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vière, où un lavoir était, dit-on, établi dans les derniers temps, donnerait à cette conjecture une certaine probabilité. Les appartements voisins auraient, dans cette hypothèse, contenu le linge avant et après l'opération et l'étage supérieur, qui n'était pas voûté, aurait contenu le séchoir.

Le moulin à blé des moines devait se trouver dans le même bâtiment, dont les fondations sont établies sur le bord d'un ruisseau d'une certaine puissance motrice: c'est donc, je crois, un bâtiment industriel. Tout annonce dans cette construction la première moitié du XIII. siècle.

Les établissements monastiques étaient admirablement disposés nonseulement pour la vie commune, mais aussi pour l'exploitation des terres. Un de nos plus savants manufacturiers, M. Seguin, membre de l'Institut (Académie des sciences), me disait, en me montrant l'abbaye de Fontenay (Côte-d'Or): « Dans tous mes travaux d'amé« lioration j'ai vu les traces des anciens moines, et j'ai souvent « trouvé qu'ils avaient fait eux-mêmes ce que, par l'étude appro<< fondie des lieux, j'ai été porté à exécuter. Tout avait été disposé << par eux, le plus judicieusement possible, et la rectification que « nous faisons en ce moment du chemin que vous avez parcouru << pour venir chez moi, n'est que le rétablissement de ce chemin tel « qu'il était du temps des anciens moines et dont, à une certaine « époque, on s'était écarté au lieu de le réparer. »

Ce que me disait l'observateur éminent que je viens de citer est conforme à ce que d'autres ont observé ailleurs : combien de fois n'aije pas moi-même admiré la disposition si bien entendue des bâtiments de nos abbayes, leur grandeur, non-seulement au point de vue de l'art et de la vie religieuse, mais aussi au point de vue de l'agriculture! Nos abbayes n'étaient pas seulement des couvents où, comme le croit la multitude, on ne s'occupait que de la récitation des psaumes. Après la prière venait le travail; c'étaient de grandes fermes modèles, quelquefois de grandes fabriques.

L'étude de l'architecture monastique est donc d'un intérêt immense. Là nous voyons l'architecture appliquée aux grandes agglomérations d'hommes vivant en commun, l'architecture appliquée aux grandes exploitations agricoles.

On a pourtant, il faut le dire, bien peu étudié ces précieux restes d'un passé qui s'éloigne; chaque jour ils disparaissent, et depuis trente

années que j'ai réclamé instamment la conservation de ces ruines combien d'impitoyables spéculateurs n'ont-ils pas détruit, sans pitié, ces beaux murs pour en vendre les pierres !

« Les moines ont créé les jardins potagers et perfectionné l'horticulture, dit M. Chavin de Mallan: ils avaient d'excellents légumes et de beaux vergers; les arbres n'y étaient point mélangés au hasard, mais classés par espèces au nord et au midi, selon leur origine et leur nature. Quand une colonie sortait d'une abbaye, elle emportait avec elle des semences et des plantes de toutes sortes: ainsi, en partant de Morimond pour fonder Ald camp, près de Cologne, les moincs emportèrent le pommier de Reinette grise, que d'autres cénobites transportèrent de là en Thuringe, en Saxe, tandis que d'autres moines apportaient en Lorraine et en Champagne les espèces d'Allemagne. Du jardin du couvent, cette espèce nouvelle entrait dans celui du village voisin, et les climats échangeaient leurs productions par l'intermédiaire des moines, que nous pouvons appeler les courtiers agricoles du moyen-âge. On lit avec étonnement, dans les Annales de Cîteaux, les travaux agricoles des religieux dans les enclos des monastères (1).

Les bois et les bruyères, fort étendus, fournissaient le moyen d'élever du bétail, presque sans frais, aux établissements qui avaient droit de pâture dans les forêts et même aux paysans usagers de ce parcours. Les abbayes avaient aussi, dans les forêts, le droit au gland et à la faîne pour les pourceaux (jus ad glandem et faginam). Le porc est la moitié de la vie des classes agricoles. Les moines avaient compris toute l'importance de l'élevage des pourceaux dans l'intérêt des pauvres. Les us de Citeaux permettaient d'avoir, pour les pourceaux, des écuries à deux ou trois lieues des granges et même plus loin. L'abbaye de Morimond (Haute-Marne) avait vingt porcheries disséminées dans les forêts de Bassigny, et chacune contenait près de 300 porcs.

Les abbayes, qui possédaient presque toutes des droits d'usage fort étendus, élevaient aussi une grande quantité de chevaux, de bêtes bovines, de moutons: il suffit de lire quelques chartes pour s'en convaincre ! Diverses abbayes entretenaient des étalons de choix pour la reproduction de l'espèce chevaline, et souvent un palefro provenant de leurs écuries formait une partie du prix des concessions

(1) Chavin de Mallan, membre de l'Institut des provinces, Mémoires sur l'agriculture dans les abbayes, lu au Congrès des délégués des Sociétés savantes,

de terre. De pareils présents étaient faits habituellement par les moines lorsque les donateurs, ou leurs fils, confirmaient de précédentes donations.

J'ai cité ailleurs les abbayes de Troarn, d'Ardennes et de Fontenay près de Caen, comme possédant, au XIIIe siècle, des haras considérables; elles n'étaient pas moins riches en bétail de toute espèce (vaches, porcs, moutons): elles avaient cela de commun avec nombre d'autres abbayes ou prieurés, et l'on ne saurait trop relire le bel ouvrage de M. Léopold Delisle, membre de l'Institut, sur l'État de l'agriculture en Normandie au moyen-âge (1).

On attribue encore aujourd'hui aux moines de St-Hubert (Ardennes) la race ardennoise de chevaux, qui a des qualités particulières. Il n'est pas douteux que, dans chaque contrée, les abbayes étaient des fermes-modèles où l'on perfectionnait les races les meilleures, en même temps que l'on y cultivait les meilleures espèces de plantes et de céréales.

Les viviers, pour la multiplication du poisson, étaient encore une des principales sources de production dans plusieurs abbayes: ainsi, à Morimond (Haute-Marne), les moines, en formant des étangs, avaient admirablement mesuré la pente nécessaire, l'imperméabilité des couches inférieures, le volume d'eau, le groupement des bassins, la masse des chaussées, le niveau nécessaire à la salubrité.

Enfin quelques abbayes réunissaient, comme je le disais tout à l'heure, les travaux industriels aux travaux agricoles: on y voyait, par exemple, des frères brasseurs ( brassarii), des frères huiliers (olearii), des frères corroyeurs (corriarii), des frères foulons (fullones), des tisserands, des cordonniers, des maréchaux, des charpentiers, etc. Chaque série avait son frère inspecteur ou contre-maître, et à la tête de tous ces travailleurs était un père directeur ou patron qui distribuait la besogne : il existait trèsanciennement, dans l'abbaye de St-Florent de Saumur, une manufacture où les moines tissaient des tapisseries ornées de fleurs et de figures d'animaux. Cette manufacture devint très-florissante, et, en 1133, l'abbé de St-Florent, Mathieu de Loudun, y fit exécuter une tenture complète pour son église. Dans le chœur, c'était les vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse ; dans la nef, des chasses et des bêtes fauves (Mabillon, 115).

J'ai déjà fait comprendre combien les bâtiments consacrés à l'exploitation se distinguent, dans les abbayes, de ceux réservés à la vie

(1) Un volume in-8° de 758 pages. Évreux, 1851,

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Vue du prieuré de St-Vigor, au commencement du XVIIIe siècle.

1. Grande porte du prieuré. 2. Église de la paroisse. 3. Basilique du prieuré avec sa nef ruinée. 4. Salle capitulaire. 6. Grande salle. 7. Bibliothèque. 8. Dortoir. 9. Réfectoire. 10. Logements des hôtes. 11. Infirmeries. 12. Cour intérieure. 13. Ecuries. 14. Pressoir. 16. La grange. 18. Charteries et magasins.

intérieure des religieux; la vue que voici du prieuré de St-Vigor près Bayeux, tel qu'il existait au XVIIe et au XVIIIe siècle, montre d'autant mieux la disposition des bâtiments claustraux relativement aux bâtiments ruraux, que ces derniers (12, 13, 14, 15, 16), sont du XIIIe siècle, au lieu que les deux cloîtres et les édifices habités par les moines étaient modernes.

Les riches seigneurs rivalisaient avec les moines pour faire progresser l'agriculture: témoin Henri de Tilly, seigneur de Fontaine-Henry, qui, par son testament (pièce infiniment curieuse), donnait, avec beaucoup d'autres choses, à l'abbaye d'Ardennes, où il fut enterré, son ses bœufs, ses brebis, ses chèvres de Séville et son palededit etiam abbatiæ de Ardena haracium et boves et oves et capras de Sevilla...... et palefridum suum (1).

haras,

froy.

... •

Partout les riches seigneurs faisaient aux abbayes des largesses qui prouvent l'importance de leurs productions chevalines (2); mais ils ne négligeaient pas les autres productions.

Marin Onfroy, seigneur de St-Laurent-sur-Mer, entre Bayeux et Isigny, enrichissait, vers le même temps, la Normandie d'une espèce de pommes à cidre qui a conservé son nom (le Marin-Onfroy ) et qui

(1) Voir le fragment de ce curieux document publié dans le tome jer de ma Statistique monumentale du Calvados, p. 360.

(2) Ainsi, vers 1070, Gérold donna à l'abbaye de Saint-Amand la dîme de ses juments de Roumare; vers 1082, Gautier et Raoul Dastin accordèrent aux moines de la Couture le même droit sur les juments qu'ils pouvaient avoir tant à Vezins, dans l'Avranchin, que dans toute autre localité de la Normandie. En 1086, Roger enrichit l'abbaye de Saint-Wandrille de la dîme de ses haras de la forêt de Brotonne. Henri ler confirma à Saint-Georges de Bocherville la dîme des juments de Raoul, chambellan de son père. Avant que Roul, fils d'Anserede, aumonât aux moines de Saint-Waudrille la dîme de Beaunai, ceux de Saint-Evroul y prenaient la dîme des juments. Les Taisson enrichirent de la dîme de leurs haras l'abbaye de Fontenay. Le prieuré de Saint-Fromond reçut de Robert du Hommet la dîme de ses poulains; les moines de SaintSever, la dîme des juments de Hugues, comte de Chester; l'abbaye du Val, en 1124, la dîme des juments normandes de Goscelin de La Pommeraie. Vers 1155, Guillaume le Moine donne à des religieux de Montebourg la dîme des poulains de ses cavales sauvages, appartenant au manoir de Néville en Cotentin. Parmi les biens que Robert Bertrand, à la fin du XIIe siècle, confirma au prieuré de Beaumont-en-Auge, on remarque la dîme de ses juments et de ses poulains, et, dans sa grande charte pour l'abbaye de Saint-Evroul, le comte de Leicester parle du haras de Montchauvet. (Études sur la condition de la classe agricole et l'état de l'agriculture en Normandie, au moyen-âge, par M. Léopold Delisle, )

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