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Gori, dans son Trésor des diptyques, attribue à l'empereur Anastase cette réforme des jeux du cirque, et il a publié plusieurs monuments qui expliquent les tours d'adresse des jouteurs. Dans le diptyque de Liége (Gori, t. I, p. 281), on voit deux hommes dans des paniers qui se guindent au moyen d'une poulie pour échapper à un ours qui s'élance contre eux. Un autre monument de la même époque, le diptyque de Dijon, montre un bestiaire renfermé dans un panier sphérique, bien remparé contre les griffes de l'ours qui s'acharne en vain à le rouler et à le culbuter. J'ai vu la même machine en usage dans la giostra, et le public s'amusait fort à voir le taureau la pousser çà et là dans le cirque, tandis que le giostratore, à l'abri des coups de cornes, tournait sur lui-même comme un toton. Sur ces tristes bouffonneries, Cassiodore a semé tant et de si brillantes fleurs de rhétorique, qu'il est souvent assez difficile de deviner ce qu'il veut dire.

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<< Alius se gestabili muro cannarum contra sævissimum animal ericii exemplo receptatus, includit, qui subito in tergus suum << refugiens, intra se collectus absconditur, et cum nusquam disces<«< serit, ejus corpusculum non videtur. Nam sicut ille, veniente con<< trario, revolutus in sphæram, naturalibus defenditur aculeis, sic <«< iste consutili crate præcinctus, munitior redditur fragilitate can<«< narum, Alii tribus, ut ita dixerim, dispositis ostiolis, paratam in << se rabiem provocare præsumunt; in patenti area cancellosis se pos<< tibus occulentes, modo facies modo terga monstrantes, ut mirum << sit evadere, quos ita respicis per leonum ungues dentesque voli<< tare. » Id. ibid. Je fais grâce d'autres tours non moins ingénieux, et décrits dans le même goût, pour chercher dans la citation qui précède l'explication de notre petit monument. Traduit de baragouin en français, pour parler comme Maître François, Cassiodore nous apprend que les jouteurs se réfugiaient dans des paniers ou des tonneaux construits de légers roseaux, et qu'ils s'y pelotonnaient en boule comme des hérissons; que d'autrefois ils avaient certains trous ou portes qui leur servaient à se cacher ou à se montrer tout à coup, soit de dos soit de face, pour exciter les bêtes féroces.

Les diptyques publiés par Gori et son savant commentaire expliquent fort bien le panier ou le tonneau, consutilis crates de Cassiodore. Il est moins aisé de comprendre les ostiola et cancellosi postes in patenti area. Le marbre de Narbonne serait peut-être une illustration du passage de Cassiodore.

La machine qu'on voit sur le premier plan n'offrirait pas un asile

bien sûr au chasseur poursuivi. J'y vois plutôt la margelle d'un puits ou l'ouverture d'une trappe dans laquelle l'homme se jette et disparaît au moment du danger. C'est là, je pense, ce que notre poétique auteur appelle ostiolum. D'ailleurs, il n'est pas douteux que le chasseur du dessin de Narbonne est à l'abri du danger; son geste, qui semble narguer l'ours, montre que la machine, quelle qu'elle soit, est destinée à lui servir de refuge.

Le groupe du second plan me semble se rapporter encore mieux aux paroles de Cassiodore. L'ours se jette la tête la première d'un côté de la cuve, tandis qu'une tête d'homme apparaît derrière lui. Probablement la machine a deux compartiments, peut-être trois, (tria ostiola). L'animal aperçoit son ennemi à une des ouvertures; il s'y précipite, mais déjà le bestiaire a passé de l'autre côté. C'est, dans le style de Cassiodore, voltiger entre les dents et les griffes.

Mes explications supposent que le graveur de Narbonne avait quelque idée des proportions, et je crains un peu qu'on ne me conteste ma supposition. Cependant, quelque incorrect que soit son dessin, le mouvement de l'ours ne manque pas de justesse, et bien qu'an naturaliste puisse en critiquer les pattes toutes fantastiques, il reconnaîtra une certaine vérité dans l'allure et l'expression de l'animal. On remarquera les traits gravés sur le corps de l'ours pour exprimer le poil, à ce que je crois. C'est, en quelque sorte, une indication conventionnelle que j'ai observée dans des monuments plus anciens et d'une exécution bien supérieure. Au reste, ce n'est pas chose facile que de rendre dans un dessin au trait le poil roide et touffu de certains animaux.

Quant au fragment d'inscription qu'on voit au haut de la plaque de marbre, je ne tenterai aucune explication. C'est, je pense, la fin d'un mot et le commencement d'un autre, peut-être de deux noms propres, ceux de jouteurs célèbres.

Il existe un assez grand nombre de diptyques qui représentent des scènes du cirque; mais je ne sache pas qu'on ait encore publié des compositions semblables sur marbre. Cela donne une certaine importance au fragment de Narbonne.

P. MÉRIMÉE.

LETTRE

A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE ARCHÉOLOGIQUE,

SUR UN PASSAGE DE PLINE RELATIF A LYSIPPE.

MONSIEUR,

J'ai lu avec le plus vif intérêt l'article du dernier numéro de la Revue Archéologique, dans lequel M. Ernest Vinet a fait connaître aux lecteurs français la belle statue de marbre découverte à Rome au mois d'avril 1849, et qui fait aujourd'hui l'ornement du musée dn Vatican. Ne possédant moi-même aucun renseignement particulier sur cette statue, je m'abstiendrais d'aborder le sujet traité par M. Vinet, sans l'interprétation que cet habile antiquaire a donnée d'un passage de Pline relatif à Lysippe, passage qui me paraît devoir être compris d'une manière assez différente. Permettez-moi d'exposer en peu de mots la difficulté que je soulève.

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Je suis loin de partager l'avis des antiquaires romains, qui reconnaissent dans la statue nouvellement découverte l'original de l'Apoxyomène de Lysippe M. Vinet a fort bien démontré que cet original devait être une statue de bronze; mais l'opinion de ceux qui voudraient voir dans la statue du Vatican une copie de cet ouvrage célèbre, me paraît très-vraisemblable, surtout si le marbre a tout le mérite qu'on s'accorde à lui attribuer. A défaut d'autres motifs, le tenon qui, partant de la cuisse, servait à soutenir le bras droit, et dont il reste des traces, suffirait pour faire reconnaître la reproduction d'une statue de bronze. Ces deux bras si détachés du corps et formant un plan horizontal par rapport à la direction de la statue, constituent une de ces hardiesses que pouvaient seuls se permettre les artistes qui comptaient sur la légèreté et la solidité de la fonte. Quant au style de la statue, il paraît répondre assez exactement, comme M. Vinet l'a fait remarquer, à ce que les anciens nous disent de la manière de Lysippe.

Ce statuaire avait fait une révolution dans l'art, révolution que Pline a tâché de caractériser en peu de mots. M. Vinet qui accuse Lysippe d'avoir abandonné les voies de la vérité, et d'avoir introduit le style idéal, n'a cité que deux phrases du texte de Pline: mais ce

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texte a besoin d'être reproduit tout entier, si l'on veut se rendre un compte exact de ce que l'auteur a voulu dire. Transcrivons d'abord le latin, afin de mettre le lecteur en état de juger la question : Statuariæ arti plurimum traditur contulisse, capillum exprimendo, capita minora faciendo quam antiqui, corpora graciliora siccioraque, per quæ proceritas signorum major videretur. Non habet latinum nomen symmetria quam diligentissime custodivit, nova intactaque ratione quadratas veterum statuas permutando: vulgoque dicebat: « Ab illis factos quales essent homines, a se quales viderentur esse.» Propriæ hujus videntur esse argutiae operum, custodita in minimis quoque rebus.

M. Vinet traduit d'abord fort exactement la première phrase: « Lysippe passait pour avoir fait faire de grands progrès à la sta« tuaire, en exprimant les détails de la chevelure, en donnant aux « têtes moins de volume que les anciens, en faisant le corps plus << svelte et moins charnu, ce qui semblait rendre la figure plus <«< grande. » Mais il s'en tient là, et c'est plus loin qu'il accuse Lysippe d'avoir dit que « Si ses devanciers avaient représenté les << hommes comme ils étaient, il les représentait, lui, tels qu'ils de« vraient étre. » Car, c'est ainsi qu'il entend la phrase: « Ab illis fac<«<tos quales essent homines, a se quales viderentur esse. » Mais traduire ainsi, c'est prêter à Lysippe une intention certainement fort éloignée de sa pensée. Après avoir énuméré les progrès que cet artiste avait amenés en rendant mieux la chevelure, en diminuant le volume des têtes, en faisant les corps plus élancés, Pline ajoute (et l'on nous permettra de déranger un peu l'ordre des mots. afin de serrer la pensée de plus près): « Ce n'est pas qu'il ait manqué à la loi des proportions, à cette symétrie des Grees, pour laquelle la langue latine n'a pas d'expression correspondante il l'observait avec le plus grand soin; et cependant il avait trouvé le moyen de modifier l'aspect un peu trapu des statues antérieures aux siennes : « Car, « disait-il ordinairement, je n'ai pas fait les hommes tels qu'ils << sont réellement, mais tels qu'ils semblent être. » Tout ceci, depuis le commencement du passage, jusques et y compris la citation du mot de Lysippe, est le développement d'une seule et même pensée que l'auteur complète par un trait qui achève de caractériser les mérites particuliers de ce statuaire célèbre: «Il introduisit le premier les recherches de l'exécution qu'il poussa jusqu'aux détails les plus minutieux. >>

On voit que la prétention de Lysippe avait été d'atteindre à une

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