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L n'existe guère en France de contrée qui conserve plus fidèlement sa physionomie gauloise que la partie du bas Béarn comprise entre la vallée du Gave et celle de l'Adour (1).

Quand on s'aventure à travers les inextricables coteaux et les gorges profondes qui sillonnent ce vaste plateau dans

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(1) Cantons de Montaner, de Morlaas, de Lembeye, de Garlin, de Thèze, de Lescar, d'Arthez, d'Orthez et d'Arzac.

1870

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tous les sens (1), on se croit transporté dans cette Aquitaine, à la physionomie si vivement tranchée, dont Strabon et César nous ont laissé des descriptions trop sommaires.

De tous côtés circulent des torrents au lit sinueux, obstrués de broussailles et pavés de cailloux roulants; ici s'élèvent les forêts échevelées, les bouquets d'arbres séculaires; là, s'étendent de vastes landes couvertes de bruyères et d'ajoncs. La main de l'homme a marqué ses traces sur quelques prairies, sur quelques champs clair-semés, qui n'occupent pas la septième partie du sol; le reste est encore le domaine des plantes sauvages. Les bourgs y sont rares, formés de maisons éparses, généralement d'un aspect triste et misérable. Le Béarnais, grand, robuste, calme, y garde ses troupeaux de vaches, de moutons et de chèvres au milieu de la solitude et du silence, comme à l'âge de l'état pastoral; les quelques laboureurs qui, bergers le matin, essaient d'ouvrir la terre le soir, se servent de la charrue en bois, de la herse à pointes de hêtre, que les Romains paraissent avoir léguée aux habitants des Gaules; la plupart des petits ménages ne connaissent d'autres ustensiles que l'auge et le baquet, creusés dans un tronc d'arbre, la cuiller et l'écuelle de bouleau et de buis.

Mais ce ne sont point là les seuls témoignages d'un passé remontant à dix-huit siècles. On retrouve encore dans cette contrée pittoresque les sièges des anciennes bourgades, marqués par des enceintes de fossés et de terrassements qui furent destinés à protéger les troupeaux et les familles indigènes contre les dangers de toute nature. Le temps, respectueux pour tout ce qui est construit en simple terre, les a soigneusement épargnées (2).

(1) Il mesure 70 kil. de l'est à l'ouest et 35 du sud au nord.

(2) Rien de durable comme la forme donnée au sol par la main de l'homme, quand le gazon et les plantes grimpantes l'ont couvert de leur vêtement protecteur. Nous avons des tumulus de trois mille ans d'existence, qui n'ont pas perdu 20 centimètres cubes de terre depuis leur création; des champs abandonnés depuis mille ans, qui conservent encore la forme sillonnée que leur donna la charrue. Les pyramides s'ébrèchent, les murailles de Babylonne et de Ninive sont tombées, de simples tertres de gazon bravent impunément les trombes et les orages.

Un grand nombre de ces enceintes fortifiées, aussi intactes que si elles sortaient des mains des terrassiers, furent assez différentes de destination et de forme; les unes, d'une étendue de 2 ou 3 hectares et placées sur de grandes hauteurs, dominent la région à 100 kilomètres à la ronde. Elles prouvent par l'importance de leurs travaux de défense et leur position inaccessible, qu'elles furent l'asile de tribus nombreuses, et constituèrent de véritables villes fortifiées.

D'autres, de dimensions plus restreintes, placées, tantôt sur le sommet, tantôt sur le flanc des coteaux, indiquent par le peu de profondeur de leurs fossés et la faible élévation de leurs parapets, qu'elles servirent de refuge à de simples familles pastorales, à de petites associations de bergers, qui s'y retiraient, soit la nuit, après avoir fait pacager leurs troupeaux, soit à l'approche d'une invasion ou pendant une querelle de tribus.

Les campements les plus considérables de la première classe, ceux qui paraissent avoir été le boulevard permanent de tribus importantes, sont généralement situés sur les coteaux qui encadrent la grande vallée des Gaves, soit sur la rive gauche, soit sur la rive droite. Nous citerons en première ligne ceux de Semboës, au nord d'Orthez; de Castelner au sud-est de la même ville; ceux de Morlane, dans le canton d'Arzac; de Lay, dans le canton de Navarreins; ceux de Terre-Rouy et de Labastide-Montréjeau, dans celui d'Artix; celui de Lahourcade, aux environs de Monein.

Vus du sommet des coteaux d'Argagnon ou de Lagor, ces anciens campements présentent à l'horizon la forme de redoutes imposantes, destinées à commander la belle et large vallée du Gave; ils semblent se surveiller les uns les autres; ils répondent admirablement par cette situation altière à la fierté un peu fanfaronne du Gaulois, qui tenait à promener au loin son regard d'aigle, à dominer de haut les clans d'alentour.

Veut-on se rapprocher de chacun d'eux pour les explorer successivement, on reste frappé de surprise à la vue des rampes naturelles de 200 mètres d'élévation qui leur servent de base.

Arrivé au pied des parapets proprement dits, on rencontre des fossés de 7 à 12 mètres de profondeur, dominés par des remparts d'une inclinaison de 60 à 62 degrés, et présentant des talus de 14 à 20 mètres au-dessus du fond des tranchées.

Parfois le fosse manque, et le parapet se confond avec les rampes de la montagne, ce qui rend la position plus inaccessible. Parvenu au haut des talus, après avoir fait un détour et découvert une brèche, car les terrassements sont inabordables de front, le voyageur se trouve sur un rempart de gazon, qui s'élève de 2 à 3 mètres, quelquefois de 7 à 8 au-dessus de l'enceinte intérieure.

La surface du plateau est généralement disposée en dos d'âne, de manière à faciliter l'écoulement des eaux, et à rendre le séjour du camp plus sain pour les animaux et pour les hommes.

C'était là que la tribu construisait ces habitations rondes, faites d'un mélange de terre et de bois, dont parlent Possidonius et Strabon, et les vastes hangars destinés à abriter les animaux et les denrées, les meubles et les instruments agricoles. Au centre s'ouvraient des citernes pour abreuver les troupeaux, des puits pour retenir l'eau nécessaire à l'usage des hommes, des silos pour conserver les grains, des fours pour les faire cuire. Le plus souvent, une source sortait des flancs du coteau; un cours d'eau en arrosait la base, et permettait de réserver l'eau des puits et des citernes pour les époques de guerre.

Dans les temps ordinaires, un clan de 500 à 1,000 personnes pouvait habiter, avec la majeure partie de ses troupeaux, dans des turons de l'étendue de ceux de Semboës, de Castelner, de Lay, de Terre-Rouy, de Lahourcade. Fallait-il, en temps de guerre, transformer le siége du clan en place d'armes, on envoyait les familles et les troupeaux camper dans les Pyrénées (1), et cinq à six mille guerriers se massaient derrière les remparts.

(1) Telle fut à toutes les époques la tactique des Gaulois et même des Germains. Lorsqu'ils faisaient une expédition guerrière, ils se gardaient bien d'entraîner à leur suite les objets qu'ils affectionnaient pour se donner du cœur ; ils les cachaient loin du

Quelques mots de description, accompagnées de plans géométriques, feront mieux comprendre la destination et apprécier la force de ces antiques positions stratégiques.

Le turon de Semboës, à 6 kilomètres au nord-ouest d'Orthez, s'élève sur une montagne très-escarpée, qui domine la vallée à 200 mètres de hauteur, et d'où l'on promène le regard à plus de 50 kilomètres à la ronde. L'enceinte mesure 175 mètres du sud au nord et 130 de l'est à l'ouest; elle est accessible par deux entrées, l'une au sud et l'autre au nord. Sa forme est irrégulière et suit les escarpements de la montagne; le camp n'a pas de tranchée extérieure, mais des talus abruptes de 20 à 30 mètres de hauteur, couronnés par un rempart circulaire, qui s'élève de 4 à 5 mètres au-dessus de l'intérieur du camp. Sa superficie est de 1 hectare 92 ares.

Le turon de Castelner est situé à 13 kilomètres au sud-est de Semboës, sur la rive gauche du Gave. Son élévation et son étendue sont à peu près les mêmes; les escarpements naturels de la montagne sont toutefois moins abruptes. Les travaux agricoles entrepris par les habitants du village ont considérablement endommagé les tranchées et les remparts.

Le turon de Morlane, à 20 kilomètres à l'est d'Orthez, dans le canton d'Arzac, n'attire pas moins l'attention par sa position dominante; il porte le nom des Casteras et présente une superficie de

théâtre du combat, dans les forêts, dans les îles entourées de lacs, pour les soustraire au péril; les guerriers seuls couraient aux armes. Quand les Suèves apprirent l'approche des Romains, nous dit César, ils quittèrent leurs retraites ordinaires, et déposèrent dans les bois leurs femmes, leurs enfants, leurs objets précieux: Uti de oppidis demigrarent, liberos, uxores suaque omnia in silvas deponerent (liv. IV, chap. xix).

Puis les hommes en état de porter les armes se réunirent dans un lieu situé vers le centre de la région, et y attendirent les Romains pour les combattre. Les Belges avaient les mêmes usages : quand les Romains attaquèrent les Nerviens, les Atuatures (Namur) allèrent à leur secours, et loin de conduire avec eux leurs femmes et leurs enfants, ils placèrent tous ceux que leur sexe ou leur âge rendaient impropres à combattre, dans un lieu défendu par des marais inaccessibles à une armée Mulieres cuique per ætatem ad pugnam inutiles viderentur, in eum locum conjecisse quo propter paludes exercitu aditus non esset (liv. II, chap. xvi).

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