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cinq siècles plus tard, par l'indomptable énergie de Richelieu. C'est ainsi que deux hommes éminents de l'Église devaient attacher leur nom au commencement et à la fin de cette lutte mémorable.

L'autorité et la justice féodales offraient les plus étranges bigarrures; elles étaient, pour ainsi dire, sorties de terre, comme ces roches dont les géologues s'étudient à suivre les traces, à relier les rapports, et qui souvent se dérobent aux investigations en se replongeant sous le sol par mille caprices bizarres.

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Les justices seigneuriales, dit M. Berriat-SaintPrix, très-multipliées dans les campagnes, ne l'étaient pas moins dans les villes : l'évêque, les chapitres, les abbayes, les prieurés avaient chacun son juge et sa juridiction.....

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La justice seigneuriale ne s'exerçait pas toujours dans le ressort de la seigneuric. Il n'eût pas été possible, cela se conçoit, de trouver des hommes capables pour remplir ces fonctions dans toutes les terres qui étaient presque aussi nombreuses que les communes d'aujourd'hui.

«Ainsi, à Grenoble, où s'exerçaient près de 200 judicatures de la province, un célèbre avocat au parlement était juge de cinquante-et-une seigneuries différentes, qui comprenaient plus de cent paroisses. »

Par ses infatigables recherches, M. Berriat-SaintPrix a mis en lumière une foule de juridictions, enfouies depuis des siècles, dans l'ombre du passé. Il est, je crois, le premier qui ait retracé à nos souvenirs les juridictions du Roussillon, de l'Alsace, de la Lorraine

et ces tribunaux féminins, où des religieuses, sans désemparer de leurs travaux d'aiguille, rendaient la justice à leur sujets laïcs.

Le droit coutumier, accidenté comme le sol, fugitif comme le temps, était éminemment approprié au système féodal, aussi s'y était-il plié complétement dans la révolution du xe siècle. 11 forma à lui seul le droit féodal. La royauté, d'accord avec l'école des jurisconsultes, s'appuyait, au contraire, sur le droit écrit, monument durable légué par la civilisation romaine. Elle exigea à plusieurs reprises, notamment sous les règnes de Charles VII, Louis XII et Henri II, que les coutumes fussent rédigées. Par là, elle leur enleva ce caractère mobile et fugitif qui se prêtait aux caprices du terrain et des temps, et elle les condamna à vieillir dans une immobilité contraire à leur nature. La rédaction produisit sur les coutumes l'effet des liens sur le Protée de la fable; en le fixant, elle contraignit l'oracle de s'exprimer sur un autre ton. Elle fit en outre l'office d'un miroir révélant maintes difformités à un visage déjà altéré par les ans. C'est en vain qu'elles furent révisées à deux ou trois reprises; une fois mises sur le papier, elles ne pouvaient soutenir la concurrence du droit romain. L'épreuve de la rédaction leur fut mortelle et les condamna à une désuétude inéluctable. Pendant que les coutumes étaient ainsi paralysées par la magie même de l'écriture qui vivifie toute bonne pensée, l'action royale gagnait du terrain. La justice seigneuriale avait autrefois connu de toute cause, même du fait de meurtre, et elle avait appliqué jusqu'à la peine

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de mort; mais l'autorité du monarque, en intervenant se réserva, sous le nom de cas royaux, le droit de poursuivre les grands crimes. Ces cas royaux s'étendirent avec le temps; et les populations furent plus empressées que la monarchie elle-même de voir triompher la juridiction du roi. Une justice émanant du trône fut constituée à côté de toute justice seigneuriale importante, réduisit le rôle de celle-ci et tendit à l'effacer de plus en plus.

Ce fut sous le règne des Valois, surtout, que les justices royales firent prévaloir leurs salutaires empiétements. La noblesse avait perdu sa puissance morale autant que sa force physique dans les champs de Crécy, Poitiers, Azincourt, où sa valeur indisciplinée succomba sous la discipline payée des archers brabançons de l'armée anglaise. La monarchie ne se releva, sous Charles VII, qu'avec le secours de troupes soldées, et le concours populaire dont l'héroïque bergère de Domremy fut le symbole. Dès lors, l'éclat du pouvoir souverain fit pålir la marquetterie féodale. C'est alors que les coutumes, jusque-là inédites, furent écrites, et qu'elles furent rendues stériles par le fait même de la rédaction.

Sous les règnes de François Ier et de ses tristes successeurs, la magistrature s'accrut, hélas! par de regrettables moyens. La cour, à bout de finances, créait des offices qu'elle vendait à qui voulait en accepter les titres. Ainsi furent créés et, pour ainsi dire, mis à l'encan des offices de bailly d'épée, de présidiaux, de cour des aides, de grenier à sel, etc. Mais les juridictions ɖouées de l'investiture royale et revêtues du caractère de l'in

térêt public étaient tellement dans les vœux de la nation, que la forme blamable de plusieurs institutions fut en quelque sorte inaperçue, et qu'elle abrita bientôt une magistrature intègre, aussi modeste dans ses mœurs qu'élevée dans ses sentiments.

Cependant les juridictions royales qui avaient été créées peu à peu et établies l'une après l'autre étaient loin de former entre elles un ensemble satisfaisant. Pendant le siècle dernier encore, elles étaient entremêlées avec les restes informes des juridictions féodales. « Telle était en France, dit M. Berriat-Saint-Prix, l'inextricable organisation judiciaire en matière criminelle, lorsque le gouvernement se détermina à y pourvoir. Mais, en rétablissant, lors de son avénement au trône, les parlements supprimés par Louis XV, en 1771, Louis XVI s'était créé des embarras et des résistances funestes, et qui n'avaient pas tardé à se produire. Ainsi, on a peine à le croire, il,avait fallu un lit de justice pour faire entériner les édits de février 1776, qui supprimaient la corvée et des jurandes; et en présence du roi, le parlement protesta contre ces bienfaits! Ces édits salutaires furent rapportés au bout de quelques mois..... La résistance que soulevèrent les projets de réforme de Louis XVI est connue; ces projets eurent contre eux tous les parlements, malgré le bien immense qui devait en résulter. Ces actes n'eurent qu'une existence éphémère. Les parlements triomphèrent, grâce à la bonté et à l'indécision du malheureux roi. Le préambule, il est vrai, de la déclaration motiva le retrait des édits sur l'approche des États-Généraux, et sur

l'avantage de profiter des lumières de la nation pour adopter sur ces modifications entreprises un plan fixe et immuable. Mais si les États-Généraux n'avaient pas dû être appelés, ou si leur convocation avait été retardée, ces édits salutaires auraient-ils été mis à exé cution? Le pays, que travaillaient les influences parlementaires, serait-il revenu au gouvernement du roi? C'est là un problême historique que je n'entreprends pas de résoudre. Il suffit de constater une chose, c'est que la constituante trouva intacte l'organisation judiciaire de la France. »

Ainsi, par une fatalité inconcevable, la royauté qui avait eu pour elle les vœux et les sympathies de la nation lorsqu'elle avait fondé une organisation judiciaire, sous le seul lien du pouvoir absolu, trouva contre elle et cette même organisation d'origine royale, et le pays abusé, quand elle voulut réformer la justice et lui donner pour base l'intérêt public. Les vœux et les efforts d'un roi honnête homme furent méconnus, et pour que notre inconséquente nation vit se réaliser les bienfaits que lui offrait gratuitement Louis XVI et qu'elle rejeta, il a fallu :

Qu'elle-même sur soi renversât ses murailles,

Et de ses propres mains déchirât ses entrailles.

Alors, une autre royauté est venue qui a accompli d'un seul trait ce que l'élite des rois capétiens avait médité et poursuivi pendant des siècles: l'unité législative et la nationalité des institutions.

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