Page images
PDF
EPUB

mal vient de là. Dans le cours de ma longue carrière, en ces occasions difficiles, et en présence de ces enfants emportés, j'ai rencontré rarement des parents qui sussent dire à leur fils: « Tu ne sortiras d'ici, qu'après avoir fait toutes tes études et toutes tes classes, régulièrement, fortement, y compris ta rhétorique et ta philosophie. »>

C'est là comme un verre d'eau froide jeté à la figure du pauvre enfant, et qui lui rend tout à coup le bon sens et la sagesse, en lui faisant comprendre deux choses: la première, que l'autorité paternelle est à craindre, chose que ne comprennent plus ceux-là mêmes qui en sont revêtus; la seconde, qu'un enfant n'est pas sur la terre pour faire ses volontés et devenir un misérable.

Oui, dire cela à son fils, avec calme, avec fermeté, avec simplicité, c'est fort rare.

Quant aux écoles spéciales, on nous dit : « Les carrières sont encombrées, il faut se hâter de sortir du collège, il faut s'avancer d'un an, de deux ou trois ans ; Ce sera autant de gagné. » Et je réponds, moi : Non, ce sera autant de perdu pour le jeune homme; autant de perdu pour son intelligence qui s'enrichissait dans des études salutaires et fécondes brusquement interrompues; autant de perdu pour son caractère, qui mûrissait dans une maison où ne pénètrent pas les dissipations du dehors; autant de perdu pour cet avancement même dont on parle, et qui s'obtient par un talent sérieux et réfléchi, plus sûrement que par une fougue ignorante et inconséquente. Ce qu'il faut, c'est se présenter aux examens avec la capacité et la maturité nécessaires. La question n'est pas de se jeter dans la mêlée a corps perdu, pour ainsi dire, comme un conscrit, mais d'y descendre armé d'un bras fort, d'un cœur inébranlable, d'un œil prompt, avec l'habileté et la science pour l'attaque et pour la défense, dans le succès et dans le revers. Autrement on s'expose à ces échecs, dont les examens publics et

nos tristes baccalauréats sont aujourd'hui le ridicule et déplorable spectacle.

Voilà ma réponse à l'objection tirée de la nécessité d'arriver vite aux écoles spéciales pour avancer dans les carrières. Si, pour cela, on tronque les Humanités, si on mutile la rhétorique ou la philosophie, on n'obtient même pas ce qu'on recherche, et on perd à coup sûr ce qui est le but essentiel et premier de l'éducation: on met dans le développement intellectuel d'un jeune homme des lacunes qui ne se combleront jamais, et on empêche plus tristement encore son éducation morale, en ne lui laissant pas le temps de l'achever, et en le jetant, faible et inexpérimenté, à tous les périls d'une liberté prématurée. En un mot, on n'en fait rien, ni un humaniste, ni un mathématicien, ni un homme : rien, rien.

Je le répète donc il faut savoir résister, et absolument, aux désirs déraisonnables d'un jeune homme.

Quant à moi, je ne puis pactiser ici avec des tendances qui me paraissent désastreuses, et que, d'ailleurs, l'ensemble de nos institutions et de nos lois favorise peut-être plus qu'il ne le faudrait pour le bien, non-seulement des familles, mais de la société : cette connivence de l'esprit public ne m'aura jamais pour complice ou pour complaisant.

Un homme d'un esprit aussi élevé que judicieux a écrit sur ce point une page que je veux me donner le plaisir de citer ici:

<< I subsiste encore dans nos lois, disait M. Franz de << Champagny, quelque chose de ce sentiment qui se produit << si energiquement dans les âmes : cette impatience de la <«< liberté, cet empressement de secouer le joug, cette néces<< sité prétendue de faire, aussitôt que possible, de l'enfant << un adolescent, de l'adolescent un homme, et un homme déchargé, s'il se peut, de toute sujétion, de toute obéis

<«<sance, de tout devoir. Il semble, dans le monde, que la << liberté, la maturité, non de la pensée, mais de l'existence, «< que la richesse, la jouissance, ne puissent venir trop tôt « pour un jeune homme, et que les années soient perdues qui se passent à les attendre. L'apprentissage de la vie <«< ne saurait être pour lui trop court; l'époque où il la « liberté de ses actions trop hâtive; les ressources pécu<<niaires qu'il attend de ses parents trop abondantes; sa « dot, s'il se marie, trop largement calculée; la part qui « lui est faite du vivant de ses parents, soit d'indépen<«< dance, soit de patrimoine, ne saurait lui échoir ni trop << large, ni trop tôt. En un mot, tous tant que nous sommes, << toute la société où nous vivons, toutes les impulsions << des esprits et des mœurs poussent le pouvoir paternel à « se démettre le plus tôt possible, comme on pousse les « rois à abdiquer, afin de ne pas être renversés par les ré<< volutions. >>

Mais, et je le demande à tous les hommes réfléchis, à tous les esprits sincères, cette abdication est-elle bonne? Est-elle bonne pour les pères? l'est-elle pour les enfants? Est-ce comprendre et défendre leurs véritables intérêts, ceux des familles, ceux du pays?

Non pour moi, plus je vais, et plus j'aime la jeunesse; je n'ai rien rencontré de plus aimable sur la terre. Mais cette affection, qui semble une faiblesse dans mon cœur, ne m'a jamais rendu, ne me rend pas faible. Je n'aime pas la jeunesse insolente et le pavé de Paris pour elle; j'ai affiché mon dédain pour les éducations qui s'achèvent avec des chiens et des cigares, et au milieu des chevaux. Les célèbres maquignons des Champs-Élysées peuvent y applaudir; l'Etat peut y gagner, ce que j'ignore; la société n'y gagne pas, et je n'y applaudis point: c'est comme cela que les nations s'en vont.

Qu'est-ce qu'un peuple? Beaucoup, assurément, mais bien

peu de chose aussi une seule mauvaise habitude suffit à tout corrompre, comme un seul coup de vent à tɔut ren

verser.

CHAPITRE II

Le travail.

Le temps est la première et essentielle condition de succès dans la haute éducation intellectuelle. Oui, il y faut du temps, mais du temps bien employé. Le temps bien employé, c'est le travail. La première condition implique la seconde. Un temps mal employé serait une dérision.

Le travail : j'en ai déjà parlé dans le cours de cet ouvrage, et j'en parlerai encore dans le volume qui va suivre, mais au point de vue particulier de ceux à qui ce dernier volume s'adressera j'en dois parler ici spécialement, parce que le travail est une condition essentielle de l'éducation comme de la vie elle-même.

I

Il faut, dis-je dans l'éducation, le travail : le travail passé de bonne heure à l'état d'habitude, et devenu ainsi un besoin, et comme une seconde et vigoureuse nature.

Autrement, la nature paresseuse ne tardera pas à reprendre le dessus.

J'en ai vu de tristes et pour moi de mémorables exemples: une vacance, une année fait quelquefois ce triste change

ment.

J'ai vu des jeunes gens qui avaient pendant leurs études, et surtout pendant les trois ou quatre dernières années,

admirablement travaillé; je les ai vus, une année à peine après leurs études, tomber dans une fainéantise déplorable, ignominieuse. Il est inutile de dire que c'étaient des jeunes gens riches et qui croyaient n'avoir pas besoin de travailler pour vivre.

Ce goût du travail est tout à la fois un des résutats les plus importants et une des conditions les plus essentielles d'une haute et forte éducation intellectuelle.

Là surtout, dans l'éducation, c'est une nécessité impérieuse, et pour tous; même pour les esprits les plus faciles.

Il y a des esprits plus ou moins faciles, des terres plus ou moins heureuses. A mes yeux, les esprits les plus faciles ne sont pas les meilleurs ce sont trop souvent de petites natures distraites, volages, insouciantes, de petits esprits produisant sans peine, mais des riens. Oh! que j'aime bien mieux les esprits appliqués!

Même avec la plus grande facilité d'esprit, sans travail, un enfant ne fera rien, rien de bon, de solide, de durable. Il en sera de lui comme de ces terres légères sans résistance à la culture, mais aussi sans profondeur, et qui, en fin de compte, au jour de la moisson, n'ont rien produit : la récolte est nulle.

Oh! que j'aime bien mieux ces terres fortes, dures, qu'il faut labourer profondément, retourner en tous sens! Ces terres qui fermentent, travaillent et se laissent travailler, et qui, quand une fois elles ont rencontré, avec un patient cultivateur, une bonne semence, le grand air, les rayons du soleil et les tièdes ondées, rendent au centuple ce qu'elles ont reçu.

Il ne le faut pas oublier d'ailleurs, par le travail, le caractère se fortifie en même temps que l'esprit s'élève. Les esprits faciles et inappliqués sont et deviennent souvent des caractères faibles. Oh! encore une fois, que j'aime, que j'estime plus les enfants qui, dans nos classes, avec un es

« PreviousContinue »