Page images
PDF
EPUB

J'ai osé dire la vérité sur la mort de Gilbert. Mais je me rassure en pensant que personne ne me croira. J'ai contre moi la tradition qui caresse ces généreuses pitiés éveillées dans tous les cœurs pour la poésie et pour la jeunesse. Et d'ailleurs le roman de Gilbert n'a-t-il pas été transcrit sur la table d'or de l'histoire par une de ces plumes qui font la vérité, parce qu'elles écrivent pour l'avenir? Grâce à M. Alfred de Vigny, ces trois ombres mélancoliques de Gilbert, de Chatterton et d'André Chénier ont eu leur Joseph d'Arimathie qui a répandu sur leurs cendres des parfums, des prières et des larmes!

DIDEROT

1623 1662

Diderot est une des grandes figures qui rayonnent dans le tableau d'un siècle. Il tient une belle place comme artiste et comme philosophe dans l'histoire des arts et des idées. Son souvenir a je ne sais quoi de grandiose et de charmant. C'est le génie du paradoxe, c'est l'héroïsme de l'audace et de la passion. Il porte le dixneuvième siècle sur ses épaules, comme le vieil Atlas portait le monde. On ne songe pas à lui élever une sta'tue; mais n'a-t-il pas un temple, un temple immortel, quoique déjà ruiné, l'Encyclopédie, d'où la Révolution

est sortie tout armée?

Les ruines de l'Encyclopédie seront pieusement admirées dans l'avenir comme les débris sacrés d'un autre Parthenon. Quand l'architecte est un grand artiste, le temple survit au dieu qu'on y adorait. La philosophie

de Diderot est tombée de l'autel, mais son temple est toujours debout.

Diderot a dépassé de si loin ses frères d'armes, qu'il pourrait sans surprise se réveiller aujourd'hui parmi nous. Diderot est tout à la fois le commencement de Mirabeau, le premier cri de la Révolution française et le dernier mot de tous nos beaux rêves. Il a été le vrai révolutionnaire à la tribune de 1789, il eût effacé Mirabeau et Danton; car, quand il se passionnait pour le culte des idées, il avait toutes les magnificences de la tempête. Nul de ses livres ne peut donner une idée de son éloquence hardie et entraînante.

C'est la plus riche nature du siècle. Il y a une figure olympienne dans cette belle tête où toutes les idées grondent comme l'orage. Les autres chefs de la vaillante armée encyclopédique ne sont là que pour tempérer son ardeur ou pour profiter de ses conquêtes. Tous, Jean-Jacques lui-même, sont plus préoccupés des lauriers que de la victoire. Diderot seul ne pense pas aux lauriers.

Pendant que Voltaire régnait à Ferney, Diderot régnait à Paris, reconnu par les rois, les reines et les princes étrangers, qui lui écrivaient comme on écrit à son pareil, ou qui montaient ses quatre étages conme on monte les degrés d'un trône.

Homme digne de gloire dans tous les siècles, il est pourtant venu à temps; Dieu l'avait marqué du sceau fatal; les armes qu'il avait saisies se fussent brisées dans ses mains un siècle plus tôt ou même un siècle plus tard.

Diderot a été surtout le soleil lumineux d'un jour, ses rayons ont tout réchauffé, tout illuminé, tout dévoré; le lendemain un autre soleil a paru, mais on s'est souvenu des vifs rayons et des coups de feu du soleilDiderot. A ce foyer fécond, tous les contemporains prenaient la vie et la lumière. Que seraient-ce que d'Holbach, Helvétius, Grimm, l'abbé Raynal, Sedaine, d'Alembert lui-même, si Diderot n'avait pas soufflé le feu sur leur front? Voltaire lui doit ses derniers enthousiasmes; Jean-Jacques lui doit sa première idée, l'idée de toute sa vie*.

Étrange nature! Dieu lui a tout donné la grandeur, l'enthousiasme, la poésie, les idées qui jaillissent du front comme des éclairs, les sentiments qui fleurissent dans le cœur comme les lys du divin rivage: le corps est digne de l'âme; la grâce accompagne la force; rien ne manque à cette créature, rien, si ce n'est Dieu luimême. L'enfant prodigue a fui la maison paternelle

J'étais prisonnier à Vincennes. Rousseau venait m'y voir. I avait fait de moi son Aristarque, comme il l'a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l'Académie de Dijon venait de proposer une question intéressante, et qu'il avait envie de la traiter. Cette question était : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs? « Quel parti prendrez-vous? » lui dis-je. Il me répondit : « Le parti de l'affirmative. C'est le pont aux ânes, lui dis-je tous les talents médiocres prendront ce chemin-là, et vous n'y trouverez que des idées communes; au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond. Vous avez

raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil. >>

sans en garder un souvenir, un pieux souvenir pour les mauvais jours.

Fénelon, ce pantheiste sans le savoir, ce chrétien d'une si pieuse mélancolie, qui rêvait pour son Éden une île de Calypso plutôt qu'un paradis perdu, aurait accueilli sans trop se cacher le Télémaque de mademoiselle Roland.

Seulement Diderot, amoureux des femmes et des arts, poëte par les yeux comme par le cœur, a son idéal dans le monde visible, tandis que Fénelon a son idéal dans le monde invisible. Diderot prend son point de départ sur la terre, Fénelon le prend au ciel; mais ils se rencontrent bientôt dans le même amour, dans la même intelligence, comme le cœur et l'âme se ren

contrent.

Diderot a été la préface de tous ceux qui l'ont suivi en politique, en philosophie et en littérature. Goethe lui-même s'est trempé aux sources de ce grand esprit : n'est-ce pas l'Allemagne qui nous a renvoyé le Neveu de Rameau? Il avait à lui tout seul autant d'humour que Sterne et que Swift. Il a fait de mauvais drames, mais il a dit à Sedaine comment on en faisait de bons. Jacques le Fataliste vaut moins et plus que Candide. Sans l'Encyclopédie qui étouffait son imagination, Diderot eût été le Janus du roman : il aimait les courtisanes de Pétrone; mais il aimait autant que Richardson les chastes passions de Clarisse et de l'améla. Ceci n'est pas un conte contient en germe toutes ces tragédies des amours trahies dont ont vécu nos inventeurs contemporains.

« PreviousContinue »