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des légistes et des officiers de justice et de finance, le plus souvent pris dans son sein; sa présence enfin aux états généraux, où elle se montra quelquefois redoutable par les idées de réforme les plus hardies : tels furent les moyens par lesquels, après une lutte opiniâtre où le peuple et la royauté s'entendaient, sans se le dire, celle-ci battit en brèche l'aristocratie, et reconquit sur elle prérogatives et territoire. Mais secondant l'esprit de civilisation plutôt que l'esprit de liberté, novatrice avec lenteur et avec la prétention de pourvoir à tout par elle-même, mettant surtout ses soins à ne pas élever une force nouvelle à côté de celle qu'elle abattait; c'est à son profit que la royauté détrôna l'aristocratie, et, restée seule en face de la nation, elle fut la plus forte et parvint au faîte de sa puissance. Nous ne parcourrons point les diverses phases à travers lesquelles la grande aristocratie vit successivement diminuer la sienne.

Mais au commencement du XVIIe siècle, lorsque Henri IV fut mort, elle prétendit encore, sous un roi qui s'effaça dans l'ombre, et sous deux régences faibles et agitées, que c'était à elle à gouverner l'État. L'antique féodalité, cette fédération des nobles propriétaires de la terre, liés entre eux par des devoirs mutuels et par l'obligation du service militaire, n'existait plus en fait. Aucun seigneur n'aurait refusé en principe l'obéissance au

roi. Mais à la faveur des troubles et des guerres civiles, il s'était formé une sorte de féodalité nouvelle, composée principalement des princes apanagés, des gouverneurs de provinces, et des favoris enrichis des dons de la couronne, puis des nombreux gouverneurs de villes et de châteaux forts, tous si fermement établis dans leurs gouvernements que le roi n'aurait pu les leur reprendre, au moins sans les leur racheter; y levant les impôts à leur profit, et soutenus par les habitants, qui, dépendant d'eux, suivaient leur parti.

Cette aristocratie puissante, sous prétexte de limiter l'autorité royale et de réformer l'État, voulait fonder le gouvernement des grands. Mais elle se trouva en face d'un homme qui semblait né pour la soumettre. La France, en présence de l'Espagne qui l'enveloppait de toutes parts, de l'Allemagne si compacte alors sous la maison d'Autriche, des réformés qui ne rêvaient qu'une fédération républicaine, de ces gouverneurs de provinces qui ne songeaient qu'à consolider leur pouvoir, des soulèvements perpétuels qui épuisaient l'État par la guerre intérieure, et le ruinaient par le prix que coûtait la paix, la France éprouvait le besoin pressant de l'unité politique et de la centralisation du pouvoir; son existence et sa grandeur étaient à ce prix. L'aristocratie, sans liens politiques avec la nation, et de plus sans accord dans son action, se

trouvait incapable de fonder cette unité. Richelieu la prépara, et Louis XIV l'accomplit. Dès lors l'aristocratie fut définitivement vaincue et politiquement annulée au profit de la royauté toute-puissante. Ce fut sa destinée plus que sa faute : on ne se dégage pas des voies où les siècles vous ont engagé. Mais si elle manqua sans retour l'œuvre politique que l'aristocratie anglaise consomma chez elle, elle jeta sur notre histoire par la valeur de ses armes un éclat qui suffit à l'immortaliser. Elle se voua à la guerre, et se chargea de mourir toutes les fois qu'il le fallait pour la défense ou l'agrandissement de la patrie. Elle mit sa gloire dans son dévouement à la conservation du territoire et dans la part qu'elle prit à la formation du royaume, tantôt reculant ses limites par son épée, et marquant nos nouvelles frontières à la trace de son sang, tantôt périssant presque tout entière dans les champs de Poitiers ou d'Azincourt, plutôt que de céder le sol français à l'étranger, tantôt le chassant pied à pied, de forts en forts, de châteaux en châteaux, jusqu'à ce qu'elle eût délivré le pays de sa présence. La France lui doit le sol qu'elle couvre aujourd'hui de ses richesses. Cet esprit militaire se perpétua dans la noblesse française, et il en fut le caractère distinctif. Toujours prête à voler sous les drapeaux, à tout quitter pour la gloire, à se ruiner pour le service de l'État, on la retrouve telle jusque dans les derniers

temps, soit qu'intrépide et magnanime elle repousse les Anglais à Fontenoy, soit qu'elle se retire dans ses manoirs, contente et fière, avec la croix de Saint-Louis et un pourpoint râpé.

Mais l'existence indépendante et souveraine qu'elle eut en France, dans l'origine, lui laissa longtemps une position et une attitude que l'aristocratie anglaise n'avait pas. Le duc de Rohan, dans ses voyages, fut surpris de la position inférieure de celle-ci. «< Elle paye l'impôt, dit-il avec surprise, et n'est pas maîtresse de ses vassaux, comme nous le sommes chez nous. » En France, l'aristocratie avait un sentiment de fierté et d'indépendance, une habitude de patronage et de clientèle, une conscience de sa supériorité et de ses priviléges, enfin une certaine grandeur de mœurs et un goût d'aventures et de périls qui lui donnent un grand relief dans nos annales, et dont le dernier effort tumultueux vint expirer à la Fronde. Les deux pays que nous comparons se trouvaient alors tous deux à une époque critique, et arrivaient presqu'en même temps au dénoùment du long travail qui s'était fait chez eux en sens contraire. Mais au milieu de l'espèce de comédie qui se donnait ici, nous ne nous apercevions pas de la terrible tragédie qui, sous Charles I, se jouait à nos portes; «et pendant que l'Angleterre passait à la liberté avec un front sévère, la France courait

au despotisme en riant '. » La Fronde ne fut en effet autre chose qu'une dernière journée accordée à l'ambition des grands; après quoi tout mouvement s'arrête, les ambitions se taisent, les prétentions abdiquent, et au signal donné par le grand roi, chacun vient prendre son rang en silence derrière lui, pour marcher en ordre dans ce beau cortége, à la tête duquel, imposant et magnifique, le monarque s'avance au milieu du siècle, faisant l'admiration des contemporains et celle de la postérité.

1 Chateaubriand. Études historiques.

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