Page images
PDF
EPUB

il ne lui restait qu'à s'assurer à un égal degré le concours de l'église. Ces abbés, ces évêques saxons, qui ne procèdent pas de l'autorité nouvelle, sont nécessairement ses ennemis; ils disparaîtront tous, écartés, un à un, sous divers prétextes et mis en lieu de sûreté (28); on les remplacera par des hommes dévoués à la conquête, par des abbés et des évêques normands. Les sièges les plus élevés de la terre conquise ne connaissent entr'eux aucun ordre hiérarchique, aucune subordination. L'Archevêché d'York entr'autres et celui de Cantorbéry sont deux principautés indépendantes qu'il est impossible, tant qu'elles se maintiendront sur ce pied d'égalité et de rivalité, de pénétrer d'un même esprit, d'animer d'une même pensée. L'un des deux sera sacrifié à l'autre. Comme il n'y a qu'un chef suprême de l'État, il n'y aura aussi qu'un chef suprême de l'Église. York sera dépossédé de ses antiques priviléges. A côté du Roi, mais au-dessous de lui, l'Archevêque de Cantorbéry siégera désormais comme primat d'Angleterre. Il ne s'agit plus que de trouver l'homme capable à la fois et dévoué aux mains duquel on remettra ce sceptre. Cet homme, Guillaume le connaît!

Avant tout, il fallait que le trône archiepiscopal fût vide. Stigand, qui l'occupait, avait trop de griefs contre lui, pour songer à s'y maintenir. Saxon de sang et de cœur, il avait marché en armes à la rencontre du normand, et après la victoire, il s'était noblement refusé à le sacrer roi (29). D'une autre part, il avait constamment, dans le schisme qui divisa l'Église au temps de Grégoire VII, pris parti pour l'antipape Benoît, dont il tenait son manteau épiscopal. La hache de la correction canonique, comme dit un vieux chroniqueur, coupa donc sans pitié par sa racine cet arbre qui ne pouvait porter de bons fruits (30). L'Archevêque qui avait été chercher un asile dans les montagnes de l'Écosse fut déposé par les légats du pape, au concile de Winchester, et Lanfranc unanimement désigné pour occuper sa place.

A la première nouvelle que l'abbé de St.-Etienne reçut de cette promotion inattendue, ce fut une sainte colère contre ceux qui venaient ainsi l'arracher à son obscurité bienheureuse et à la voie qui le conduisait si doucement au salut éternel.« Songez donc, disait-il aux prélats qui l'entouraient, songez à mon indignité, à ma faiblesse. Moi qui suffis à peine à bien diriger ma modeste abbaye, vous ne craignez pas de me

donner à conduire un peuple immense dont je ne connais ni la langue, ni les mœurs. Prenez-y garde; vous répondrez devant Dieu du mal que je ferai, du bien que je ne ferai pas (31). » Mais ses plaintes, ses excuses se perdirent comme un vain bruit dans les airs. Les légats insistèrent au nom du pontife que Lanfranc qui l'avait eu pour élève, aimait et vénérait. La reine joignit à leur voix ses paroles persuasives. Le vénérable Herluin, à qui l'ancien prieur du Bec obéissait en toute chose comme au Christ lui-même (32), lui enjoignit de se rendre. Lanfranc se résigna donc à passer la mer, et quelques jours après son arrivée, il était proclamé publiquement par Guillaume et sacré, dans son église métropolitaine, par huit de ses suffragants, archevêque de Cantorbéry. Aussitôt il part pour Rome, où le pape Alexandre II se lève à son approche, honorant par cette déférence extraordinaire le maître aux pieds duquel il s'était tant de fois assis (33), et lui remet, outre le pallium que selon l'usage, l'Archevêque prit sur l'autel, le manteau avec lequel il officiait lui-même, et qu'il lui présenta de sa main.

De retour en Angleterre, il commence, sous l'œil et la haute direction de Guillaume, l'œuvre de transformation et d'organisation, à laquelle il consacrera toutes les années qui lui restent. Un moment, à ses débuts, les difficultés qu'il avait pressenties le troublent et l'abattent. « Ah ! si vous saviez, écrit-il alors au souverain pontife, tous les chagrins, tous les soucis qui m'accablent, si vous pouviez voir de vos yeux ce torrent de vices qui déborde de toutes parts et que mon faible bras ne saurait contenir, vous comprendriez et vous excuseriez le dégoût que j'ai de la vie !... Ayez pitié de moi, ô mon père; déliez-moi, vous qui m'avez lié! rendez le pauvre moine au cloître pour lequel il était fait et d'où il n'aurait jamais dû sortir (34). »

Mais le pape ne pouvait se rendre à de pareilles raisons et Guillaume ne lâchait point la proie qu'il tenait une fois dans ses ongles. Instrument utile aux desseins de l'Église et de la Royauté, Lanfranc dut se résigner et poursuivre.

Sa première pensée, celle à laquelle il se devait avant tout, c'était de faire accepter de tout le clergé anglais cette suprématie que plusieurs prélats n'étaient nullement disposés à reconnaître. A force d'éloquence, d'adresse, et je voudrais n'avoir pas à ajouter, par l'emploi de certains

procédés que les nécessités politiques, hélas! n'expliquent que trop, mais que la conscience ne saurait avouer, Lanfranc y réussit. C'était contre Thomas, archevêque d'York, que sa haute position donnait tout naturellement pour chef au parti de la résistance, et qui, quoique normand, prenait en main, sans le savoir peut-être, la cause du clergé saxon, que d'abord Lanfranc devait diriger ses coups. Il fut donc établi contre lui, et à Rome et en Angleterre, dans des assemblées solennelles tenues à ce sujet, que, la loi découlant d'où découlait la foi, de même que le pays de Kent était soumis à Rome parce qu'il en avait reçu l'évangile, ainsi le pays d'York devait se soumettre au pays de Kent d'où lui était venue la lumière évangélique. Des titres positifs avaient fixé depuis long-temps cette prééminence, et, si on ne les produisait point, c'est qu'ils avaient, quatre ans auparavant, été, ainsi que la cathédrale qui les conservait précieusement, dévorés par les flammes. La raison d'Etat élevait enfin sa toutepuissante voix, et on signifiait au prélat récalcitrant, que, s'il ne se rendait point, on se verrait à regret, dans l'intérêt du bien public et de l'unité du royaume (35), contraint de confisquer ses biens et de le chasser lui et les siens de la Normandie et de l'Angleterre. A de tels arguments, on le conçoit assez, il n'y avait pas de réponse. Le fier prétendant courba la tête, et l'opposition tout entière reconnut Lanfranc pour son prince spirituel. Hvenait de gagner sur l'Angleterre religieuse sa bataille d'Hastings.

Une fois en possession du pouvoir absolu, Lanfranc en use largement pour placer partout à la tête des évêchés et des maisons religieuses les hommes sur lesquels l'Église et surtout Guillaume pouvaient compter. Un chroniqueur anglais trop peu connu de nos biographes, Guillaume de Thorn, moine de l'abbaye de St.-Augustin, dans le pays de Kent, lui reproche d'avoir couvert le pays d'évêques et d'abbés venus de Normandie; il l'accuse de substituer partout sa volonté au droit que les frères avaient eu jusque là d'élire leurs propres chefs; il va plus loin i ose lui rappeler qu'il a essayé de corrompre à prix d'argent le couvent auquel il appartient pour l'engager à recevoir un abbé que les frères indignés avaient obstinément repoussé (36). N'oublions pas, Messieurs, que c'est un saxon qui parle, un vaincu qui réclame; mais la part faite aux colères et aux exagérations de l'esprit de parti, il n'y en a pas moins là, je pense, pour l'impartiale histoire, une uțile révélation,

[ocr errors]

Mais ces taches, s'il les faut reconnaître, sont bien effacées par les actes de vertu et de courage, par les sages et importantes réformes dont sa carrière administrative est remplie.

Partout il fait revivre dans les monastères la discipline qui n'y existait plus, on peut le dire, tant elle s'y était relâchée. Il rappelle aux évêques mondains que ce n'est pas à des jeux profanes, à des divertissements frivoles, mais à la lecture et à la méditation des saintes écritures qu'ils doivent consacrer leurs journées et leurs veilles (37). Il fait défense, d'après les saints conciles, à tout ministre du Dieu de miséricorde, de prendre une part quelconque aux jugements qui prononcent contre le coupable, quel qu'il soit, la mutilation ou la mort (38). Il établit définitivemeut le célibat des prêtres et leur interdit ces unions scandaleuses que l'usage autorisait (39). C'est surtout l'odieuse coutume d'échanger sa femme légitime contre celle d'un autre qu'il s'applique à extirper. Il faut lire deux lettres de lui adressées l'une au glorieux Gothricus, l'autre au magnifique Terdelvaque, deux roitelets d'Irlande, dans lesquelles il intéresse avec beaucoup d'habileté les augustes monarques à détruire chez eux ces barbares usages (40).

Fort de l'amitié et de la protection du Roi, qui avait en lui une confiance aveugle et, qui, dans ses fréquentes absences, lui remettait toute son autorité, Lanfranc ne craignait pas d'humilier, dans l'occasion, les têtes les plus superbes. Le fils de l'un des amis les plus chers de Guillaume, le comte Roger, qui oubliait honteusement ses devoirs, un des frères utérins du monarque, l'Évêque de Bayeux, Odon, comte de Kent, qui accablait des plus iniques charges les hommes de cette province, furent sévèrement punis l'un et l'autre, le premier de ses débordements, le second de ses exactions.

Cependant il relevait la cathédrale de Cantorbéry, reconstruisait l'abbaye de St.-Alban, couvrait l'Angleterre de léproseries, d'hôpitaux, de monastères. L'abbaye du Bec ne pouvait pas être oubliée au milieu de ses générosités. Lorsqu'il fut arrivé à la fortune, nous dit son biographe, il honora son père et sa mère son père, le vénérable Herluin, qu'il reçut dans son palais de Cantorbéry avec un respect filial; sa mère, la pauvre église du Bec, qu'il alla visiter, en 1077, et qu'il voulut lui-même consacrer après en avoir, dix ans auparavant, en sa qualité de prieur, posé la seconde pierre.

Sa bourse était ouverte à toutes les misères, et il avait de consolantes paroles pour les infortunes que l'or ne peut guérir. Sa douceur était proverbiale; on ne l'appelait que le bon Lanfranc (41).

Aimé, béni des pauvres et de tout ce qui l'approchait, il ne goûta jamais cependant le bonheur, ni même le repos auquel il avait tant de droits. Son imagination inquiète, peu sensible au bien, s'exagérait singulièrement le mal, et s'abandonnait perpétuellement à des pressentiments sinistres. Ce qui le tourmentait surtout, c'était la crainte qu'il avait de survivre à son maître, dont il savait bien que lui venait sa force. Tant que vivra le Roi, écrit-il quelque part, nous pouvons encore jouir de quelque tranquillité; lui mort, qui peut prévoir les maux qui nous attendent (42)? »

Ce grand événement, que Lanfranc redoutait, non sans quelque raison, pour l'Angleterre autant que pour lui-même, devait enfin arriver. En 1087, Guillaume, après avoir jugé la terre, va rendre ses comptes à son tour. Avant de mourir, il écrivait de Normandie à son ministre ses dernières volontés. Vous placerez, lui disait-il, mon fils Guillaume, qui vous remettra cette lettre, sur le trône d'Angleterre, et vous le soutiendrez de votre influence et de vos conseils. Lanfranc, fidèle aux habitudes de sa vie entière, exécuta de point en point les prescriptions du monarque mort, comme il l'eût fait de son vivant, et grâce à son dévouement, le jeune prince fut la même année, au détriment de son frère aîné, couronné et reconnu roi.

Ce fut le dernier acte important de l'administration de Lanfranc. Après avoir gardé quelque temps auprès de l'enfant royal l'autorité dont son père l'avait investi, il ne tarda pas à voir ses avertissements méconnus, ses conseils méprisés. A l'aspect des malheurs qu'il ne pouvait plus conjurer, le chagrin s'empara de lui et son heure en fut sans doute avancée. Attaqué d'une fièvre ardente, dont l'art aurait pu encore triompher, au lieu de prendre promptement la potion que les médecins lui avaient prescrite, il ne songea qu'à se munir, pour le grand voyage devant lequel il ne reculait pas, des sacrements de l'église. Puis il but la coupe qu'on lui avait préparée; mais il était trop tard et les moments perdus avaient fait du remède qui devait lui conserver la vie, un poison qui lui donna subitement la mort (43). Il mourut comme il en avait

« PreviousContinue »