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dominantes. Voilà donc le talent en face de cette alternative, ou de rester inactif dans la province où les travaux manquent et restent dans l'obscurité, ou de venir s'étioler dans l'atmosphère insalubre de la capitale, et d'y user son énergie et ses facultés dans la souffrance et les déceptions, s'il ne parvient à s'ouvrir du premier coup les portes du succès.

Le génie, me dit-on, enfonce les portes et s'impose de vive force soit; mais le génie a souvent besoin du travail et du temps pour se former, et ce n'est pas toujours par des coups de tonnerre qu'il se révèle. Si Condé à vingt ans improvise la victoire, il faut à Turenne l'étude et l'expérience pour s'élever aux sommets de l'art de la guerre. Et si un artiste n'est point doué de cette puissance prime-sautière, comment surmontera-t-il les épreuves du stage? Si la fortune ne lui a point assuré les ressources pour attendre, ne succombera-t-il pas dans la mêlée, et son talent ne court-il pas le risque d'être étouffé par la misère? Et d'ailleurs, combien n'y a-t-il pas de talents élevés, estimables qui, sans pouvoir gravir les cimes ardues d'une célébrité hors ligne, auraient pu encore faire honneur à leur pays, s'ils avaient vu s'ouvrir devant eux une voie large, paisible, encouragée, où tout ne serait pas livré à la fièvre de l'ambition et aux hasards de la lutte? Et voilà ce que le littérateur, l'artiste trouveraient en province, si les vices de la situation actuelle ne rendaient impossibles les centres d'activité intellectuelle hors de Paris.

Je ne veux pas rechercher si Paris, sous tous les rapports, est un milieu favorable au développement normal du talent; si, dans les mouvements tumultueux de l'opinion publique, il ne se forme pas des courants factices autour de certaines renommées ; et si, dans ce bouillonnement d'ambitions et de publicité désordonnées, c'est toujours le vrai mérite qui surnage et triomphe. Ce qu'il y a de certain, c'est que le talent et le génie naissent en province aussi bien qu'à Paris.

Dieu sème les dons de l'intelligence dans des âmes inconnues, au fond de nos plus humbles villages, comme il sème les plus belles fleurs, les fruits les plus parfumés dans les solitudes des campagnes et jusque sur les pentes abruptes des précipices. Il n'y a point de pays déshérités, et Corinne et Pindare n'ont-ils pas vu le jour dans la Béotie?

Mais ces germes du génie, s'ils ne sont recueillis par la culture, périront étouffés. Il importe donc à la gloire d'une nation de découvrir, de cultiver ces semences précieuses, et de mettre à leur portée et le plus près possible l'instruction et les moyens de culture. Et voilà ce qui aurait lieu si des centres d'instruction puissants et variés étaient établis sur des points nombreux pour y recueillir les intelligences les plus délaissées. La province a moins qu'autrefois la facilité de se faire instruire. Le soleil, a-t-on coutume de dire, luit pour tout le monde; le monopole parisien ne fait pas comme le soleil.

N'exagérons rien cependant, et en résumé que demandonsnous ? L'abaissement de Paris comme centre principal de lumières? Non; mais une plus large part pour la province. Paris est le centre de l'unité nationale, et à ce titre il y a droit à une existence privilégiée. Qu'il reste donc la tête de la France, qu'il en soit même jusqu'à un certain point l'estomac ; seulement qu'il n'absorbe pas, à lui seul, la nourriture de tout le corps. Il faut reconnaître sa supériorité, mais la contenir dans de justes bornes. En attendant que cette juste part soit faite par une sage politique, travaillons à la préparer par la discussion, et sachons user des ressources que nous laisse encore la situation actuelle.

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Il n'y a peut-être pas un département qui ne possède une

ou plusieurs sociétés savantes. Mais, il faut le dire, les académies sont bien toujours, comme au temps de Voltaire, ces honnêtes filles qui ne font point parler d'elles. Cela tient en grande partie, croyons-nous, à la publicité trop restreinte des Revues où se publient leurs travaux. Ces travaux malgré leur mérite, restent inconnus du public qui ne s'abonne point à leurs bulletins littéraires. Un petit nombre d'amateurs seul en bénéficie, et c'est lettre-morte pour la masse du public.

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Il y a là une cause d'amoindrissement nuisible à la province, et on n'y pourra remédier, ce nous semble, que par l'union plus intime de la presse provinciale avec les sociétés académiques. C'est le moyen le plus naturel de porter à la connaissance du public les travaux de ces sociétés, de populariser le goût des études, d'y associer les masses, d'en vulgariser les résultats, de stimuler les mouvements intellectuels. C'est aussi un moyen de donner aux journaux des localités un intérêt de plus, et d'unir d'une manière nouvelle la presse au pays qu'elle représente. Il serait donc bien à désirer que les journaux des départements fussent mis à même de reproduire les travaux les plus remarquables des sociétés, et de donner au moins une mention sommaire de leurs séances.

Qui empêche, me dit-on, les rédacteurs des journaux de faire cette reproduction? les travaux des sociétés savantes ne sont-ils pas ouverts à tous? D'accord; mais c'est ici que je rappellerai à mes contradicteurs l'état d'isolement des écrivains de la presse de province et les travaux multipliés auxquels ils ne peuvent suffire. Le temps manque d'ordinaire aux rédacteurs pour faire une analyse et un triage toujours difficiles, et souvent périlleux à cause des susceptibilités qu'ils pourraient réveiller. Pour tout concilier, ce serait au bureau de ces sociétés ou à une commission spéciale qu'il

faudrait confier le soin de faire un choix des travaux les plus intéressants pour le public, et de présenter un compte-rendu qui aurait alors toutes les conditions de fidélité et d'impartialité désirables.

Ces communications seraient faites, bien entendu, à toutes les feuilles locales, sans distinction d'opinion politique. Agir autrement, ce serait établir un monopole au profit de journaux privilégiés, et le monopole, quel qu'il soit, est le premier ennemi des provinces et le plus redoutable à la science; car ce n'est que par la libre expansion de toutes leurs forces qu'elles peuvent espérer de conquérir leur émancipation intellectuelle.

Pour résumer notre pensée, nous voudrions voir les efforts décentralisateurs moins fractionnés, et toutes les activités unies autour de la presse locale. La force des journaux est dans la puissance de leur publicité, et c'est l'isolement qui fait leur faiblesse. Le but principal est donc d'organiser les forces de la province aujourd'hui éparses et de leur donner des centres de publicité. La presse, par cette concentration, verra bientôt doubler son influence; elle réclamera avec plus de puissance au nom de la province déshéritée, et elle pourra parler haut, parce qu'elle aura une armée derrière elle pour recueillir sa parole et lui en renvoyer l'écho. Alors elle pourra reprendre et poursuivre avec succès le développement du programme décentralisateur que, dès 1820, Augustin Thierry lui traçait en ces termes : « Le vœu de la France doit sortir non du centre du pays, mais de tous les points divers; il doit s'énoncer dans un langage approprié aux intérêts, au caractère, à l'existence antérieure de chaque partie de la population, dans un langage de franchise et de fierté... C'est le devoir des journaux libres des provinces de rappeler à leurs concitoyens les réclamations qu'ils ont à faire; c'est à eux de les faire, non pas en invoquant d'une manière vague

les lumières du siècle, mais en attestant ce qui fut, de temps immémorial, enraciné en la terre de France, les franchises des villes et des provinces, en tirant de la poussière des bibliothèques les vieux titres de nos institutions locales, en représentant ces titres aux yeux des Français qui ne les connaissent plus, et qu'une longue habitude de nullité individuelle endort dans l'attente des lois de Paris. >> Dix ans d'étude, in-12, page 220.

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La centralisation est un fait puissant, et un fait ne peut pas être combattu avec avantage par des paroles seulement, mais par des faits. La province proteste; ce n'est pas assez elle doit montrer sa vitalité par des actes. Pour prouver le mouvement, ce qu'il y a de plus péremptoire c'est de marcher.

Des forces intellectuelles existent encore la première chose à faire est de s'en emparer, de les fortifier, et de les faire converger contre la citadelle du monopole parisien, pour la battre et l'ébranler. De ces forces la plus puissante est la presse provinciale. Elle est déjà constituée, elle fonctionne; il ne s'agit que de lui donner plus de puissance par l'association.

La presse de province a rendu et rend chaque jour d'éminents services. Les écrivains qui la dirigent, surtout ceux qui sont nés sur place, ont fait preuve de talent, de courage, d'intelligence et de dévouement. On comple dans leurs rangs bien des hommes que la presse de Paris pourrait envier; et on peut dire avec assurance que les feuilles qui s'impriment dans la plupart des villes de France, rivalisent, pour la force de leur rédaction, avec les meilleures publications de la capitale. Il y a même parmi les

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