Page images
PDF
EPUB

six mille personnes peuvent s'asseoir sur des gradins de bois. Dans la Gaule romaine, c'était par

Plan de l'amphithéâtre de Nîmes.

vingtaines et trentaines de mille que se comptaient ceux qui trouvaient place pour assister, sur des bancs de pierre ou de marbre, aux jeux donnés dans les cirques et les théâtres. Le fameux amphithéatre ou Colisée de Rome avait place pour quatrevingt-sept mille spectateurs. C'est sur ces larges proportions qu'étaient construits les théâtres galloromains, où l'on représentait des comédies, des danses, des scènes mimées, et les amphithéâtres, cirques ou arènes, dans lesquels se faisaient les courses de chevaux et de chars, les luttes gymnastiques, les combats d'animaux, quelquefois les combats d'hommes ou les supplices de criminels; on y donnait même des fètes nautiques ou naumachies. Certains amphithéatres étaient disposés, en effet, de manière à ce que le bassin circulaire qui en formait le fond pût ètre inondé jusqu'à une certaine hauteur.

L'amphitheatre le plus remarquable que l'on connaisse est celui de Nîmes, qui paraît avoir été construit entre le temps de Vespasien et celui de Domitien (années 69-96). Il a, comme tous les monuments de ce genre, la forme d'une ellipse. Il compte 433,88 de longueur sur son grand axe, et 404,40 sur son petit axe. A l'extérieur, il se compose de deux rangs superposés de portiques, comprenant soixante arcades à chaque étage. A l'intérieur, trente-quatre gradins de pierre, hauts d'environ 50 centimètres et larges de 80, servant à la fois de siéges et de marchepieds, montaient en cercles de plus en plus larges depuis l'arène jusqu'au sommet de l'édifice, où un vaste rideau (velarium) se tirait à volonté ou bien s'étendait comme une toiture pour abriter acteurs et spectateurs. Le velarium reposait, par ses bords, sur des poutres passées dans cent vingt trous circulaires pratiqués tout autour de l'attique, et auxquelles arrivaient, par un escalier percé dans l'épaisseur du mur, les esclaves chargés du service de ce rideau. Les trente-quatre gradins étaient divisés en

[graphic]
[graphic][merged small][merged small]
[graphic][subsumed][merged small]

La première précinction, placée immédiatement. au-dessus de l'arène ou podium, ne comprenait que les quatre gradins inférieurs; elle était réservée aux principaux personnages. La seconde precinction comprenait dix rangs de gradins, auxquels on arrivait par quarante-quatre entrées; elle appartenait à l'ordre équestre, aux familles distinguées. Les troisieme et quatrième précinctions, composées également de dix gradins chacune, étaient occupées, celle-là par le commun des citoyens, et la

dernière par les gens de basse condition et les esclaves. Pour ne pas être assis sur la pierre, on apportait des coussins, et les rangs placés au sommet étaient garnis de bois. Chaque place, d'ailleurs, était marquée par une entaille dans la pierre, et l'on a compté qu'à la première précinction il y avait 4 568 places, à la seconde 5313, à la troisième 6893, à la quatrième 8 482. Si l'on ajoute à ces chiffres le nombre de tous ceux qui pouvaient voir sans être assis aux places marquées, on trouve

que l'amphithéâtre de Nîmes contenait 24 209 spectateurs.

On comprendra mieux encore la grandeur de cette construction par l'usage qu'on en fit au moyen àge. Les Visigoths la convertirent en forteresse, et flanquèrent d'une paire de tours, qui subsistèrent jusqu'en 4809, l'une des deux grandes entrées de l'édifice, qui, devenu château fort, fut plusieurs fois pris et incendié. Au douzième et au treizième siècle, il était occupé par une milice féodale chargée de le garder pour les comtes de Toulouse, et constituant une sorte de cité noble à côté de la cité municipale de Nimes. Ses membres, appelés les Chevaliers des arènes, demeuraient, avec leurs familles, dans des maisons construites sur les gradins

mêmes de l'antique amphithéâtre et formant une véritable ville. En 4809, lorsqu'on fit au monument de grandes réparations, il fallut commencer par en expulser une population de deux mille àmes qui vivait encore au milieu de ces ruines.

Parmi les théâtres, celui d'Orange est aussi remarquable que parmi les amphithéâtres celui de Nîmes. Pour épargner les frais de substructions considérables, les Romains établissaient ordinairement un théâtre en creusant les flancs d'une montagne suivant la forme d'une demi-ellipse, et en joignant les deux extrémités de la courbe par un grand mur droit; les gradins pour placer les spectateurs étaient maçonnés dans la montagne, et la scène construite en avant du mur. C'est ainsi qu'est

[graphic][subsumed][ocr errors][subsumed][subsumed][subsumed][merged small][ocr errors][merged small][ocr errors][subsumed][merged small][merged small][merged small]

disposé, entre autres, le théâtre d'Orange, qui eut aussi sa population parasite, comme les arènes de Nîmes, et qui, malgré les dégradations qu'il a subies, peut faire très-bien comprendre encore l'habileté des architectes romains et la grandeur de leurs représentations dramatiques.

On a fait le compte des localités existant en France qui ont conservé jusqu'à nos jours quelques traces des théâtres ou des cirques dont elles furent ornées au temps de l'administration gallo-romaine. On en a trouvé plus de cinquante, dans quelquesunes desquelles il y eut jusqu'à trois et même quatre monuments différents consacrés aux jeux publics. Voici leurs noms: Agen, Angers, Antibes; Arles (deux monuments); Autun (trois monum.); Bavay (deux monum.); Besançon, Béziers, Bonnée (Loiret); Bordeaux (un amphithéâtre appelé aussi palais Gallien); Bourges (deux monum.); Cahors, Chenevière (près Montargis), Dôle, Doué (Maine-et-Loire), Drevent (Cher), Évreux; Fréjus

E, postscenium, derrière

(deux monum.); Gran (Vosges); Langres (deux monum.); Levroux (Indre), Lillebonne; Limoges (deux monum.); Lisieux; Lyon (trois monum.); Mandeure, le Mans, Marseille, Metz, Moyrans (Jura), Narbone, Néris, Nîmes; Orange (trois monum.); Orléans, Paris; Périgueux (deux monum.); Poitiers, Reims, Rodez, Saint-Bertrand de Commenge, Saint-Michel de Touch, Saintes, Saumur, Sceaux (près Montargis), Sens, Soissons, Tintignac (près Tulle), Tours, Vaison, Valognes; Vienne (quatre monum.). Combien de villes et de villages sur cette liste qui, fiers de leur moderne civilisation, ignorent la splendeur de leur passé, perdue sans retour.

LA LITTERATURE GALLO-ROMAINE JUSQU'AU TROISIÈME SIÈCLE.

Soit que les lettres aient besoin, pour se developper, de plus d'air et de liberté que les arts,

[ocr errors]

soit que les monuments écrits échappent moins aux ravages du temps que les monuments de pierre, une dizaine de noms et deux ou trois fois autant de lignes sont tout ce qui nous reste de la littérature gallo-romaine du siècle qui précéda notre ère et des deux siècles suivants. Ces noms dont nous voulons parler sont des noms d'orateurs et de poëtes. Caton (mort en 46 av. J.-C.) disait des Gaulois qu'ils avaient deux passions : « Manier fortement l'épée et finement la parole. » Le premier d'entre eux dont la réputation littéraire soit passée à la postérité est en effet un orateur, Marcus Gnipho. C'était un esclave qui habitait Rome, et qui, ne pouvant, à cause de sa condition, déployer dans les assemblées publiques l'éloquence extraordinaire dont il était doué, vivait en donnant des leçons de son art; Jules César et le grand Cicéron furent au nombre de ses auditeurs. On ne sait à quelle contrée de la Gaule il appartenait. C'est de la Narbonaise que sortirent Valerius Caton, Roscius et Varron Atacinus. Val. Caton était un poëte que les Romains appelaient la Sirene latine; on n'a plus de lui qu'un fragment d'élégie contre les ravisseurs de son patrimoine, qu'il avait en effet perdu dans les guerres civiles du temps de Sylla, et avec lequel lui avait été ravie aussi sa Lydia, une esclave qu'il aimait. Roscius n'était qu'un comédien, mais le plus célebre comédien de l'antiquité; il enseignait les rapports de l'art scénique avec l'art oratoire, et il écrivit un ouvrage sur ce sujet. Cicéron était lié avec lui d'une intime amitié, et les Romains garderent longtemps le souvenir d'une lutte dans laquelle l'un de ces deux hommes illustres s'efforçait d'exprimer par des gestes tout ce que l'autre disait par ses paroles. Varron Atacinus s'appelait ainsi du nom de l'Aude (Atax), sur les bords de laquelle il était né, peut-être à Narbone; il composa un recueil de poésies amoureuses, un poëme sur la navigation, et un autre bien autrement regrettable, car tout cela est perdu, sur la guerre de Jules César chez les Séquanes (De Bello Sequanico), c'est-à-dire, vraisemblablement, sur la défaite de Vercingétorix et la prise d'Alesia. Un vers insignifiant du deuxième livre est tout ce qu'il est resté d'une composition qui serait si précieuse pour nous. Plus fàcheuse encore est la perte de l'œuvre de Trogue Pompée, historien né dans le pays des Voconces (4) en cette année 28 où Auguste avait organisé la Gaule (2), et dont l'éloge a été fait par tous ceux qui l'ont pu lire. Il avait composé une Histoire universelle en quarante-quatre livres. Un auteur du temps des Antonins, nommé Justin, en a fait un abrégé par lequel on peut juger de l'importance de cet ouvrage, mais qui n'a pas peu contribué à en déterminer la perte. On cite encore Votiénus, de Narbone, philosophe exilé pour avoir parlé avec indignation des débauches de Tibère: l'ora

(') Voy. p. 26. Voy. p. 56.

teur Marcus Aper (mort en 85 ap. J.-C.), personnage austere, que Tacite a dépeint et fait longuement parler dans son Dialogue sur les orateurs; puis Domitius Afer, de Nîmes, modèle d'une vie infame jointe à un incontestable talent. Sous les empereurs les plus cruels, sous Tibère, Néron et Caligula, cet homme trouva une source de réputation, de dignités et de richesses, dans l'odieux métier de délateur, métier commun, il est vrai, dans la Rome impériale, et, gråce à Dieu, inconnu dans nos mœurs modernes. Le délateur était l'avocat chargé de perdre des innocents pour satisfaire les haines ou les cupidités, surtout celles de l'empereur. Un jour Caligula, qui paraissait son ami, prononça dans une séance du sénat un acte d'accusation en forme et très-étudié contre Domitius Afer, qui était présent et l'écoutait. Le dénonciateur ainsi dénoncé se savait perdu; mais, au lieu de s'abandonner à la terreur, il feint de ne paraître occupé que du talent de Caligula, et court se jeter à ses pieds en s'écriant qu'après de si éloquentes paroles, jamais il ne se permettra d'ouvrir la bouche en public. L'a-propos de cette improvisation lui sauva la vie.

Pétrone, auteur d'une satire licencieuse dirigée contre Néron, et mis à mort par les ordres de ce prince (en 66), était né à Marseille ; une autre ville d'origine grecque, Arles, produisit au siècle suivant le sophiste Favorinus (mort en 435), lequel écrivit en grec une Histoire universelle et d'autres ouvrages. C'est une bien faible part pour les colonies grecques du midi de la Gaule; car si l'on ajoute au nom de Pétrone celui du voyageur Pytheas, qui le premier fit connaître aux anciens, au quatrième siècle av. J.-C., l'Europe septentrionale, on a toute la liste de ce que nous connaissons d'écrivains produits par la brillante cité des Phocéens; et cependant Marseille était une seconde Athènes, où les riches Romains envoyaient leurs enfants étudier. Il faut donc suppléer par la pensée à l'indigence des renseignements qui précèdent; car si l'oubli a épargné quelques noms par hasard, il en a certainement englouti un grand nombre qui resteront perdus pour nous à jamais.

[blocks in formation]

C'est aussi vers la fin de cette belle période antonine que le christianisme brilla pour la première fois dans la Gaule. Il y débuta par l'éclat du martyre. Une église chrétienne avait été fondée dans la grande cité lyonnaise, non par des missionnaires de Rome, mais par quelques Grecs venus d'Asie. Un d'entre eux, nommé Pothinus, vieillard âgé de quatre-vingt-dix ans, était le chef ou évèque (episcopos, surveillant) de la communauté, lorsqu'une sédition populaire éclata contre les fidèles, en l'an 177. Le peuple de Lyon s'ameuta contre eux, les poursuivit dans les rues et en amena

de force un certain nombre au tribunal du gouverneur de la province. Le magistrat fit mettre ces infortunés à la torture pour leur arracher l'aveu des crimes imaginaires que les païens leur reprochaient; mais la plupart bravèrent tous les supplices avec une admirable constance, aussi bien qu'ils avaient bravé les lois impériales qui proscrivaient leur culte, et quarante-huit d'entre eux périrent, les uns en prison, des suites de la torture (le vieil évêque était de ce nombre); d'autres, ceux qui étaient citoyens romains, par la décapitation; le reste fut livré aux bètes féroces et donné en spectacle sur le théâtre de Lyon. Parmi ces derniers se trouvait une jeune esclave nommée Blandine, pauvre et faible fille, contre laquelle s'étaient acharnés les persécuteurs, et qui mourut en soutenant jusqu'au dernier spuffle le courage de ses compagnons. A chaque tourment, elle répondait : « Je suis chrétienne; il ne se fait rien de mal parmi nous!» Et ces mots semblaient communiquer à tout son corps une insensibilité qui inspirait une sorte de terreur aux bourreaux aussi le nom de sainte Blandine a-t-il été placé par la tradition en tète de la liste des martyrs chrétiens de la Gaule. De Lyon, la cité capitale, les supplices gagnèrent les contrées voisines. Saint Symphorien trouva, deux ans après, une mort pareille à Autun; saint Bénigne, à Dijon; saint Marcel, à Chalon; saint Ferréol, à Besançon; saiut Félix, à Valence.

L'empereur romain sous le nom duquel s'exerçaient ces cruautés était cependant Marc Aurèle, et, tous les témoignages sont unanimes à cet égard, Marc Aurèle était la douceur et l'équité mêmes assises sur le trône. Mais il partageait les préjugés de son temps et méprisait le christianisme, qu'il ne connaissait pas.

Aucun sujet, dans l'histoire, n'a aussi longtemps attendri que les persécutions dirigées. contre les premiers chrétiens, ces admirables victimes, coupables seulement d'une sublime croyance et d'une sainte vertu. Les légendes des bienheureux et des martyrs, après avoir formé à elles seules la moitié de la nourriture littéraire de notre Occident pendant quatorze siècles, n'ont pas encore entièrement perdu aujourd'hui leur charme, ni leur fraîcheur, ni leur influence. Il n'y a pas non plus d'épisode historique qui ait plus soulevé d'indignation contre les persécuteurs, et jamais les auteurs chrétiens n'ont trouvé sur leur palette d'assez noires couleurs pour flétrir à leur gré le paganisme et l'antiquité tout entière. Maintenant, après le travail des siècles, après les méditations de la science moderne, qui, pénétrant dans l'àme des temps anciens, les connaît mieux qu'ils ne se connaissaient euxmêmes, il convient de parler des faits sans haine, et de préférer aux émotions les plus touchantes la simple vérité.

Il n'est point d'esprit si peu éclairé qu'il ne connaisse quelque chose des fables religieuses de la Grèce et de Rome, et il n'en est point qui ne se eroie en droit de parler avec mépris du prodigieux

aveuglement des deux peuples qui passent pour avoir été les maîtres de l'esprit humain, et qui adoraient, dit-on, des dieux ivrognes, adultères ou ridicules. Ce sentiment semble d'autant mieux justifié que non-seulement les premiers chrétiens l'éprouvaient vivement, mais que l'antiquité elle-même avait cessé de comprendre ses propres croyances. Au dire de Cicéron, deux prêtres ne pouvaient plus, de son temps, se regarder sans rire, et quand Ovide racontait en vers légers la vie peu édifiante de Jupiter et de Junon, les jongleries de Mercure, les galanteries de Vénus, les malheurs de Vulcain, c'est que les poëtes se jouaient ouvertement de la religion. Cependant l'homme n'est jamais absurde à plaisir, et les auteurs de tant d'œuvres de génie que la Grèce et Rome nous ont laissées ne peuvent pas avoir été par un côté de l'intelligence et du sentiment, au niveau des races les plus ineptes. Il est plus probable que le sens de leurs fictions nous échappe, et déjà s'était effacé de bonne heure. Les croyances primitives de la race grecque étaient celles d'une âme neuve et ignorante, douée d'exquises délicatesses, qui, en admirant autour d'elle la riante nature et lui souriant à son tour, se laissait fondre avec elle en imagination et n'en séparait pas distinctement sa propre existence. Elles n'avaient rien de théologique, ni même d'arrêté. L'homme antique, comme un enfant aux organes d'une sensibilité extrème, adorait l'objet vague et inconnu de ses sensations, les lignes mélancoliques et voluptueuses de la mer, l'éclat du soleil, la majesté des montagnes, la fureur du vent. Celte, et vivant à l'ombre de ses épaisses forêts de chênes, il vénère un dieu sombre comme elles, unique, insondable; Germain, son dieu Oden, habitant les noires forêts de sapins, est plus farouche encore; Arabe ou Juif, il conçoit, à la vue du désert uniforme et infini, l'idée de l'éternel et immuable Jéhovah; la douce et féconde nature de la Grèce et de l'Italie lui inspire la joie, la reconnaissance et l'idée d'une assemblée illimitée de divinités diverses. Pour lui ce n'est point un jeu; l'imagination, toujours poussée par ce besoin dévorant que l'homme éprouve atteindre par la pensée un monde supérieur, donne bientôt à ses œuvres une forme plus précise. Alors apparaissent la force créatrice et suprême sous le nom de Jupiter; la vigueur matérielle, sous celui de Mars; la nature féminine envisagée sous le sens moral et spiritualiste s'appelle Minerve; vue par le sens du beau et du voluptueux, Vénus. Jamais l'antiquité n'adora des dieux aussi grossiers ni aussi puérils qu'un Mercure dieu des voleurs, ou un Bacchus dieu de l'ivresse, comme on l'enseigne aux enfants d'après des traditions peu sincères. Prises dans leur acception sérieuse et vraie, les idées légèrement voilées sous tous ces noms n'avaient rien que d'élevé, de respectable, et les savants conviennent aujourd'hui que les pompes mèmes du paganisme, ses mystères si décriés, ses temples, ses prètres, ses oracles, contribuèrent puissamment à entretenir la tradi

tion morale et religieuse de l'humanité. « Les mystères pacifiaient les âmes par d'augustes cérémonies; ils avaient une influence morale et religieuse; ils consolaient de la vie présente et enseignaient à leur manière la vie à venir qu'ils promettaient pour récompense aux initiés, sous certaines conditions de pureté, de piété et de justice.» Pindare parlait sérieusement, sans doute, lorsqu'il disait des mystères de Cérés: « Heureux celui qui, après avoir vu ce spectacle, descend dans la nuit du tombeau! il connaît la fin de la vie, il en sait la divine origine. » Et sans doute aussi ce malheureux général dont nous parlions plus haut, Dilius Vocula (4), pensait également accomplir un acte sérieux, lorsqu'au moment d'ètre égorgé par ses soldats, il se réfugiait dans un sublime appel à Jupiter (2).

Ce furent les conquêtes de Rome, et celles surtout de l'esprit romain, si impitoyable logicien, si froid, si pratique, par qui fut abattue l'antique mythologie. La religion était pour la république romaine un moyen de gouvernement, et elle aceneillait tous les cultes dans ses temples. Au lieu de chercher, comme les autres nations, à étouffer les dieux étrangers ou à les proscrire, elle préférait les annihiler, les dissoudre par la liberté. Sa domination universelle a été un immense bienfait, en ce qu'elle a passé son niveau sur toutes les superstitions locales et toutes les hostilités qui divisaient ou déchiraient l'ancien monde. L'idée de la solidarité naturelle, de la fraternité de tous les peuples, est la grande conception romaine, et elle fut réalisée par l'empire. Les religions purement nationales jusque-là n'avaient plus de raison d'être, et une religion nouvelle, en harmonie avec cet état nouveau et née dans son sein, n'existait pas encore; il lui fallait le temps de se former. Ce fut un enfantement douloureux, proportionné à la grandeur des résultats qu'il devait apporter. Le monde romain demeura trois siècles avant de comprendre et de reconnaître le christianisme.

Cette époque d'obscurcissement moral a laissé des traces profondes dans l'histoire; on en a fait d'effrayantes peintures qu'on a rarement tracées sans en outrer le caractère. Voici un exposé trèsnet de ce sentiment exagéré : « La société romaine n'était plus qu'un cadavre qui s'en allait en poussière. L'esclavage, avec son cortége de cruautés et de corruptions, avait détruit en elle la force politique, vicié la vie intérieure, desséché les derniers éléments de conservation.. On ne se mariait plus; au lieu d'enfants, on avait des affranchis; les races s'étiolaient, il n'y avait plus de famille. Rome étalait toutes ses lèpres à découvert : les combats du cirque, l'exposition des enfants, la prostitution légale des femmes, l'apothéose d'Antinous, l'arbitraire dans les supplices, la mort prodiguée comme jouissance et comme spectacle dans les théâtres () Voy. plus haut, 66. p.

() Voy. Guigniant, Relig. de l'antiq.; A. Maury, id.; E. Renan, Études d'hist, relig.

ni

et dans les festins; enfin, cette épouvantable débauche où l'imagination s'ingéniait à des prodiges de vice, et dans laquelle il n'y avait ni sexe, parenté, ni humanité. C'était une orgie universelle, où l'on se hâtait de dépenser plaisirs et souffrances, richesses et misères; et quand on en lit les détails dans Tacite, Suétone, Juvénal, on se prend à appeler de tous ses désirs la marche des terribles destructeurs de ce peuple maudit, et l'on bénit avec transport le sang versé par les héros du Christ pour laver cet infàme égout de la société romaine. »> (Lavallée, Hist. des Franç.)

Ce tableau, qui n'est d'ailleurs pas celui de l'empire mais de Rome, ne présente qu'une face altérée de la vérité; il permet de penser que le moyen âge a été meilleur quand il ne fut que plus grossier, et il laisse dans l'ombre toutes les résistances, tous les dévouements, toutes les nobles aspirations où précisément le christianisme trouva sa force et son triomphe. Pour être vrai, il faut dire que la société romaine, orgueilleuse, corrompue, dure et oppressive pour les faibles, accueillit peu à peu la religion d'humilité et de charité comme son refuge, son salut, son espérance, et la fit asseoir enfin sur le trône des empereurs. Il faut dire aussi que les Romains s'étaient efforcés, avant que le christianisme eût grandi parmi eux, avant mème qu'il fût né, de se réformer eux-mêmes. Toute la législation romaine porte le témoignage d'un travail constant, qui s'opéra lentement sous la république et à grands pas dès les premiers empereurs, pour l'épuration et l'adoucissement des mœurs et de la pensée. Le Romain de la vieille république a droit de vie et de mort non-seulement sur ses esclaves, mais sur ses enfants, sur sa femme; il est propriétaire de sa race entière, il est maître, par conséquent, de la vendre, et il use souvent de ce droit à l'égard de ses nouveau-nés s'il est pauvre. A lui seul appartiennent les biens de la famille; son fils, quel que soit son âge, la femme et les enfants de son fils, ne peuvent avoir aucun bien à eux. Il n'y a qu'un seul héritier de droit dans la république: l'Etat. Le testament est une dérogation; il ne peut s'opérer que deux fois l'an, dans le sein de l'assemblée nationale. La femme reste en tutelle pendant toute sa vie. Le débiteur est traité avec une incroyable barbarie, et sa vie, s'il est insolvable, est à la merci de son créancier. Telle était la férocité antique. Déjà la loi des Douze Tables (450 ans av. J.-C.) avait allégé quelques-unes de ces dispositions; pendant les derniers temps de la république, elles s'adoucirent sans cesse ; la femme et le fils commencèrent alors à se dégager d'une tutelle voisine de la servitude; les esclaves, à compter pour quelque chose, à pouvoir économiser un pécule; enfin, sous les premiers empereurs, les idées de douceur, d'universelle bienveillance, de droit naturel et de droit des gens, envahissent le monde romain, comme les étrangers envahissent la cité, tandis que les notions plus élevées encore qui devaient trouver leur formule par le christia

« PreviousContinue »