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cours du Danube et échappera ainsi aux édits impériaux. Dans quelques siècles, il aura parcouru le bassin de la Méditerranée, de l'orient à l'occident, du nord au midi, comme l'avait déjà fait la religion des idoles, et comme le faisait, à cette heure même, mais avec plus de rapidité, plus de dignité et avec plus de puissance, la divine religion du Christ; il ne se lassera point d'avancer, jusqu'au jour où, ayant l'audace de prendre les armes, il sera vaincu par la terrible épée de Simon de Monfort, dans les plaines de Béziers, de Carcassonne, de Muret et de Toulouse.

Manès, dans les traits rapides que l'histoire nous a conservés de son œuvre et de sa pensée, se présente donc à nous comme un génie de malheur, avant tout et uniquement funeste. Nous venons de voir quel fut son caractère : nous avons pénétré jusqu'au point de départ et à l'origine de son système philosophico-religieux. Étudions maintenant les moyens qu'il prit pour réaliser son dessein. Encore une fois, nous ne nous écarterons pas de notre sujet : dans l'histoire plus particulière des Albigeois, nous trouverons le même projet, les mêmes doctrines, les mêmes moyens. Ainsi nous constaterons la double filiation, philosophique et historique, qui relie les Albigeois aux Manichéens.

Aussi bien, dans cette histoire, où se concentre toute la lutte entreprise contre la divinité des

Écritures par les hérétiques des trois premiers siècles, plus d'un trait propre à Manès ou à ses disciples convient aux rationalistes modernes. De part et d'autre, même principe: tout démontrer par la raison, après avoir rejeté la preuve d'autorité; de part et d'autre, même moyen : contrôler l'Écriture par la raison, et dès-lors ne pas reconnaître les livres entiers ou les passages de l'Écriture dont la raison, aveuglée par l'orgueil ou les passions du cœur, ne peut pas s'accommoder. Constatons cependant une différence sensible entre les Manichéens et les rationalistes de toute nuance du XIX siècle : les premiers, après avoir nié l'Ancien Testament et une partie du Nouveau, avaient des livres qui formaient comme leur canon, et qui contenaient l'exposé d'une doctrine et d'une morale; les seconds ne se présentent à nous qu'avec le vide d'une négation radicale.

Pour comprendre l'œuvre de Manès, il faut se le représenter à la fois comme un rationaliste, comme un imposteur et comme un chef fanatique de religion, mais apparaissant toujours avec l'autorité que donne une modération affectée. Il prit les airs d'un grand prophète, décidant de la vérité de toutes les philosophies et de toutes les religions. Faisant avec une discrétion apparente la différence du vrai et du faux, il dira qu'aucune

philosophie n'est absolument fausse, et que toute religion est quelque peu divine; il se formera par cette sorte d'éclectisme un ensemble heureux et habile de principes, destiné à rallier tous les hommes dans un même symbole; il se fera ainsi le précurseur des maîtres de la pensée moderne, qui ne désavoueraient pas sans doute une telle école.

Manès disait: La raison est la seule lumière qui éclaire l'esprit de l'homme. Ce fut là le rationaliste, qui acquit une grande gloire dans un siècle dont les idées restèrent sans fixité et les assises sans solidité.

Il se proclama en même temps apôtre de JésusChrist. Ce fut là l'imposteur: et de l'imposture au fanatisme il n'y a qu'un pas. On l'a accusé, les uns de s'être dit Dieu lui-même, les autres de s'être regardé comme le Saint-Esprit. Ses disciples le considérèrent toujours comme un grand saint, inspiré du Saint-Esprit. D'après une formule d'abjuration du vr° siècle, était anathématisé, en effet, quiconque croyait que le Paraclet était venu dans Manès (1).

Manès donc, par la plus audacieuse des impostures, se disait apôtre; mais apôtre supérieur aux autres apôtres en dignité, en puissance et en

(1) Voir Prosperi ex Manichæo conversi fidei catholicæ professio, publié par Muratori et inséré par Fabricius dans le vol. II des œuv. d'Hippolyte.

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vertu. Parce qu'il était apôtre, plus grand que tous les apôtres, il rejeta l'Ancien Testament. Les principes de l'Ancien Testament sur la Divinité n'étaient pas assez purs, disait-il, ni la morale assez parfaite; les promesses temporelles, dont toutes les pages sont remplies, ne pouvaient que développer les inclinations charnelles de l'homme; le culte mosaïque rabaissait la Divinité le récit de la création et de la tentation n'était qu'un long tissu d'erreurs; enfin c'était une illusion de croire que les Prophètes avaient prévu et annoncé les diverses circonstances de la naissance, de la vie et de la mort de Jésus-Christ; le démon seul pouvait être l'auteur des récits du Pentateuque, car il est seul capable de prescrire des sacrifices sanglants.

Dans sa lutte contre l'Écriture, Manès s'appuyait donc sur des principes prétendus rationnels. Ainsi font encore les rationalistes modernes ; ceux-ci cependant étayent leurs conclusions sur d'autres principes, sur les principes de la critique éclairée, disent-ils, par les découvertes récentes de l'Égyptologie et de l'Assyriologie (1). C'est la différence; mais un trait commun les unit; outre le but identique d'enlever à l'Écriture toute

(1) M. Vigouroux, dans son bel ouvrage La Bible et les découvertes de l'Égyptologie et de l'Assyriologie, a montré l'accord de l'Écriture avec les découvertes récentes.

certitude historique, c'est l'acharnement des uns et des autres contre les trois premiers chapitres de la Genèse, qui renferment le récit de la création et de la chute. Ce récit était contraire aux principes de Manès sur la matière, sur la création de l'homme, sur le mariage, de même qu'il condamne la théorie du progrès absolu tant préconisé par les rationalistes de nos jours. L'erreur donna aux uns et aux autres les mêmes armes. Mais vaines furent les attaques de Manès, comme le seront celles de tous les égarés de la philosophie, de la théologie, de la raison ou du cœur ; car la vérité des livres de l'Ancien Testament repose sur Dieu lui-même.

Quant au Nouveau Testament, Manès et ses disciples rejetèrent d'abord les Actes des Apôtres, alléguant pour prétexte que la vision de saint Pierre à Joppė (1) était une absurdité flagrante, mais, en réalité, parce que les Actes des Apôtres, par le récit des merveilles de la Pentecôte, détruisaient l'opinion de Manès, qu'il avait pleinement et exclusivement reçu le Saint-Esprit. Ils ne reconnaissaient pas davantage l'Apocalypse, l'Épitre de saint Jude, la II Epitre de saint Pierre, la II de saint Jean. Pourquoi? Parce que, à leur sens, ces livres renfermaient des erreurs mani

(1) Act. x, 11.

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