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Cette réaction, qui nous reporte à la fois vers le sentiment religieux, les idées sérieuses et le goût antique, est moins superficielle qu'on ne pense. Il est impossible que notre caractère national ne se soit pas attristé pendant la tempête, et que les mêmes yeux qui ont vu mourir Louis XVI, tomber Napoléon, se précipiter les trônes antiques et trembler les gouvernements nouveaux, n'aient pas été un peu illuminés au spectacle de ce néant humain, et ne se soient pas quelquefois tournés du côté des choses éternelles. Et nous nous étonnons médiocrement que la sévère figure du réformateur de la Trappe ait été tirée de l'oubli, comme de concert, par la grande littérature de M. de Chateaubriand et par le sautillement du léger feuilletoniste.

Mais si nous avons osé n'être pas pleinement satisfaits de l'imagination de l'illustre biographe qui a trop empreint des couleurs de son esprit la sublime réalité de l'histoire d'un solitaire, est-il besoin de dire que nous avons été bien moins satisfaits encore du spirituel jargon de M. Jules Janin, qui brouille étourdiment les faits et les dates, juge sans comprendre, médit sans savoir, et se moque sans connaître ?

Pour M. de Chateaubriand, qui n'avait peut-être pas assez lu et étudié Rancé, l'abbé de la Trappe est une muette énigme, un incompréhensible secret, une année à qui manquerait son printemps; ce qui semble dominer chez le moine pénitent, c'est une haine passionnée de la vie.

L'auteur de René ne s'explique pas comment, du faîte de la jeunesse, des plaisirs et des honneurs du monde, Rancé s'est jeté tout à coup dans l'abîme de la pénitence. Il ne se contente pas de le suivre, avec une espèce de voluptueuse prédilection, à travers les liaisons équivoques, les sociétés galantes, les occupations fastueuses ou légères, parmi lesquelles se sont dissipées et perdues ses plus belles années; il veut encore croire, par instinct romanesque, à la catastrophe traditionnelle qui a brisé les amours et rompu l'existence de Rancé. Pour comprendre le subit et absolu renoncement du brillant abbé, il ne faut pas seulement l'amour passionné et la mort inattendue de Mme de Montbazon; il faut encore que l'amant, au retour d'une partie de chasse, soit horriblement surpris par le cercueil de sa maîtresse morte, et qu'une tête sanglante et coupée sorte de ce cercueil trop étroit pour contenir tout le cadavre de la femme aimée !

M. de Chateaubriand aurait de la peine à renoncer à cette horreur traditionnelle, à cette horreur de mélodrame, digne de servir de dénoûment à quelque théâtre de boulevard. Il veut retrouver la preuve de cet odieux et invraisemblable spectacle dans je ne sais quel rapprochement avec le roman du Comte de Comminges, dans l'héroïde de Colardeau, dans une devise appliquée par Rancé lui-même à une figure

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de sainte Marie l'Egyptienne: Ecce columba gemens, sponsi jam sanguine lota; et jusque dans une prétendue et impossible allusion contenue en ces paroles adressées à Rancé par Bossuet:

« J'ai laissé l'ordre de vous faire passer deux oraisons funèbres (de la reine d'Angleterre et de Me Henriette), qui, parce qu'elles font voir le néant du monde, peuvent avoir place parmi les livres d'un solitaire, et qu'en tout cas il peut regarder comme deux tétes de mort assez touchantes. »

Et comme il n'est pas encore assez sûr de cette tête de mort coupée, et emportée par Rancé dans les solitudes de la Trappe, il se dépite contre le mystère et s'écrie:

« Un aveu franc aurait délivré Rancé pour toujours des calomnies.... Le silence de Rancé est effrayant; il jette un doute dans les meilleurs esprits.... Un silence si long, si profond, si entier, est devant vous comme une barrière insurmontable..... Quoi! un homme n'a pas pu se démentir un seul instant!.... Cet empire d'un esprit sur lui-même fait peur. Rancé ne dira rien; il emportera toute sa vie dans son tombeau. Il faut trembler devant un tel homme. »

Comme si Rancé, pour contenter M. de Chateaubriand, qui lui reproche de ne pas ressembler assez à saint Jérôme et à saint Augustin, eût dû laisser les mémoires de ses faiblesses et les confessions de ses amours ! Comme si les réserves et les délicatesses de l'amour, et de l'amour au XVIIe siècle, permettaient à un noble cœur d'écrire l'histoire et le nom de la femme qui l'aima!

Selon M. J. Janin, les choses se passent bien autrement. Non-seulement la fable de la tête de mort disparaît, mais disparaît aussi jusqu'à la liaison de Rancé avec Mme de Montbazon. Sur la foi de la mauvaise langue de Tallemant des Réaux, le feuilletoniste fait de Mme de Montbazon une femme hideuse, abominable, avide et vénale, se livrant à tous, ayant à trente ans l'embonpoint d'un colosse, le nez grand, la bouche enfoncée, des dents absentes. Cette femme, salie par les anecdotes de Tallemant et les chansons du temps; cette femme salie, selon la coutume, par les méchants propos des hommes qu'elle éconduisait ; cette femme, dont le cardinal de Retz disait qu'il n'avait jamais vu personne qui eût montré dans le vice si peu de respect pour la vertu, M. J. Janin lui ajoute quelques années, après lui avoir ôté quelques dents, et déclare impossible qu'elle ait été aimée par Rancé, qui avait quatorze ans de moins qu'elle (et non pas seize), s'il est VRAI QU'IL L'AIT JAMAIS VUE.

On ne saurait pousser plus loin la gageure du paradoxe; car M. J. Janin raconte lui-même que Mme de Montbazon était, par son esprit et sa beauté, l'ornement de la cour, que, à trente-cinq ans, elle défaisait toutes les autres femmes au bal; que toutes les célébrités du temps lui a tressaient leurs hommages, et que, lorsque les Impériaux menaçaient

Paris, Piccolomini se réservait Mme de Montbazon pour sa part du butin.

Cette femme meurt à l'âge de quarante-cinq ans, en 1657, c'est-àdire qu'elle avait à peine eu le temps de cesser d'être belle. Elle avait connu Rancé tout enfant car le duc de Montbazon, son mari, était intime ami du père de Rancé. Les deux amis appartenaient aux plus grandes familles bretonnes. La parenté de Rancé touchait aux ducs de Bretagne. Le duc de Montbazon était tellement lié avec les Rancé qu'on le voit, dans une plaisante anecdote citée par M. de Chateaubriand, assister aux thèses de Rancé. Plus tard, fut-il impossible que le jeune homme de vingt ans, admis dans la familiarité, élevé comme sur les genoux de Me de Montbazon, se laissât séduire par l'éclat d'une femme de trente-quatre ans (Rancé était né en 1626), qui fut recherchée par le prince de Condé, le duc de Beaufort, et tous les héros de la Fronde ?

Aucun des contemporains ne met seulement en doute les relations familières de Rancé avec Me de Montbazon.

Dom Gervaise dit :

« L'abbé de Rancé, âgé de dix-neuf à vingt ans, était déjà de l'hôtel de Montbazon. Ses assiduités auprès de Me de Montbazon augmentèrent.... Il eut le don de plaire à la duchesse, et elle en sut faire une grande différence avec tous ceux qui fréquentaient sa maison. Au reste, ils gardaient toujours de grands dehors; ils évitaient même de monter dans le même carrosse, et, pendant plus de dix ans qu'a duré leur commerce, on ne les y a vus qu'une fois..... Ainsi il y a quelque apparence que l'esprit avait plus de part à cette amitié que la chair..... De tous ceux qui firent leur cour à Me de Montbazon, l'abbé de Rancé fut celui qui eut le plus de part à son amitié ; aussi c'était un ami véritable et effectif. »>

Le duc de Saint-Simon interroge Rancé lui-même, Rancé trappiste, sur sa liaison avec Me de Montbazon; «non pas grossièrement l'amour et beaucoup moins le bonheur, mais le fait. » Et Rancé répond qu'en effet il était des amis de Mme de Montbazon et l'ami de toutes les personnes de la Fronde.

Saint-Simon, tout aussi bien que Dom Gervaise, affirme que Mme de Montbazon l'envoya chercher à ses derniers moments et qu'il fut présent à sa mort.

Tant de témoignages, et nous en omettons plus d'un, la constance de la tradition qui ne fut jamais niée que par M. J. Janin, permettentils de douter un instant de l'étroite intimité qui unit Rancé à Mme de Montbazon?

Que M. J. Janin veuille ainsi faire disparaître le souvenir de Mae de Montbazon de la vie et de la pénitence de Rancé, c'est assurément péché véniel pour un critique de notre temps; mais que, par un tour

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de force plus incroyable, il prétende métamorphoser la jeunesse de Rancé en une jeunesse innocente et candide, voilà qui devient plus étrange et qui passe tout ce qui est permis au feuilleton.

A l'entendre, parmi les lettres qu'on vient de publier, les lettres » l'abbé Favier détruisent de fond en comble le Rancé de M. de Chateanbriand. Quel malheur que M. de Chateaubriand n'ait pas connu ces lettres! Il se fût épargné bien de l'emphase à propos de Rancé, il aurait renoncé à son roman! Au lieu d'une éloquente déclamation sur la jeunesse emportée de Rancé, il n'eût plus trouvé qu'un esprit naïf et beaucoup d'innocence.

Pour conclure avec une telle hardiesse, quelle merveilleuse découverte a donc faite M. J. Janin dans les lettres inédites publiées par M. Gonod, bibliothécaire à Clermont, celui-là même à qui la science historique doit la précieuse découverte du manuscrit de Fléchier : les Grands-Jours de Clermont ?

L'abbé Favier n'est autre chose que le pieux, l'honnête, le modeste précepteur de Rancé. En élève bien né, l'enfant écrit d'abord à son maître des lettres rares et courtes, et lui rend compte de ses premiers essais dans le monde, de ses thèses de licence et de doctorat. Puis, lorsque le feu de la jeunesse est venu, les lettres s'interrompent. Enfin, quand Rancé, lassé du siècle, retourne aux pensées religieuses, il revient aussi à son vieux précepteur, et ne cesse plus de lui écrire jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'en 1692, avec une amitié vraiment touchante.

La correspondance avec l'abbé Favier, bien que peu intéressante en soi, à quelques exceptions près, fait beaucoup d'honneur au cœur fidèle de Rancé; il s'y rencontre même quelques-uns de ces traits simples et tendres qui suffiraient seuls à démentir la fausse idée qu'on s'est formée généralement de l'âme rigide de Rancé : comme, par exemple, lorsqu'il dit, en parlant d'un homme inconnu, probablement l'un des familiers ou des serviteurs de la maison de son père : « Pour le pauvre Brèze, il est mort il y a trois semaines (1648) ;... je le pleure toutes les fois que j'y pense. » Mais en sort-il une lumière nouvelle qui déconcerte et bouleverse tous les biographes de Rancé, à finir par M. de Chateaubriand? En aucune sorte.

Les premières lettres à l'abbé Favier datent de 1642. Rancé alors n'a que seize ans ; il est destiné à la prêtrise; il étudie en théologie. Qu'y a-t-il d'étonnant que cet enfant écrive alors à son maître comme un jeune homme innocent et studieux? Ne serait-ce pas inconcevable qu'il en fût autrement?

N'est-il pas naturel encore que, même alors qu'il se fut laissé emporter par l'âge et par les joies du siècle, Rancé continuât d'écrire

avec décence et réserve, lui qui se destine au sacerdoce, à un saint prêtre dont il fut l'élève ?

Quand il ne se fût pas borné, comme il le fait d'ordinaire, à des formules respectueuses, à quelques détails familiers et peu importants, à quelques récits de ses études, de ses voyages, de ses sermons; quand il ne se fût pas excusé souvent de ses retards à écrire, et dans des termes brefs et révérencieux, qui attestent qu'il remplit assez inexactement un devoir plutôt qu'il ne se livre à un commerce d'épanchement et de confidences; et quand, enfin, au milieu même des ardeurs de ses passions, il eût continué, par souvenir d'âme et par convenance, d'écrire à son ancien précepteur, croit-on qu'il l'eût entretenu de l'amour de Me de Montbazon, et qu'il eût parlé à un vieux prêtre de toutes ses parties folles?

De lettres décentes et simples, écrites par Rancé à l'abbé Favier, quel profit M. J. Janin peut-il donc raisonnablement tirer pour bouleverser toutes nos idées à l'endroit du réformateur de la Trappe?

Mais voici qui est bien plus fort. M. J. Janin n'a pas même remarqué que dans les lettres à l'abbé Favier il y a une immense lacune, que les lettres disparaissent entre 1648 et 1658, si l'on excepte deux billets, l'un de 1650 et l'autre de 1652, dans lesquels il n'est question que de trois voyages en Touraine et de thèses en Sorbonne. Ainsi, pendant dix ans, Rancé n'écrit plus à l'abbé Favier. Dix ans ! de vingt-deux à trentedeux ans, c'est-à-dire précisément à l'âge de toutes les chutes, de tous les égarements. Le tourbillon du monde avait alors emporté l'élève, et il avait oublié son maître, comme ils font tous, pour s'en ressouvenir à l'heure du remords et de la satiété.

Que M. de Chateaubriand se rassure, les lettres à l'abbé Favier ne le condamneront pas à refaire son siège. Pleurez, si vous le voulez, àmes scrupuleuses et craintives; M. J. Janin n'aura pas fait ce miracle de réhabiliter la sainteté de la jeunesse de Rancé.

Il invoque, dans son intrépide préoccupation, une lettre écrite en beau latin par Rancé à un M. de Bellerophon, en 1658, un an après la mort de Mme de Montbazon, et quand Rancé tournait déjà aux idées sérieuses. Cette lettre élégante d'un humaniste, lettre de félicitation à un savant homme qui écrit sur les Cantiques, n'a pas le moindre trait à la vie intérieure de celui qui l'écrit, et paraît à M. J. Janin décisive et sans réplique! C'est à ne pas croire à une telle précipitation de légèreté; mais on peut tout passer au critique qui voit la preuve de l'humeur douce et ingenue de Rancé dans ce passage d'une lettre adressée à l'abbé Favier, en 1642, dans laquelle l'enfant de seize ans raconte si remarquablement et si pittoresquement la mort de son beau-frère, et s'écrie:

• I es justes ressentiments de M. de Rancé, mon père, sont tels quE VODES

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