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INVENTAIRE

DES

TABLEAUX, LIVRES, JOYAUX ET MEUBLES

DE MARGUERITE D'AUTRICHE, FILLE DE MARIE DE BOURGOGNE ET DE MAXIMILIEN, EMPEREUR D'ALLEMAGNE,

FAIT ET CONCLUD EN LA VILLE D'ANVERS

LE XVII D'AVRIL MXV XXIIII.

Ce n'est pas à propos d'un inventaire d'objets d'art et de meubles qu'il convient d'écrire l'histoire de Marguerite d'Autriche (1). La pètite-fille de Charles le Téméraire a droit à plus d'égards. Il n'est pas permis de juger légèrement un personnage politique qui a supporté sans dommages cette sévère enquête dirigée par le XIX® siècle contre tout ce qui a nom dans l'histoire. De cette épreuve redoutable, la fille de Maximilien est sortie sans avoir rien perdu de la grâce touchante, des hautes qualités et de l'importance politique que ses contemporains lui reconnurent.

Dans ce noble caractère se rencontre pourtant un côté défavorable à nos yeux et qui blesse nos sentiments. Ce trait subsistera, il n'est pas de nature à s'effacer : c'est le patriotisme impérial de l'archidu

(1) Il existe de nombreux écrits sur cette femme célèbre. Les deux notices les plus intéressantes ont été données, l'une par M. Le Glay (correspondance de l'empereur Maximilien Ier et de Marguerite d'Autriche, de 1517 à 1519) et l'autre par M. Weiss (art. Marguerite, de la Biographie universelle). Sur l'église de Brou j'ai consulté avec utilité le poëme d'un contemporain : le Blason de Brou, par Antoine du Saix, Lyon, 1533, et les ouvrages de MM. Rousselet et Baux, qui ont tiré un assez bon parti des documents conservés dans les archives de l'Ain et des renseignements fournis par un mss. de la fin du XVIe siècle, intitulé: Description historique de la belle église et du couvent royal de Brou.

chesse et sa haine contre la France. Pendant vingt-quatre années elle a travaillé, pour le bien de la maison d'Autriche, à nous faire tout le mal qui lui était donné de nous faire, et elle a poursuivi cette œuvre avec la passion d'un cœur de femme (1) et la suite, l'habileté d'un esprit supérieur. Ne lui en faisons pas un crime, sachons respecter le patriotisme partout où nous le rencontrons; est-il moins méritoire pour venir d'outre-Rhin, d'outre-Manche, d'outre-monts? Marguerite d'Autriche naquit à Gand le 10 janvier 1479 (2). Par la perte de sa mère, Marie de Bourgogne, qui mourut des suites d'une chute de cheval, alors qu'elle n'avait que deux ans, sa vie, comme son éducation, se trouva livrée aux vicissitudes les plus étranges. On les connaît; disputée par les plus illustres partis, elle vint grandir en France près de Charles VIII, qui lui réservait, non pas sa main, mais l'affront le plus sanglant qu'on pût jeter au cœur d'une femme et à la face de l'empire. Marguerite s'en souvint plus tard; mais, en attendant qu'elle pût faire preuve de bonne mémoire, elle partit pour l'Espagne fiancée à nouveau, en 1497, à Jean de Castille, fils de Ferdinand et d'Isabelle. Une tempête, image de sa vie, la retint sur la côte de la Biscaye; croyant sa mort prochaine, elle écrivit cette jolie épitaphe :

Cy gist Margot, la gente damoiselle,

Qu'eust deux marys et si morut pucelle.

Ce ne fut pas elle, mais son époux, que la mort frappa. Elle était grosse lorsqu'elle apprit son malheur; l'héritier du trône d'Espagne fut tué du même coup, elle accoucha d'un enfant mort. En 1499, la France voyait passer cette royale veuve, à peine âgée de dix-huit ans et déjà si cruellement éprouvée. Elle retournait en Flandre, où bientôt (1501) elle crut trouver dans un troisième mariage avec Philibert de Savoie, dit le Beau, une dernière garantie contre la mauvaise fortune; trompeur espoir, sa veine fatale n'était pas épuisée : après quatre années de bonheur, la mort lui imposait de nouveau le deuil de la veuve.

Maximilien ne pouvant plus se servir de sa fille comme monnaie d'alliance (3), voulut au moins utiliser sa haute capacité. Il la nomma

(1) Il faut voir dans sa correspondance comment elle parle de la foy et léaullé des Françoes.

(2) Je suis obligé de donner ces dates pour éviter une confusion avec d'autres Marguerites aussi illustres qu'elle bien qu'à d'autres titres.

(3) Lorsque Maximilien et ses conseillers voulurent la marier, pour la quatrième

gouvernante des Pays-Bas (1507). Toute autre princesse, assistée d'un conseil de régence, aurait pu mener, tant bien que mal, cette administration; mais, pour gouverner les Flandres de manière à créer à l'empire, au lieu d'un sujet d'inquiétude, un grand appui financier et militaire, il fallait un talent supérieur, et, dans Marguerite d'Autriche, l'homme d'État ne se démentit pas pendant vingtquatre ans.

La politique, quelque ardue qu'elle fût, laissait des loisirs ; il était bien difficile qu'une descendante des ducs de Bourgogne ne les employât pas à la culture des arts et des lettres. Marguerite avait ce goût, chose déjà commune chez les princesses depuis deux siècles; elle fit plus : elle composa, elle peignit elle-même, chose bien rare alors. Nous voyons dans son inventaire un cadre qui renferme une copie de sa complainte (1), un tableau peint de sa main (2), et parmi ses meubles une boîte en forme de livre (3) où elle renfermait ses couleurs, ses coquilles pleines d'or et ses pinceaux. Elle brodait aussi (4); mais, dira-t-on, broder est un ouvrage qui de tout temps

fois, il s'agissait du roi d'Angleterre, elle repoussa ce mariage en disant : que par trois fois ils ont contracté d'elle dont elle s'est mal trouvée.

(1) N° 59 de l'inventaire suivant. Marguerite composa cette complainte ou discours de ses infortunes peu de temps après la mort de Philibert, en 1505. Elle écrivait en français. Ayant été élevée à Paris jusqu'à l'âge de quatorze ans et bientôt après transportée en Espagne et en Savoie, elle n'avait pas eu le temps d'apprendre l'allemand; aussi son père correspondait-il avec elle en français, et quel français ! (2) Antoine du Saix, qui prononça son oraison funèbre, parle de la subtile excellence de bien peingdre qui estoit en nostre paragonne et primeraine femme. Item la bonne dame paingnil mains visaiges de femme, mais d'hommes point. M. Baux a inséré dans sa description de l'église de Brou un fragment de l'inventaire de Marguerite, qu'il date de 1533. Il n'en donne pas la provenance, et c'est une habitude d'autant plus fâcheuse que l'ignorance où il nous laisse et l'erreur qu'il commet, nous conduit à des déductions erronées. Le septième article porte: Tableau d'un crucifix de la main de feu Madame. Or, ce prétendu inventaire de 1533 est un fragment, mal transcrit, de l'inventaire de 1516, rédigé par Marguerite elle-même, et l'original ou au moins la copie publiée d'après l'original par M. Le Glay donne ce même article ainsi rédigé : Tableau d'un crucifix fait de la main feu maistre Jaques (Jacques de Barbaris, le maître au caducée).

(3) N° 44 de l'inventaire. Un livre feint, c'est-à-dire un trompe-l'œil, une toile qui avait l'apparence d'un livre. Le moyen âge affection nait ces jeux, ces attrapes. Aussi lit-on dans la prisée des biens laissés en 1416 par le duc de Berry cet article : Un livre contrefail, d'une pièce de bois, painte en semblance d'un livre où il n'a nulz feuillez, ne rien escript, couvert de veluyau blanc à deux fermoers d'argent dorez.

(4) Dans l'inventaire de Brou, fait par les augustins déchaussés, à leur entrée dans le couvent, en 1659, on inséra cet article : Deux tableaux de même grandeur, faictz à l'esquille, enrichis de perles, l'un représente Nostre Seigneur au sépulcre et l'autre la présentation au temple ou quelque chose de semblable,

fut réservé aux femmes; sans doute, et j'ajouterai qu'il a peu de mérite quand il consiste à faire passer dans les mailles d'un canevas une peinture tracée sur les mailles d'un dessin; mais dans tout le moyen âge, et jusqu'à la fin du XVIe siècle, broder était un art, une branche sérieuse, estimable, de la peinture. L'aiguille, véritable pinceau, se promenait sur la toile et laissait derrière elle le fil teint, en guise de couleur, produisant une peinture d'un ton soyeux et d'une touche ingénieuse, tableau brillant sans reflet, éclatant sans dureté.

Dans la patrie des Van-Eyck, la gouvernante des Pays-Bas réunit facilement une grande collection de tableaux, véritable musée qui tapissait les murs de ses appartements sans faire tort à la bibliothèque, cet autre musée de miniatures. Et c'est ici le moment d'apprécier le goût et les tendances qui la dirigèrent dans ses encouragements et ses acquisitions.

De 1490 à 1530, une décadence marquée avait frappé l'école de peinture, créée au commencement du XVe siècle par les frères VanEyck avec tant d'éclat et de succès. Leurs élèves immédiats, restés fidèles aux grandes traditions, suivaient pieusement les modèles donnés par Dieu, et plaçaient le fini de l'exécution au premier rang des devoirs du peintre. Ce fini n'était pour eux qu'un moyen de serrer de plus près le modèle et d'imiter plus parfaitement la nature, ce grand artiste qui ne connaît, lui aussi, ni la dureté du contour, ni le heurté de la touche, ni les effets exclusivement clairs, ni les effets exclusivement noirs, ce grand artiste enfin qui est la nature. Ils avaient reçu, ils cultivaient cette religion, ils ne surent pas la transmettre à leurs élèves. Ceux-ci, appelés en Italie par la renommée de leurs maîtres, au lieu d'enseigner l'art flammand, dont on était avide, apprirent l'art italien et rapportèrent en Flandre la fougue et le laisseraller du génie, sans génie. Cette appréciation sévère, nous la faisons aujourd'hui sans y avoir aucun mérite; il y en avait beaucoup à la faire au milieu du courant qui entraînait alors toutes les nations dans les voies de la renaissance italienne. Marguerite eut ce mérite. On sent, dans sa collection, l'amour des vieux maîtres, et, dans toutes ses commandes (1), une sorte de prédilection gothique qui trahit la pu

faicts de la main de nostre fondatrice. J'ajouterai qu'on voit, au no 123, son portrait fait en lapisserie, et, ajoute le rédacteur, après le vif, ainsi de la tapisserie exécutée d'après nature. Je note ceci pour bien marquer que la broderie, ainsi traitée, était un art, et nos collections en donnent la preuve.

(1) Tout en résistant à la dérive générale, elle se laissait entrainer sans s'en apercevoir. N'est-ce pas à cette influence italienne qu'il faut attribuer le tableau marqué

reté de son goût, et fut son guide dans la construction de l'église et du tombeau de Brou (1). Au premier moment, la veuve de Philibert le Beau s'était adressée aux artistes de la France pour l'assister dans cette pieuse et grande entreprise. Jean Perréal (2), lui fit des dessins, Michel Colombe et ses neveux des modèles pour le tombeau; mais quand ces deux artistes vinrent à lui manquer, l'un par la mort,

du n° 197 dans son inventaire. On y voyait Philibert de Savoie figuré en saint Jean et la gouvernante des Pays-Bas en sainte Madelaine, licence que ne se fùt jamais permise l'école gothique, la tradition voulant que le personnage dont on faisait le portrait fût représenté dans une humble pose et à genoux, sous la protection de son patron placé debout près de lui. Un autre tableau qui appartenait à l'archiduchesse se trouve ainsi décrit dans l'inventaire de 1516: Ungne sainte Marguerite feste à la sanblance de Mademoyselle de Mon-Lambert. L'assimilation du portrait avec le saint devait mener au dévergondage dont les magnifiques Noces de Cana, par Paul Véronèse, sont la plus complète manifestation.

(1) La première pierre de Notre-Dame de Brou, église placée par la fondatrice sous l'invocation de sainct Nycholas de Tollentin, fut posée en 1505, et à la mort de Marguerite elle était terminée, à l'exception de quelques travaux secondaires et du tombeau principal, qui ne le fut qu'en 1532. Postérieurement à cette date on fit exécuter un bénitier en marbre noir: A maistre Nycolas Ducre, tailleur de pierres, natif de la bonne ville, pays de Foncigny, jouxle la forme d'ung patron faict et pourtraict en ung folliet de papier. Ce marché fut faict au premier clostre dudict couvent de Brou, presens honeste Guillermin de Chemyn, bourgeoys de Bourg, Jehan Eccard dict Decessyz, painctre, aussi bourgeoys de Bourg, et Yves Fromont, painctre, aussi bourgeoys de Bourg, tesmoings à ce requis (1548). On impose à l'artiste la condition de escrypre en la molure dudict beneyty (bénitier) les parolles suyvantes, assavoir: Fortune, infortune, fort une. Cette devise, adoptée par Marguerite après la mort du duc de Savoie, couvre l'église de Brou, le bénitier devait se mettre au pas. On sait combien fut générale, au XVIe siècle, la mode des devises. Ce genre de littérature trouve encore des esprits favorables et des cœurs sensibles, mais à l'époque de la renaissance les esprits les plus distingués, les cœurs les plus élevés se passionnaient pour des devises. Celle-ci n'était pas la première que Marguerite d'Autriche avait composée et s'était appliquée; seulement, reproduite avec profusion, elle eut d'autant plus de succès, qu'elle avait un sens clair dans une forme symétrique et originale. On a raffiné depuis lors, mais les contemporains n'hésitèrent pas à saisir l'interprétation qui seule convenait aux vicissitudes de la vie de Marguerite, c'est-à-dire Fortune infortune (accable, frappe, le mot pris dans le sens du verbe : infortunare, infortunat), fort (ement) une (femme).

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(2) Jean Perrcal, assisté de maistre Henriel et maistre Jehan de Lorraine, lous deux tres grands ouvriers en l'art de massonnerie, prirent en 1509 les mesures de l'église pour arrêter les proportions du tombeau. Marguerite chargea Jean Lemaire de porter ce dessin à Tours et d'en faire faire un modèle en relief par Michel Colombe. Ce sculpteur célèbre, chargé d'années, forme le chainon sensible entre les grands artistes auxquels la France doit les tombeaux de Dijon et nos sculpteurs de la renaissance. (Voir la correspondance publiée par M. Le Glay dans ses Analectes.) J'ai découvert des documents précieux sur tous ces artistes; ils paraîtront successivement dans l'histoire des ducs de Bourgogne pour tout le moyen âge jusques et y compris le xve siècle et dans l'histoire du Louvre et des Tuileries pour les XVI et XVIIe siècles.

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