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l'autre par son grand âge, elle confia la construction de son église à Louis Van Boghen (1), ses monuments funèbres aux deux frères Conrard et Thomas Meyt (2), ses vitraux à Jean Brochon, Jean Orquois et Antoine Noisin (3); son pavé de faïence, enfin, à François de Canarin. Eut-elle tort? J'avoue qu'en étudiant toute l'architecture, toute la sculpture, toute la peinture française qui précéda immédiatement le Louvre de Pierre Lescot, les sculptures de Jean Goujon, de Jean Cousin, et la peinture de Jean et François Clouet, je ne puis blâmer son choix. Sous le rapport de l'art, il était donc justifiable, et à ses yeux il avait un mérite particulier : il flattait ses tendances patriotiques en caressant ses antipathies et le ressentiment de son cœur. C'était, pour la gouvernante des Pays-Bas, presque un devoir de se servir des artistes flamands; ce fut, pour l'ennemie de la

(1) Son nom est flamand, et Antoine du Saix, qui l'appelle le grand maistre Loys, assure que Vitruve, à la vue de son œuvre,

Eust perdu contenance

Et d'ung Flameng eust suivy l'ordonnance.

Vitruve, peut-être, mais Ictinus, se faisant gothique, serait remonté au XIe siècle et aurait dédaigné cet abus, cet excès de l'ornementation. Les architectes étaient devenus, à la fin du xve siècle, des sculpteurs d'ornement; la construction était pour eux chose secondaire, et l'église de Brou, la dernière venue dans le feu d'artifice du style flamboyant, en fut l'éblouissant bouquet. Louis Van Boghen passait ses hivers dans sa famille en Flandre et consacrait toute la bonne saison au monument de Brou. En 1514, l'église de Nostre-Dame de Bourg menaçait ruine. Van Boghen donna ses conseils, mais les travaux furent confiés par la municipalité à des artistes de l'endroit. On lit dans les registres de l'hôtel de ville de Bourg, en date du mois de décembre 1514 : « Elegerunt et nominaverunt pro lathomis magistros Benedictum « Castini, Dionisium Ganyeres, Claudium Charden, vicegerentes magistri Ludovici « apud Brou. Ce Castin remplissait en outre les fonctions de conducteur des travaux sous Louis Van Boghen dans l'église de Brou.

(2) Marguerite avait le portrait de cet artiste habile (n° 15 de l'inventaire). Le 24 avril 1526 seulement, après que la sculpture d'ornementation était terminée, l'archiduchesse commanda les trois statues du tombeau à Conrard Meyt. Il devait les exécuter selon le pourtraict, pour ce faict, par maistre Loys Van Boghen. C'était encore de la vieille discipline gothique. Conrard s'engageait non pas à les sculpter tout entières, mais à faire les pièces qui s'ensuyvent de sa main, assavoir les visaiges, mains et les vifs (les chairs) et au surplus se pourra faire aydier par son frère ou autres bons et experts ouvriers que maistre Loys lui baillera. L'original de ce marché est conservé aux archives de l'Ain. M. Baux l'a publié. Les statues ne furent terminées qu'en 1532. Le corps de Marguerite, qui reposait à Malines, fut placé dans le monument au mois de juin de cette année. Nous voyons, sous le n° 9 de l'inventaire, les petits modèles de ces statues, tels qu'ils furent sans doute proposés par Conrard.

(3) Ces vitraux, au moins ceux qui regardent le nord, furent en partie détruits par la grèle en 1539 et immédiatement refaits par maistre Anthoyne Concom, verrier, bourgeoys de Bourg, el Jehan Descousse. Les archives du département de l'Ain conservent ce marché, passé le 25 juillet.

France, une satisfaction de pouvoir se passer de nos artistes, et de concevoir l'espérance de les surpasser.

Le musée de Marguerite d'Autriche se composait donc principalement de tableaux flamands, de sculptures flamandes. Les anciens maîtres y brillaient dans tout leur éclat, et, quant aux contemporains, on pouvait accepter comme un progrès leurs timides tentatives, ni Michel Coxie (1), ni Jean de Maubeuge (2), dit Mabuse, ni Jacques de Barbaris (3) n'avaient encore eu le temps de s'italianiser, comme ils firent à leur retour d'Italie. Par contre Fouquet n'avait trouvé accueil dans cette collection que parce qu'il avait cessé d'être Français, il était devenu Italien (4).

C'eût été renier son origine que de rejeter les tableaux du vieux Jérôme Bosch. Ce père des Ostades, des Teniers, des Brouwer était en même temps un descendant des anciens miniaturistes flamands qui déjà avaient pris la nature sur le fait, après l'avoir cherchée de préférence là où elle est la plus vulgaire dans son type et la plus comique dans sa triviale bonhomie. Bosch, du premier bond, dépassa le comique et se lança avec une fougue aussi féconde qu'elle était bizarre dans la carrière nouvelle du fantastique. C'est ce que le rédacteur de l'inventaire marque dans la description de ce saint An-toine entouré d'estranges figures de personnaiges (5).

A ses séries de petits tableaux, à ses suites de portraits, l'archiduchesse avait joint quelques sujets historiques, le Siége de Venloo (6), par exemple, un événement militaire de son gouvernement, les Armes et Batailles d'Italie et aussi la Bataille de Pavye (7). L'adversaire de la France ou plutôt la fille de Maximilien et la tante de Charles-Quint se retrouve là. C'était une vive joie pour elle que de contempler cette grande déroute de notre puissance dans le monde et de notre influence en Italie; peut-être fit-elle exception pour ce ta

(1) Voir les numéros 140, 143, 151, 197.

(2) Voir no 14 de l'inventaire.

(3) Voir 129 et 139. L'inventaire de 1516 contient déjà cette formule : feu maistre Jacques. En l'absence de renseignements plus précis, c'est une date approximative pour l'année de la mort de cet artiste que la marque de ses gravures ont fait appeler le maître au caducée.

(4) Voir le n° 196 et la note.

(5) N° 141. Ce tableau était dans l'ancienne collection de l'Escurial. Il n'est pas de sujet qui allât mieux au talent de Jérôme Bosch, et il l'a répété souvent. (6) On juge, par sa correspondance, de la part qu'elle eut dans ce siége difficile, la part qui revient à la femme d'État, le mérite de la persévérance. Voir sa lettre du mois d'octobre 1511 et le n° 38 de l'inventaire.

(7) Nos 35 et 61 de l'inventaire.

bleau à ses prédilections flamandes; elle l'aura commandé à un peintre français.

Elle ne semble pas avoir recherché les tableaux allemands; le petit courrier (1) rappelle cependant une gravure bien connue d'Albert Dürer. On voit dans sa correspondance avec son père que celui-ci s'adresse quelquefois à elle pour avoir des portraits, des dessins, des copies; elle jamais à lui. C'était raison; l'école flamande a créé l'école allemande et lui fut toujours supérieure. Albert Dürer pourrait seul contester cet axiome incontestable.

On n'avait pas, à cette époque, une collection de tableaux, on n'avait pas deux portraits sans avoir un portrait de Jésus-Christ, soit d'après les peintures attribuées à différentes mains historiques, soit d'après le Vera icon, empreinte reçue dans le suaire par la sainte qui, de son action, prit le nom de Véronique. La collection de Marguerite avait donc son portrait du Christ peint d'après le vif (2), et peut-être prétendait-on que c'était l'original, car il circulait déjà plusieurs milliers de ces prétendus originaux lorsque J. van Eyck, Hemling, Albert Dürer, ou pour mieux dire tous les peintres, s'exercèrent à cette œuvre difficile. Les vues des saints lieux partageaient, avec les portraits du Christ, les faveurs de toute la chrétienté; mais jusqu'en 1484 on ne semble pas avoir exigé une grande fidélité de reproduction. A cette époque le chanoine Breydenbach se fit accompagner dans son pèlerinage par Rewich, peintre de talent, qui trouva à son retour, tant à Lyon, qu'à Mayence, des graveurs habiles sur cuivre et en bois, pour reproduire et rendre populaires ses fidèles dessins. Marguerite avait une de ces vues des saints lieux (3). On se demandera naturellement ce qu'est devenu un si grand nombre de précieux tableaux, mais cette recherche, travail intéressant, occuperait ici trop de place. Je trouve de ces peintures dans toutes les grandes collections et pour chacune d'elles mes conjectures demanderaient une discussion. L'espace me manque. Je dirai seulement que par son testament en date du 20 février 1508 et par des codicilles d'une date postérieure, Marguerite institue CharlesQuint son légataire universel et donne à l'église de Brou ses tableaux de sainteté (4). La première clause a disséminé dans les résidences

(1) N° 183.

(2) Nos 113 et 186.

(3) N° 179.

(4) Elle laisse à son église toutes ses reliques et tous aultres imaiges de saincts et saincles que avons et seront trouvées à nostre dit trespas. Il paraîtrait que

impériales de l'Autriche et de l'Espagne les portraits et les tableaux les plus précieux, la seconde a livré les autres pendant plus de deux siècles à l'adoration des fidèles et ensuite aux mains sacriléges des pillards de 93.

L'archiduchesse avait donné dans sa collection peu de place à l'antiquité dont les merveilles sortaient à peine de terre. Nous voyons figurer cependant dans l'inventaire le Tireur d'épines, cette charmante statue qu'on admirait en Italie et dont François Ier se faisait envoyer une épreuve en bronze. Le rédacteur l'enregistre sous le titre assez bouffon de Manequin (1), mais ce mot signifie en termes familiers un petit homme. Resterait à déterminer s'il s'agit aussi d'une épreuve en bronze, ou d'une copie en marbre, ou d'une répétition antique, comme il s'en voit dans plusieurs collections.

Je ne parlerai pas ici des petits meubles et objets de curiosité. Chacun d'eux serait l'objet d'une note intéressante s'il ne fallait ménager et l'espace et l'attention du lecteur qui remarquera toutefois ces coffrets en bois (2), couverts d'appliques faites en pâte cuite. Les musées du Louvre et de l'hôtel de Cluny offrent de bons spécimens de ce genre de délicat travail qui, dans la fraîcheur de la dorure, devait avoir beaucoup d'éclat. Nos cuisiniers ont hérité du procédé, mais non du style et de la richesse des compositions que de bons artistes d'alors confiaient à cette fragile matière.

Je réserve pour une autre publication l'inventaire de la bibliothèque de Marguerite (3), riche et curieuse collection dont le

Charles-Quint aurait gardé, sans autre titre que son caprice, un tableau qui ornait ou devait orner le maître autel de l'église de Brou ; c'était, je crois, un de ces portraits de la Vierge, peints, comme chacun sait, par saint Luc. Il donna en échange 300 livres, dont ferez faire, écrivent les exécuteurs testamentaires, le 21 février 1531, aux religieux de Brou, un beau tableau à Lyon, pour le grant haullel, choisissant pour ce fere ung bon mestre et bien entendu en l'art de paincture : car il fault que ledict tableau corresponde à l'esglise et vous pourrez convenir avec lui. On chercha longtemps ce bon peintre, puisque quarante cinq années plus tard le cardinal de Granvelle écrivait de Rome, le 2 août 1576, au prieur de Brou : Monsieur le prieur, j'ai receu voz lettres du dernier de may et m'a esté plesir d'entendre par icelles qu'en l'église de vostre couvent, le tableau soyl esté posé, lequel s'est faict conforme à l'intention de feu de haulle mémoire, madame Marguerile, fondatrice dudict couvent. Le roy nostre maistre m'avoit laissé charge de faire faire ledit tableau et j'ay tenu à mon service le maistre qui la faict et luy ay faict apprandre et en Flandre el en Italie, afin qu'il peust faire meilleur ouvraige el au jugement de tous ceulx qui l'ont veu et m'en ont faict rapport, il sest bien acquité de son debvoir.

(1) Voir no 11.

(2) Nos 95, 102, 103 et 104.

(3) Le numéro 190 se trouvait en dehors du catalogue de la librairie, j'ai dû le

rédacteur du catalogue des manuscrits de la bibliothèque royale de Bruxelles eût dû se préoccuper davantage. Le goût des lettres entraînait avec lui deux choses également onéreuses, l'acquisition des livres, il n'y avait pas de cabinet de lecture pour les lire sans les acheter, ni de bibliothèque publique pour les emprunter, et puis le patronage des gens de lettres qui ne faisaient pas encore litière de portefeuilles. Marguerite acheta livres et manuscrits, elle prit à sa solde Molinet et Jean Lemaire de Belges, deux poëtes déjà populaires, dont le talent et l'esprit naturel percent au travers de la manière et du mauvais goût.

J'ai mis aussi à part, un commentaire assez long, et que je crois curieux, sur les camahieux (1) et les objets en pourcelaine (2), pierre blanche, pierre estrange et estrangère, qui paraissent dans les anciens comptes, dans les inventaires, se retrouvent dans celui de Marguerite d'Autriche et sans discontinuer dans les documents du même genre rédigés pendant tout le XVIe siècle.

J'ai hâte de laisser parler l'inventaire qui a donné lieu à ce long préambule ; je dirai en terminant que j'ai rencontré l'original, écrit

transcrire, et il me suggère une remarque : le rédacteur de l'inventaire s'est servi, pour désigner un livre imprimé, de l'expression qui eut cours dès l'apparition des produits de l'imprimerie. En effet, en 1443, Jean le Robert, abbé de Saint-Aubert de Cambray, note de sa main, dans les mémoriaux du couvent, qu'il achète pour son neveu un Doctrinal getlé en molle. Les trois fondateurs de l'imprimerie recurent leurs lettres de naturalisation en 1474 pour l'exercice de leurs ars el mestiers de faire livres de plusieurs manières d'escriptures en mosle et aultrement. Le duc d'Orléans achète en 1496 deux livres d'heures et le comptable enregistre cette dépense en deux articles: 1° Pour cent sols unes heures en parchemin escriptes en moule; 2o à Estienne Joudelle CX sols pour unes autres heures en parchemin escriptes en moulle qu'il a baillées pour mds. Philippe de Commines, rédigeant ses remarquables mémoires, en 1498, parle ainsi des sermons de Savonarole il les a faict mettre en molle et se vendent. A peu près à la même époque, le rédacteur d'un inventaire des meubles, bijoux et livres d'Anne de Bretagne, signale : plusieurs livres tant en parchemin que en papiers, à la main et en mosle. Le Livret de Consolations, imprimé à Paris, le 7 février l'an 1502, porte au recto du dernier feuillet: Priez pour celui qui a translalé ce présent traicté de lalin en françois et la faict mellre en moule. Le catalogue de la bibliothèque des dues de Bourbon, faict à Molins le XIXe jour de septembre l'an mil cinq cens vingt et trois, distingue les livres des manuscrits par ces deux expressions : en molle et à la main (publié par M. Leroux de Lincy dans les Mélanges de la Société des bibliophiles). C'est donc bien toujours la même signification donnée au même terme et ce terme a une grande signification quand il s'applique aux procédés des premiers inventeurs et désigne ainsi positivement, dès 1443, une lettre jetée dans un moule.

(1) N° 203.

(2) N^' 51, 52, 53, 97, 217, 221, 222, 223, 224 et 227.

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