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LITTÉRAIRES

LA POÉSIE AU SEIZIÈME SIÈCLE

AGRIPPA D'AUBIGNÉ

(Les Tragiques)

I

Le titre de ce poëme est pour ainsi dire celui du seizième siècle tout entier. Jamais les hommes ne jouèrent plus sanglante tragédie, et plus longue en même temps. Tragédie politique, tragédie religieuse, guerres civiles, bûchers, assassinats individuels, meurtres collectifs, pillages, trahisons se succèdent sans interruption, et forment le fond uniforme des éléments que les acteurs mettent en scène. Acteurs impitoyables, mais jamais vulgaires, car de telles époques ont le privilége de créer des caractères qui joignent l'originalité à une certaine grandeur. Ces temps de troubles, de luttes, de perpétuelle action. sont peu favorables à la littérature, la poésie est dans les hommes plutôt que dans les livres. Cependant les rares travaux littéraires qui survivent à ces heures troublées ont un charme particulier qui agit sur nous comme l'odeur de la poudre, le bruit des arquebu

sades et le son du tambour. C'est tout cela que nous croyons entendre dans les vers de d'Aubigné."

Braves vers! dignes vers! comme les appelle Chamier, composés en campagne pendant les longues chevauchées, les haltes de bivouac, les nuits dans la tranchée, dictés pour consoler les ennuis d'une lente guérison par un soldat blessé sur son lit de souffrance :

D'ici, la botte en jambe et non pas le cothurne,
J'appelle Melpomène en sa vive fureur.

La réforme ne parvint point à fonder en France une littérature à elle. Le temps lui manqua pour cela. On vit seulement sortir des rangs des réformés quelques individualités puissantes, parmi lesquelles d'Aubigné mérite de figurer en première ligne. Que serait devenue cependant la littérature française si la réforme eût triomphé? Quelque chose de très-grand, sans contredit, une littérature plus large, plus vivante, plus humaine que celle du dix-septième siècle, si l'on en juge par l'admirable poëme dont nous allons parler, poëme imparfait sans doute, semé d'incorrections et de longueurs, mais d'une vigueur peu commune, d'une éloquence toujours énergique, gracieuse souvent, et où on sent l'homme plus que l'écrivain, le cœur mieux que le talent.

S'il est trop exagéré de soutenir que la réforme donna naissance à un homme nouveau, on peut dire néanmoins qu'elle créa l'homme moderne, prenant ses inspirations dans sa conscience, libre et responsable devant lui-même et devant Dieu. En affranchissant la pensée religieuse, la réforme vint également

affranchir l'inspiration poétique, car, dès le début, elle se sépara de la renaissance, qui ramenait les esprits vers le passé, et dissimulait sous les fleurs de son printemps le joug qu'elle devait plus tard faire porter à la littérature française. Les catholiques ont beau la renier maintenant et la maudire, la renaissance fut essentiellement catholique; fille du paganisme et de la papauté, elle montra d'une façon éclatante quels secrets rapports unissaient le génie de l'ancienne Rome à celui de la moderne.

Le souffle de la réforme, qui animait des hommes comme Jean Cousin, Jean Goujon, Palissy, Goudimel, dans les arts, comme du Bartas et d'Aubigné dans les lettres, comme Hotman, Beroalde, Ambroise Paré dans l'histoire et dans la science, était évidemment le souffle de l'avenir; dans leurs œuvres on reconnaît l'homme nouveau, cherchant en lui-même sa direction, rompant ouvertement avec les vieilles traditions. Ce ne sont plus seulement les monstres gracieux du paganisme que Palissy nous fait voir dans ses figulines rustiques, mais les créatures du bon Dieu et ses plus doux présents, les poissons, les oiseaux, les fruits, les fleurs. L'art vient de retrouver la nature, et c'est à la réforme qu'il le doit. Quoique la théorie de Hotman ait fourni plus tard des arguments à des intérêts qu'il ne croyait pas servir, elle n'en inaugure pas moins le règne de la philosophie de l'histoire. Ambroise Paré a de nombreux ennemis qui, flairant en lui le calviniste, le poursuivent sans relâche. Quel est le crime dont ils l'accusent? « d'avoir mis l'instrument aux mains de tout le

monde.» En effet, Paré crée l'enseignement populaire, il écrit en français, il vulgarise la science, il la profane, il la perd, au dire des chirurgiens officiels, qui le dénoncent « au magistrat civil, à l'ecclésiastique, au populaire. »

En France, la réforme fut moins une religion, une secte, qu'une idée commune ralliant tous les gens lassés de l'esclavage de corps et d'esprit qui courbait les hommes depuis si longtemps et dominés par le besoin de réagir contre les hontes, les crimes et la corruption de l'époque. Outre l'esprit de liberté et le sentiment de la nature qui étaient en elle, la réforme trouvait encore dans cette tendance des cœurs une source féconde de poésie. Des mœurs nouvelles existaient qui pouvaient donner naissance à une littérature nouvelle; mœurs d'abnégation, de pureté, d'amour chaste, de sacrifice, d'honneur, de foi per sévérante. Qu'on ne nous parle pas de l'orgueil et de la sécheresse calvinistes; ce n'est pas en France que Calvin eut ses plus rigoureux disciples, mais en Écosse, en Suisse, en Angleterre.

Les hommes de la réforme, d'abord simples bourgeois, ouvriers, paysans, comme les premiers chrétiens dont ils cherchaient la trace, loin de persécuter, ne songeaient pas même à se défendre et ne savaient que mourir. Plus tard, quand les nobles se mettent à leur tête, c'est la liberté elle-même, et non pas tel ou tel symbole religieux, qu'ils veulent défendre. Coligny, dans sa ville de Châtillon, protége également les deux cultes. « Sur la tête et sur le cerveau, disait Duplessis-Mornay, il n'y a prise que par

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