. On s'est dit : «< Tous les édifices qu'on a appelés gothiques jusqu'à présent, portent improprement ce nom, puisqu'ils ne sont ni de l'ouvrage, ni de l'invention des Goths. Cherchons dans la considération de leur architecture un vocable qui leur convienne mieux. Cette architecture n'admet point d'autres baies ni d'autres arcades que des baies ou des arcades en ogive: appelons-la ogivale, par opposition à l'architecture romane ou en plein cintre qui l'a précédée.

Rien de plus séduisant, je commence par l'avouer, que la doctrine qui fait résider la différence du roman et du gothique dans la forme des baies. Il vous suffit de savoir que le plein cintre règne dans l'une, tandis que les arcs brisés sont le partage de l'autre, et vous voilà en état de prononcer sur l'âge des monuments. Que si vous trouvez à la fois, dans un même édifice, l'arc brisé et le plein cintre, vous avez, pour classer cet édifice, le genre intermédiaire romanoogival ou ogivalo-roman, qui participe au caractère des deux architectures, n'étant que la transition de l'une à l'autre, la pratique des constructeurs romans qui commençaient à créer le système ogival en introduisant çà et là des arcs brisés dans leur ouvrage. Telle est dans sa simplicité la doctrine professée aujourd'hui.

On la professe universellement, mais il s'en faut qu'à l'user on la trouve telle qu'elle justifie le respect qu'on lui porte. Les écrits de ceux de ses adeptes qui savent observer, en sont plutôt la réfutation que l'application, tant ils sont nourris de faits qui la contredisent. Toutefois les remarques défavorables à sa validité ont beau se multiplier, elles ne forment point de corps, elles ne deviennent entre les mains de personne la matière d'une thèse contradictoire.

Déployant bannière contre ce symbole d'une foi surannée, j'aurais beau jeu à montrer quels accrocs il a déjà reçus de ses propres adhérents; mais la brièveté à laquelle je vise, me fait trouver préférable un énoncé pur et simple, où les faits dégagés de tout commentaire

sur leur provenance, se présenteront avec la seule éloquence du nombre et comme en ordre de bataille.

Je commence par arrêter mes yeux sur le midi de la France. Là, dans toute la circonscription de l'ancienne Provence, existent des églises d'un aspect tellement séculaire, tellement peu gothique, que la tradition s'obstine encore, à faire de la plupart, des temples 'romains, appropriés aux besoins du christianisme. Toutes, cependant, offrent l'emploi de l'arc brisé à leurs voûtes, et plusieurs aux arcades de leur grande nef. De cette catégorie, sont la cathédrale abandonnée de Vaison, celles d'Avignon, de Cavaillon, de Fréjus; la paroisse de Notre-Dame, à Arles, les églises de Pernes, du Thor, de Sénanque, etc., etc. Et il n'y a pas à dire que dans ces édifices les brisures annoncent une tendance au gothique. Les produits visiblement plus modernes de la même école, comme, par exemple, la grande lise de Saint-Paul-Trois-Châteaux, se distinguent par la substitution du plein cintre à l'arc brisé.

Si remontant le Rhône, je me transporte dans les limites de l'antique royaume de Bourgogne, je vois se dérouler depuis Vienne jusqu'au coude de la Loire et jusqu'aux Vosges, une autre famille d'églises on ne peut pas plus romanes, qui admettent invariablement la brisure à leur voûte et à leurs grandes arcades intérieures. La somptueuse basilique de Cluny était le type de ces monuments dont il reste encore des échantillons à Lyon (Saint-Martin-d'Ainay), à Grenoble (vieilles parties de la cathédrale), à Autun (Saint-Ladre), à Paray-le-Monial (église du prieuré), à Mâcon (ruines de SaintVincent), à Beaune (Notre-Dame), à Dijon (Saint-Philibert ), à La Charité-sur-Loire, etc., etc. La date de toutes ces églises se place entre 1070 et 1130.

En Auvergne où le roman du XIIe siècle offre constamment le plein cintre, je trouve qu'on s'est servi au XI d'arcs brisés. Ce sont de tels arcs qui relient les supports et qui déterminent la voûte de Saint Amable de Riom, édifice dont les grossières sculptures attestent une antiquité que ne surpasse celle d'aucune autre construction de la même province.

En Languedoc, la cathédrale ruinée de Maguelone nous offre l'arc brisé dans ses plus anciennes parties qui sont du XIe siècle ; et à l'extrémité opposée du pays, sur la frontière de l'Aquitaine, vous trouvez les arcs brisés du cloître de Moissac qui portent la date de 1100.

Passons aux curieuses églises à coupole du Périgord et de l'An

goumois dont saint Front, le plus ancien type, est antérieur à 1050. Les grands doubleaux sur lesquels porte leur système de couverture sont partout des arcs brisés.

En Anjou, accouplement de l'arc brisé et du plein cintre dans des constructions bien antérieures à l'âge dit de transition. Les plus anciennes parties de Notre-Dame de Cunault, qui appartiennent au XIe siècle, sont dans ce cas,

Et la nef de la cathédrale du Mans: antérieurement à la période convenue de la transition, elle a été reconstruite avec des arcs brisés par-dessus les ruines encore distinctes d'un édifice en plein cintre qui s'était écroulé.

Et notre église de Saint-Martin-des-Champs, la plus ancienne de Paris (je lui donne le pas sur Saint-Germain-des-Prés à qui des restaurations sans nombre ont fait perdre son caractère primitif), notre église de Saint-Martin-des-Champs dans le sanctuaire de laquelle il est impossible de ne pas voir l'ouvrage consacré avec tant de solennité en 1067, présents le roi Philippe I et sa cour les baies de ses fenêtres sont brisées à l'extérieur, et à l'intérieur toutes ses arcades.

Est-ce que la même forme ne se retrouve pas au tympan de la porte à droite du grand portail de Notre-Dame, que l'abbé Lebeuf a très-bien reconnu être un morceau rapporté de l'église précédente, rebâtie tout au commencement du XIIe siècle?

En allant au nord de Paris, surtout quand on a atteint la vallée de l'Oise, on rencontre tant d'édifices du XIe siècle qui offrent ou des arcades, ou des arcs-doubleaux, ou des fenêtres d'un cintre brisé, qu'on peut poser le principe que cette forme d'arc est caractéristique du roman de ce pays-là. Je renvoie aux églises de Saint-Vincent de Senlis, de Villers Saint-Paul, de Bury, de Saint-Étienne de Beauvais, de Saint-Germer, etc., etc.

La nef de Saint-Remi de Reims, la crypte de Saint-Bavon de Gand (autrefois Saint-Jean), la croisée de la cathédrale de Tournay, la chapelle dite des Templiers à Metz, l'église de Sainte-Foi à Schélestadt, nous montrent l'arc brisé employé en Champagne, en Flandre, en Hainaut, en Lorraine, en Alsace, dès le XIe siècle.

Enfin dans la Normandie, qui a fourni les exemples sur lesquels se fonde l'attribution exclusive du plein cintre au roman, ne voit-on pas les exceptions se multiplier à mesure que les monuments sont étudiés davantage? Combien M. de Caumont lui-même n'en a-t-il pas signalé ! Il suffit de lire les fragments de sa statistique des églises

du Calvados, qu'il a publiés jusqu'ici dans le Bulletin Monumental. Or, une étude semblable accomplie sur les églises de la Manche, de l'Orne ou de la Seine-Inférieure, ne laisserait pas non plus que de fournir un contingent très-défavorable à la règle acceptée: témoin la collégiale de Mortain, les plus vieilles parties de la Trinité de Fécamp et d'autres constructions qu'on ne peut pas ne pas attribuer au XIe siècle. Je me tais sur les cathédrales de Séez et de Coutances, qui sont depuis trente ans l'objet d'un débat célèbre, les uns soutenant qu'elles sont contemporaines da duc Guillaume le Bâtard, les autres combattant à bon droit cette opinion, mais ne pouvant la renverser parce qu'ils n'y opposent que la raison insuffisante de leur ogive employée dans ces deux édifices: de sorte que le débat dont je parle a prouvé déjà non-seulement la fausseté de la règle à cause des monuments qui la contredisent, mais encore l'impuissance où l'on est, avec elle, de mettre hors de contestation l'âge des monuments pour lesquels elle est vraie.

En somme, les faits nombreux que je viens d'indiquer et que je multiplierais encore s'il était nécessaire, peuvent se résumer par le peu de mots que voici :

L'arc brisé a été employé d'une manière systématique dans une bonne moitié de nos églises romanes, tandis que l'autre moitié est sujette à présenter accidentellement la même forme d'arc.

Donc en supposant que ogive et ogival pussent légitimement s'appliquer à l'arc brisé et aux constructions pourvues de cet arc, quantité d'églises romanes seraient ogivales. Donc ces mots, avec le sens qu'on y attache aujourd'hui, n'ont pas la vertu d'exprimer la différence qu'il y a entre le roman et le gothique.

Seraient-ils plus applicables si on les ramenait à leur acception primitive? En d'autres termes, étant reconnu que ogive signifie la membrure transversale des anciennes voûtes, pourrait-on établir sur la présence de ce détail de construction, la distinction des deux genres dont il s'agit, et par conséquent regarder comme synonyme de gothique, l'architecture ogivale qui serait celle non plus des monuments où règne l'arc brisé, mais de ceux dont la voûte est montée sur croisée d'ogives? Hélas! non; et quelque tempérament que proposent les défenseurs d'ogival pour maintenir la science sur ce porte-à-faux, ils n'aboutiront à rien d'efficace. Sans doute c'est un caractère architectonique très-remarquable que celui de la croisée d'ogives; cependant il n'appartient point exclusivement aux églises gothiques je citerais au moins un tiers de nos églises romanes qui

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