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sont partout vivantes, l'administration se fait sur les lieux. Chaque commune élit ses magistrats, capitouls, échevins, jurats, et s'administre selon ses lois et ses franchises particulières.

Aussi, sous le rapport qui nous occupe, il est certain que la centralisation n'existe pas. La vie intellectuelle est dispersée sur tous les points, elle s'organise avec une complète liberté; personne ne va demander le mot d'ordre à Paris. Les villes fondent des colléges, les provinces des universités, les particuliers des écoles, et ne consultent que leurs forces, leurs intérêts et les chances de réussite. Le régime intérieur de ces établissements est indépendant de toute action centrale; ce sont les corps de ville, les autorités locales qui font les règlements, choisissent et nomment les professeurs et les surveillent. Et comme le catholicisme était alors l'idée universelle et que la théologie faisait naturellement partie des études, les universités ne sont astreintes qu'à l'approbation du pape ou des évêques, comme garantie d'orthodoxie dans les doctrines.

Sous cette loi de liberté le mouvement intellectuel prit un essor prodigieux. « Les colléges à Paris et en province, comme dit Pasquier, commencèrent à provigner. » Il y a dans le mouvement des études au moyen-âge une activité, une sève qui frappent tout homme qui effleure seulement du regard les annales de ce temps. Bourges, Orléans, Aix, Cahors, Angers, Caen, Poitiers, Dôle, Montpellier, Toulouse, Douai, Besançon et vingt autres villes ont des universités ou des écoles qui, pour le renom de science, l'illustration des professeurs et le nombre des élèves, peuvent balancer la renommée de l'université ou des colléges de Paris.

La rivalité s'établit naturellement entre ces centres de

haute instruction, et tourne au profit des études. « Chacune de ces illustres compagnies, dit un historien, était en possession de délivrer, comme les facultés de Paris, le bonnet et les insignes de docteur; et le maître reçu par elles ne jouissait-il pas du privilége d'enseigner partout,' hic et ubique terrarum? De là résultait une diversité d'études et de méthodes utile à la science. Puis, l'esprit provincial aidant, il s'établissait une émulation généreuse qui, tout en satisfaisant le sentiment patriotique, tendait sans cesse à maintenir et à élever le niveau de l'érudition. D -M. de Riancey, Hist. de l'Instr. publique, t. Ier, p. 294, 386.

Cependant la royauté, en grandissant, substituait peu à peu son pouvoir à l'action des forces sociales. Ce travail de concentration se poursuit, à travers des phases diverses, par les efforts successifs des générations royales; il s'accélère par le génie à la fois cauteleux et brusque de Louis XI, par les troubles suscités par la réforme protestante et sous l'étreinte vigoureuse de Richelieu. Louis XIV le consomme; il attire toutes les forces au centre, il les assouplit et les domine autant par son incomparable majesté que par sa volonté puissante. La France avec lui devint vassale de la cour de Versailles; elle devait bientôt l'être de Paris.

La concentration s'étendit naturellement à la sphère intellectuelle. La province se sentait envahir chaque jour par l'influence de la capitale. Cependant il y avait encore des centres puissants où vivait la liberté des études. La plupart des vieilles universités gardaient encore des restes précieux de leur ancienne gloire. Les gouvernements des provinces faisaient des sacrifices pour conserver ces institutions scientifiques. Les États de Bourgogne, par exemple, avaient fondé une école de droit à Dijon. Ils avaient

établi des cours publics et gratuits d'anatomie, de botanique, de minéralogie, de chimie, de science médicale et d'astronomie, une école de peinture et de sculpture; et tous les ans, ils envoyaient à Rome, aux frais de la province, les élèves les plus distingués. Et c'est à cela, sans doute, que la Bourgogne est redevable d'avoir produit tant d'hommes illustres, et d'être restée encore le pays le plus littéraire peut-être de France. (V. M. Raudot, La France avant la Révolution, p. 440.)

Aussi, jusqu'en 89, à la veille de la Révolution, la France avait une organisation littéraire et scientifique bien supérieure à ce qu'elle est de nos jours. On comptait encore 22 universités, 572 colléges qui recevaient 72 mille élèves, tandis qu'en 1842, suivant les rapports officiels, le nombre des élèves qui recevaient l'instruction littéraire n'était plus que de 44 mille, répartis en 358 colléges, c'est-à-dire que, de l'aveu de M. Villemain, la jeunesse lettrée alors était deux fois plus nombreuse qu'aujourd'hui. Rapport à la Chambre, avril 1847. Mais la Révolution passa bientôt son niveau sur ces établissements, et concentra toute la vie intellectuelle de la province à Paris.

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La Révolution détruisit toutes les institutions littéraires et scientifiques de la province, et ce fut, au milieu de tant de ruines, une des plus grandes qu'elle ait faites. Toutes les grandes créations du passé en faveur de la science et de l'instruction périrent submergées dans ce vaste naufrage. « Les communautés littéraires vouées à la culture des lettres, dit M. Jules Simon, furent proscrites; avec elles disparurent les cours, les bibliothèques, les

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collections, et, ce qui n'est pas moins nécessaire pour susciter et entretenir le zèle des études, les conseils, les encouragements et les exemples d'hommes éclairés qui mettent en commun leurs lumières et leurs espérances. Revue des Deux-Mondes, avril 1842. On peut voir comment Châteaubriand, dans la préface de ses Études historiques, a décrit une partie des ravages que la Révolution exerça dans le domaine des lettres.

Mais fermer les centres d'étude que le temps avait constitués, c'était consacrer la prédominance exclusive de Paris. Toute la jeunesse française dut refluer dans la capitale; car elle ne trouvait que là les écoles, les professeurs, les collections nécessaires aux études spéciales. Paris avait moins souffert; il s'était même enrichi des dépouilles des provinces dont les richesses artistiques et littéraires avaient été, en grande partie, transportées dans ses bibliothèques et ses musées. La facilité des voies de communication devait ajouter encore à tant de causes de prosperité, tandis que la province devait voir de plus en plus se faire en son sein le silence et la solitude.

Aussi les écoles de droit et de médecine, les facultés des sciences et des lettres de Paris comptent-elles, à elles seules, beaucoup plus d'élèves que toutes les facultés et les écoles des départements ensemble. Et, en outre, près du tiers de toute la jeunesse qui reçoit l'instruction secondaire dans les colléges de l'État se presse dans les lycées de Paris. On peut en voir les preuves officielles reproduites par M. Raudot, Décadence, p. 182, 183. Ajoutez à cela que toutes les écoles spéciales sont concentrées dans la capitale, et qu'il est presque impossible d'étudier ailleurs tout ce qui tient aux Beaux-Arts.

Ainsi par la spécialité de ses écoles et de ses cours publics, par la réunion en son sein des supériorités scien

tifiques, par l'éclat des corps savants dont il est le siége exclusif, par le concours des étrangers qu'attirent la curiosité et les facilités de la vie, Paris s'est assuré, depuis soixante ans surtout, une suprématic irrésistible. Sa population a triplé et déborde de ses anciennes limites; sa presse impose ses idées à tout ce qui lit. Pour qu'un livre, un roman, un drame, une idée, une œuvre d'art, une mode même puissent avoir cours, il faut que Paris les ait pour ainsi dire frappés à son coin et leur ait donné droit de cité. Et M. de Cormenin a pu dire avec trop de vérité: « Paris consomme, boit et mange, joue la comédie, s'amuse pour Nantes, Strasbourg, Lille, Rouen, Orléans, Bordeaux et Marseille; Paris légifère, pense, écrit, imprime, chante, peint, édite, politique, philosophie, utopise pour Marseille, Lyon, Bordeaux, Lille, Strasbourg. »-De la Centralisation, p. 102.

Mais c'est précisément cette domination sans mesure de Paris qui devient lourde et périlleuse pour la France. Tout monopole est odieux et nuisible de sa nature, et Paris a tout monopolisé, la presse, la littérature et l'art. Montesquieu et Montaigne écrivaient à Bordeaux et se faisaient lire; cela ne serait plus guère possible aujourd'hui. Tout homme qui sent ou croit sentir en lui quelque étincelle de talent étouffe en province et part pour Paris.

Mais les positions sont déjà occupées; il y a encombrement de célébrités à faire ou déjà faites. La lutte loyale va dégénérer en combat sans pudeur, où le mérite souvent est écrasé et où le savoir-faire triomphe. A l'émulation qui aiguillonne le talent et l'élève au-dessus de lui-même, se substitue l'intrigue qui le rabaisse et le déshonore. Demandez à un littérateur, à un artiste de la province s'il est possible de trouver à Paris un emploi légitime de ses forces, à moins de donner des gages aux coteries

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