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L'EXPOSITION

D'ALSACE-LORRAINE

PAR

M. LE BRUN - DALBANNE

Président de la Société.

MESSIEURS,

Lorsque j'ai promis à la Société Académique de lui rendre compte de l'Exposition d'Alsace-Lorraine, j'étais loin d'avoir mesuré toute l'étendue de l'engagement que j'allais prendre. Les richesses accumulées dans le palais de la Présidence du Corps législatif sont si variées, elles sont si merveilleuses, qu'il faudrait leur consacrer, pour les célébrer dignement, plusieurs chants et plusieurs journées, comme aux épopées du Moyen-âge. Je ne m'en sens pas la force, et l'eussé-je, d'ailleurs, que vous n'auriez pas le courage de me suivre. Permettez-moi donc de me contenter d'un rôle plus modeste et de vous entretenir seulement des tableaux anciens qui ont le plus frappé mon attention.

L'Exposition du palais du Corps législatif, organisée par la Société de protection des Alsaciens et Lorrains, a été inspirée par une haute et patriotique pensée : coloniser l'Algérie, en conservant à la France ceux de ses enfants qui, nés en Alsace et en Lorraine, n'ont pas voulu abandonner la

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patrie qui leur était chère. A l'appel du comte d'Haussonville, président de la Société, tout ce qui est Français par le cœur a répondu les uns, en offrant leurs collections et les richesses de leurs cabinets, les autres en accourant de tous les points de la France, afin d'apporter leur obole. Paris s'est senti revivre sous ce souffle généreux, il a oublié un instant ses douleurs et ses désastres, qui sont aussi les nôtres, et ce que les sauvages théories d'une fraternité menteuse lui avaient causé de ruines, a semblé disparu sous le courant réparateur d'une charité intelligente et de la véritable fraternité.

Seize salons, comprenant tout le rez-de-chaussée du palais de la Présidence, étaient occupés par l'Exposition, dans lesquels huit étaient entièrement consacrés à la peinture. Un neuvième avait reçu les dessins et les aquarelles, un dixième, toute la suite de l'histoire de Samson, par Decamps; enfin, dans la grande galerie des fêtes, on avait réuni les portraits historiques, les sculptures, les manuscrits, les autographes, les incunables précieux et les reliures anciennes.

Au milieu du nombre et de la diversité des objets présentés, il était difficile d'établir de l'ordre et d'arrêter des catégories bien précises. Le Comité d'organisation n'a cependant pas reculé devant la tâche; il avait donné la salle n° 4 à la collection de la duchesse de Galliera, provenant du palais de Brignolles-Salle à Gênes. Il avait affecté la salle n° 7 aux tableaux du duc d'Aumale; la salle n° 9 à ceux de la comtesse Duchatel; la salle n° 6 aux tableaux du xvIII° siècle, enfin la salle n° 10 à ceux de l'école moderne. Les autres salles renfermaient les tableaux divers, et la salle n° 8, malgré ses grandes dimensions, était entièrement remplie par les statues, les émaux, les meubles anciens, les incomparables bijoux et les objets d'art appartenant à la famille de Rothschild.

La salle n° 4, abandonnée à la duchesse de Galliera, qui renfermait autrefois un certain nombre de tableaux du duc

de Morny, était un peu sombre, bien qu'elle fût éclairée le haut.

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La salle n° 7, appartenant au duc d'Aumale, était trèssimplement arrangée et ne laissait pas suffisamment voir à toute heure du jour les tableaux qui y étaient placés.

Quant à la salle n° 9, elle avait été très-coquettement disposée par la princesse de la Trémoïlle, fille de la comtesse Duchatel, pour mettre en valeur les admirables tableaux qu'elle renfermait, qui étaient au nombre de quinze seulement, mais tous de premier ordre et de premier choix.

Enfin, la salle n° 8 (la salle des Rothschild, comme on l'appelait) était parfaitement décorée et faisait admirablement valoir les riches vitrines, enlevées aux salons de la puissante famille.

La salle n° 5, qui avait reçu les tableaux de toutes les écoles anciennes, autrefois disposée par le duc de Morny, pour recevoir sa galerie, était éclairée par le haut et répandait un jour des plus favorables sur les tableaux qui y étaient placés.

Vous savez maintenant, Messieurs, où vous êtes, et si vous daignez me suivre, je vais vous conduire aussi méthodiquement que je le pourrai devant les tableaux qui m'ont le plus frappé.

Avant pourtant de vous les faire voir, puis-je ne pas dire un mot du public que nous allons rencontrer?

Le public est différent suivant les heures auxquelles on visite l'Exposition. Le matin, de neuf heures à midi, il se compose surtout des artistes, des amateurs sérieux, des critiques d'art, qui viennent étudier et prendre des notes. Il n'est pas très-nombreux et se trouve çà et là mêlé de quelques propriétaires ravis, qui amènent des amis devant leurs tableaux et leurs vitrines, ou qui viennent se consoler de leur absence en écoutant les louanges qu'on leur prodigue. On y voit aussi des dames, qui, pour ne pas être

abusées, lisent à haute voix, au milieu d'un cercle féminin, des articles de journaux ou de revues, en présence des tableaux eux-mêmes. Si l'article est long, il faut passer, car bon gré mal gré, on verrait les tableaux avec les lunettes. d'autrui, et qu'arriverait-il quand elles sont bleues ou noires?

De midi à trois heures, le public n'est plus le même. C'est le temps des personnes qui veulent connaître cette Exposition dont on dit tant de bien. Les visiteurs s'arrêtent aux premières salles, ils veulent tout voir, tout admirer. Ils trouvent que le livret n'en dit pas assez long sur les sujets et surtout sur les objets qui les frappent: les meubles, les pendules, les faïences, les bijoux, les miniatures, les éventails, les montres, les bonbonnières. Ah! s'ils l'avaient fait, que ce serait un autre livret!

A trois heures, nouveau public. Celui-là vient passer le temps, les hommes en tenue irréprochable, les femmes en robes de soie à tournures démesurées et à traînes qui n'en finissent pas. Elles viennent voir les autres femmes, comparer leurs toilettes et se faire admirer. Les hommes s'échappent de temps à autre, pour courir aux nouveautés arrivées depuis leur dernière visite; dès qu'ils les ont constatées, ils les regardent à peine et reviennent au lancé. La musique se fait entendre dans le jardin, tout ce beau monde quitte les salons et se promène en causant autour des pelouses, puis lorsque la dernière note est tombée, il remonte au plus vite dans ses voitures pour aller faire le tour du bois et gagner de l'appétit.

Le lundi surtout, où les entrées sont à cinq francs, la foule est énorme. C'est le jour du grand monde, mais ce sont les tableaux et les portraits qui regardent les visiteurs qui ne les regardent pas. On parle de tout ce qui intéresse, de l'événement du jour, des mariages nouveaux, des départs pour les eaux où la campagne, on cause, on rit, c'est le Hight-life, le monde des salons, pour qui l'Exposition est

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