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de grandes figures allégoriques; on y peignait, avec la laine et la soie, des sujets de piété, les principales scènes des romans de chevalerie, et même des événements de l'histoire contemporaine. Les chasses, les hommes sauvages, les animaux, les armoiries, étaient des sujets communs et de petite valeur. Il ne paraît pas qu'on fît de tapis, comme les nôtres, uniquement composés de palmes, de rosaces et de dessins de fantaisie.

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Voici quelques détails tirés de nos précieux comptes. Le duc d'Orléans achète de Jean de Croisètes, tapissier sarrazinois », demeurant à Arras, << un tapis sarrazinois à or de l'histoire de Charlemaine (1389) »; et de Colin Bataille, « un tapis de haute lisse de l'histoire de Thezeus et de l'aigle d'or» (1391). Plus tard il achète, entre autres produits magnifiques, des tapis « de la fontaine de Jouvence, du duc d'Aquitaine, de l'histoire du Credo à douze prophètes et douze apôtres, du couronnement de Notre-Dame, de l'histoire de Pentesilée, de Beuve de Hantonne, des enfants Regnault de Montauban », etc. En 4449, Jean Sans-Peur fait acheter et mettre dans sa tapisserie, c'est-à-dire dans sa collection, trois pièces de tapis « contenant 240 aunes quarrées, faites et ouvrées de fil d'or et de laine, à plusieurs ymages d'arcevesques, évesques et rois, pourtraits et vestus de couleurs ystoriées de l'union de sainte Église. » Le duc Philippe le Hardi avait fait une emplette plus précieuse encore, surtout pour lui, lorsque, trois ans après la bataille de Roosebeke (p. 486), il avait acheté, moyennant 3 300 livres, « à Michel Bernard, bourgeois d'Arras, un drap de haute lisse de l'Ystoire de la bataille de Rosebeg, contenant 56 aunes de long sur 5 aunes de large. » On trouve citée aussi, dans les comptes de la maison de France, une tapisserie historique du couronnenient de la reine Isabelle de Bavière.

A Nanci, à Dijon, à Bauvais, à Valenciennes, à Aix, à Reims, à l'église de la Chaise-Dieu, et en quelques autres lieux de France, on conserve encore de riches échantillons de cette industrie. Il en existe un beau à Paris, provenant du chàteau de Bayard, dans l'escalier de la grande Bibliothèque, plusieurs au Louvre, et une quarantaine au Musée de Cluni.

LETTRES.

Le brillant essor des lettres au temps de saint Louis semblait annoncer des chefs-d'œuvre pour l'époque suivante. Il n'en fut pas ainsi. L'éclat littéraire du treizième siècle fut un des reflets de la perfection à laquelle la société, en tant que société féodale, était alors parvenue. L'arbre majestueux des institutions barbares et chrétiennes produisait alors ses plus beaux fruits. L'àge suivant, qui devait le voir décroître et périr, était, par cela seul, promis à une pauvreté littéraire que l'anarchie intérieure et les malheurs de la guerre étrangère ne firent que compléter.

Le peuple, que nous avons vu déployant les ressources d'un esprit plein de verve et de gaieté dans la légende de Renart et les fabliaux, n'a plus le loisir de chanter au milieu des désastres dont il est constamment victime. Sa voix s'éteint dans les larmes. Si l'on trouve à cette époque quelque chanson populaire, c'est une chanson de guerre comme celles qu'on fit sur le combat des Trente (voy. p. 454), ou celle que « proprement les enfants en Bretaigne et les jeunes fillettes avoient fait », dit Froissart, sur les ravages causés dans le pays par les Anglais, ou encore de tristes complaintes comme celles que l'on chanta sur les batailles de Poitiers et d'Azincourt. Celle de Poitiers, du moins, est pleine d'énergie, et d'un grand caractère.

Grant douleur me contraint de faire ma compleinte
De l'host devant Poitiers, là où personne mainte
Fut morte et le roy pris.

Le poëte anonyme est un partisan d'Étienne Marcel. Il déteste l'orgueil de la noblesse, conserve son amour au roi, et proclame le bon vouloir et la vertu de Jacques Bonhomme.

Ils se dient estre nés de noble parenté.

He Dieu! D'où leur vient-il si fausse volonté
Que d'aucun bien faire ne sont entalenté?
Bonbans et vaine gloire, vesture deshoneste,
Les ceintures dorées, la plume sur la teste,
La grant barbe (1) de bouc (qui est une orde beste),
Les vous font estordiz comme fouldre et tempeste.
Tels gens où resgne orgueil qui est si vil péché
Sont de touz mauvais vice et d'ordure entéché...
Dieu veuille conforter et garder nostre roy
Et son petit enfant qu'est demoré o soy (2).
Endurer aventures paciemment convient
Combien que soient dures. Mais quant il en sovient
Grant douleur font au cuer!

Dieu donne à notre duc (3) faire tele aliance
De gens fermes, entiers, et de si grant puissance
Que des anemis puissent pranre entire vengeance,
Si qu'encore puissions veoir nostre roy en France.
S'il est bien conseillé, il n'obliera mie
Mener Jaque Bonhomme en sa grant compagnie!

Après ces accents auxquels la tristesse et la vérité prêtent leur éloquence, et qui devaient se changer à la fin du siècle en des cris de désespoir, on ne reporte les yeux qu'avec dédain vers les poëtes qui, dans ces temps malheureux, continuaient la poésie chevaleresque et chantaient encore, le sourire aux lèvres, les tournois, les belles dames et le plaisir. Ils sont, à la vérité, peu nombreux, et l'on a parcouru à peu près tout le cycle poétique de l'àge qui précéda la renaissance, quand on a nommé Froissart, Eustache Deschamps, Alain Chartier, Christine de Pisan, Charles d'Orléans et René d'Anjou. Il ne reste plus après eux, mais obéissant à d'autres inspirations, que Villon, Olivier Basselin et quelques rimeurs d'un rang moins distingué, tels que Henri Baude, Guillaume Coquillart et Jean Robertet.

() Voy. la planche, p. 469.
(*) Avec lui. Philippe le Hardi.
(3) Le duc de Normandie.

Typ. dc J. Lest, rue St-Maur-St-G., 15.

Froissart, ce prêtre flamand (né à Valenciennes en 4333, mort vers 4400), admirable chroniqueur, dont nous avons cité plus haut des pages entières pleines de charme, de couleur et de vie, fit des vers avant d'écrire l'histoire, et comme son génie le porta à célébrer dans sa prose les chevaliers et les princes, de même il puisait ses inventions poétiques dans le goût et les idées du monde élégant de son époque. Arranger des fadeurs de bon ton et renchérir platement sur les allégories désormais surannées du Roman de la Rose, voilà ce que sait faire, avec une prolixité fatigante, la muse de Froissart. Il nous suffira de citer en note une ballade (4) qui paraît

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tueux palais où se conserve le Trésor amoureux. Sept tours protégent sa vaste enceinte. Elles sont gardées par sept dames qui se nomment : Bonté, Beauté, Honneur, Manière, Humilité, Attemprance et Courtoisie. Danger y est huissier; Paour, concierge; Grace, trésorière; Hardement, connétable; Déduit, grand chambellan; Espoir, amiral; FrancVouloir, maître d'hôtel; Sentiment, échanson; Octroi, chancelier; Bon-Avis, grand écuyer; BonRenom, chevalier d'amour. Le secrétaire se nomme Bien-Céler; Souvenir remplit les fonctions de pa-. netier, Doulx-Regard, celles de maître des arbalétriers, et Beau-Parler, de maître des requêtes. »> On se sent heureux d'arriver à la fin d'un tel jeu d'esprit; mais encore faut-il savoir que Froissart a composé de plus, et toujours dans le même goût : le Dit royal, le Paradis amoureux, le Temple d'honneur, la Prison amoureuse, la Plaidoirie de la Rose et de la Violette, le Traité à la louange du joli mois de may, l'Épinette amoureuse, le Joli buisson de jeunesse, l'Horloge amoureuse, le Dit du bleu chevalier, le Débat du Cheval et du Lévrier, le Dit du florin, la Cour de May, le roman de Méliador chevalier au soleil d'or, et beaucoup de pièces fugitives, ballades, pastourelles ou rondeaux.

Froissart. D'après un manuscrit du premier livre des Chroniques. (Amiens.)

Eustache Deschamps, dit Morel, contemporain de Froissart, et plus avancé que lui dans les faveurs de la fortune (il était écuyer, huissier d'armes des rois Charles V et Charles VI, châtelain de Fismes et bailli de Senlis), n'est guère plus habile poëte; mais il a rimé davantage. On a un recueil complet de ses œuvres (4) contenant des épîtres, des discours en prose, des jeux dramatiques, des ouvrages latins, des apologues, un grand poëme moral, des pièces bouffonnes, satiriques, obscènes, quatorze lais, quatre-vingts virelais, cent soixante et onze rondeaux et onze cent soixante-quinze ballades. Aussi une telle abondance, très-stérile d'ailleurs, a-t-elle découragé les éditeurs et même un peu les érudits. Cependant Eustache Deschamps a du moins ce mérite d'apprendre beaucoup sur les personnes et les choses de son temps.

être un de ses meilleurs morceaux, et de rapporter, d'après un auteur belge, ce fragment de mise en scène de l'un de ses principaux poëmes, le Trésor

amoureux :

« Amour et Cognoissance, dans tous les poëmes de Froissart, sont unis l'un à l'autre. Amour doit à Cognoissance sa doctrine chaste et pure; Cognoissance à son tour lui emprunte ces couleurs riantes et tendres qui ornent, sans les voiler, les préceptes les plus sévères. Heureux est celui qui écoute également ces deux voix qui s'associent pour le charmer et l'éclairer. Il pénétrera dans le somp

(') Dedans mon cœur s'est formée espérance;

Loés en soit li temps qui li a mis:
Car j'ai vescu longuement en doublance
Pour les refus que j'ai toujours oys
De ma douce dame gaie.

Mės maintenant si doucement me paie
De douls regars et de parlers courtois,
Bien me souffist ce que j'ai, et c'est drois.

Mais l'homme dont le talent personnifie dans sa plus parfaite expression la poésie chevaleresque à sa dernière heure et brillant de son dernier éclat, est Charles d'Orléans, petit-fils de Charles V et père de Louis XII (1392-4465). On l'a vu ci-dessus (p. 502) tomber, dans le désastre d'Azincourt, entre les mains des Anglais. Il demeura leur prisonnier durant un quart de siècle, et, dans les premiers. moments de sa douleur, il ne voulait plus ni boire ni manger. Peu de temps après son arrivée en Angleterre, il acheta de quelque Anglais un beau manuscrit des Chroniques de Froissart, et, par allusion à son sort, y fit peindre autour de chaque feuillet des chaînes comme celles que portent les prisonniers. Sur la dernière page il écrivit la date 1446, et quelques vers (2). Sa tristesse se nourris

(1) Grande Biblioth., manuscr. fr. 7219.

(2) Ce manuscrit existe encore; gr. Bibl., fr. 8331.

sait sans doute d'un amer plaisir, lorsqu'il revoyait dans les récits brûlants du chroniqueur les désastres passés de la France; et cependant, devenu à son tour un écrivain fécond, jamais il ne laissa l'écho des pensées sérieuses, pas même le sentiment de la patrie, se glisser dans ses chants. Nous avons conservé de lui cent cinquante-deux ballades, sept complaintes, cent trente et une chansons, plus de quatre cents rondeaux, et, pour ce déluge de vers, le poëte ne trouve pas d'autres inspirations que les éternels héros Bon-Espoir, Bel-Accueil, Douce-Souvenance, et les éternelles redites de l'Amour. « On est péniblement surpris, dit avec raison un critique, de voir que l'assassinat de son père, la perte de sa femme qu'il avait tant aimée, sa longue captivité, enfin le spectacle des malheurs de la France, n'aient pas arraché de son âme au moins un cri de passion. » C'est qu'en effet cette poésie du quinzième siècle, héritage des troubadours, n'était plus qu'un jeu d'esprit, une forme du bon ton; Charles d'Orléans, comme toute la noblesse française de son temps, en était encore à ne rèver que l'imitation puérile des paladins d'autrefois, et la vraie poésie, celle que les joies ou les souffrances du présent faisaient vibrer dans leurs cœurs, les trouvait muets. Il reste à Charles d'Orléans le mérite d'avoir été un versificateur de bon goût, et d'avoir, le premier peut-être, donné à ses légères compositions cette harmonieuse unité du sujet et cette gràce du langage qui constituent une ruvre d'art. Voici l'une des plus jolies ballades qu'on ait de lui :

N'a pas longtemps qu'allai parler
A mon cœur tout secrètement,
Et lui conseillai de s'ôter
Hors de l'amoureux pensement.
Mais il me dit bien hardiment:
«Ne m'en parlez plus, je vous prie;
J'aimerai toujours, si m'aid' Dieu;
Car j'ai la plus belle choisie:
Ainsi m'ont rapporté mes yeux. »

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chanteur de cabaret assez spirituel; c'est Rutebœuf. François Villon, né à Pontoise, en 14434, est un successeur direct de Rutebœuf; il prend comme lui ses sujets dans les émotions de chaque jour, et dans les incidents de la vie vulgaire dont il sait apercevoir avec finesse les côtés lumineux. Tous deux souffrent également de la faim et maudissent également le sort; mais l'homme du treizième siècle se contente de geindre piteusement; celui du quinzième se fait larron :

Nécessité fait gens mesprendre,

Et faim saillir le loup des bois.

Telle est l'excuse que Villon se donne à lui-même. Mais il en abusa tellement qu'il fut condamné comme voleur par le Châtelet de Paris, et ne dùt la vie qu'à l'intervention du roi Louis XI, qu'il appelle <« le bon roi ». Ses poésies se ressentent de la triste existence de leur auteur : les unes sont d'une grossièreté extrême; quelques autres (six ballades) sout écrites dans le langage des voleurs de profession, en argot; d'autres ont le mérite d'être tournées avec naturel et quelquefois avec grâce. La plus connue est sa «< Ballade des Dames du temps jadis », dans laquelle il se demande ce que sont devenues les beautés célèbres de ce monde : Flora la belle Romaine, Thaïs, la reine Blanche, la très-sage Heloïse, Berthe aux grands pieds, Béatrix, Alice, Éremburge du Maine, et Jeanne la bonne Lorraine; et à chaque couplet, il termine par cette mélancolique réponse :

Mais où sont les neiges d'antan? (1)

L'on peut citer quelques strophes assez jolies dues à d'autres versificateurs du même temps: par exemple, à Alain Chartier (4386-4458), à Christine de Pisan, à Olivier Basselin, ouvrier foulon (vers l'an 4450), qui rimait gaiement dans son pays, au val de Vire, des chansons bachiques et des rondes joyeuses, qu'on appelait alors des vaux de Vire, et qui servirent de premiers thèmes à ce que les comédiens ont appelé par corruption Vaudevilles.

Cet Alain Chartier avait libre accès à la cour de Charles VI et de Charles VII comme un des plus savants hommes dé son temps. Un jour, il s'était endormi dans une salle du palais, lorsqu'il fut aperçu par Marguerite d'Écosse, épouse de Louis XI, qui n'était encore que Dauphin. La princesse s'approcha du dormeur, qui n'était ni jeune alors ni beau, et lui déposa sur la bouche un baiser, en disant à ceux qui l'entouraient « qu'elle ne baisoit pas la personne, mais la bouche dont estoient issus tant de mots dorés. » Cet éloge s'appliquait plus aux ouvrages en prose de Chartier qu'à ses vers. Il avait composé un traité du Courtisan (le Curial), un autre sur l'Espérance, une complainte célèbre sur les malheurs de la France, le Quadriloge invectif, et qui s'élève parfois jusqu'à une véritable éloquence; il s'occupait d'écrire l'histoire de son

(') Où sont les neiges de l'an dernier (ante annum)?

temps, et son style est remarquable par la sûreté avec laquelle il sait couper ses phrases et disposer ses périodes. On voit qu'entre ses mains la langue commence à s'enrichir sous l'influence du latin. L'invasion nouvelle du langage français par les formes et les expressions latines, ce trait caractéristique de la renaissance, ce moyen unique et providentiel, que nos pères ne laissèrent pas échapper, de conquérir en un demi-siècle une langne riche, harmonieuse, souple et délicate, avait été préparé de longue main par les traducteurs. Au temps de Charles V, divers savants, comme Nicolas Oresme (4320-4382), traducteur d'Aristote; Pierre Berchoire, mort en 4362, traducteur de Tite-Live; Raoul de Presles (4346-4383), traducteur de la Cité de Dieu de saint Augustin, rendirent de grands services à cet égard. Avant eux, on cite Henri Gauchi, qui fit sous Philippe le Bel une version française de l'ouvrage de Gille de Rome, « Du Régime des princes »; Jean de Vignié, qui, en 4333, traduisit « le Passage de la terre sainte ou Addressement de la conquête d'outre-mer »>, et, en 4344, le Roman d'Alexandre. Les poëtes ne furent pas non plus étrangers à ce progrès : ainsi Charles d'Orléans composa pour Charles VII une paraphrase, en cinq mille vers français, du célèbre Traité de la Consolation, de Boëce, que Jean de Meung avait traduit avant lui (voy. p. 425).

Christine de Pisan entra plus complétement encore dans les voies de l'innovation. Elle y était attirée par sa naissance. C'était une Italienne, née à Bologne en 4363, et dont le père avait été appelé et retenu par Charles V comme habile astrologue. Longtemps elle jouit des faveurs de la cour; mais Charles mourut, puis son astrologue, et Christine, à vingt-cinq ans, se trouva orpheline, veuve chargée d'enfants, et sans ressources. C'est alors qu'elle prit la plume et commença par composer des vers, qui furent d'abord des élégies sur son infortune. La littérature devint pour elle un métier, chose fort nouvelle alors. Elle avait conservé « un mantel fourré de gris et un surcot d'écarlate »; les sergents s'en emparèrent; ils lui prenaient jusqu'à ses chaussettes », et il lui fallait aller emprunter à ses anciens amis, presque mendier. << Beau sire Dieu, comment honteusement, à face rougie, le requérois! » Et cette vaillante femme se décida à demander plutôt son pain à ses livres. « Adonc, dit-elle, vous happay ces beaux livres et volumes. Je me pris aux hystoires anciennes des Hébrieux, des Assiriens, et des principes des seigneuries, procédant de l'une en l'autre, descendant des Romains aux François, aux Bretons et autres pluseurs historiografes. Et puis me pris aux livres des poëtes, et dont fus-je bien aise quand j'os trouvé le stile à moy naturel, me délitant en leurs soubtilles ouvertures et belles matières, mussées (cachées) sous fictions délictables et morales par belle et polie réthorique aournée de soubtil language... Pour laquelle science et poésie, nature en moy resjouye me dit; « Or vueil que de toy

>> naissent nouveaux volumes, lesqueulx, le temps » à venir perpétuelment, au monde présenteront >> ta mémoire. » Mots, inversions, pensées, presque tout ce langage n'est déjà plus celui du moyen âge. Christine mourut vers 1420, laissant nonseulement un grand nombre de poëmes : le « Débat des deux amants »>, le « Livre des trois jugements », le « Chemin de longue estude », le « Livre de mutation de fortune », le « Dit de Poissi »>, mais de graves et, il faut le dire, de lourds traités en prose sur l'art de la guerre (Des Droits d'armes et de chevalerie), sur le gouvernement des États (le Corps de policie), et sur les devoirs féminins (la Cité des Dames). Celui de tous par lequel elle a le mieux mérité de la postérité, malgré ses longueurs et le pédantisme de sa composition, est l'ouvrage historique qu'elle écrivit à la louange du bienfaiteur de son père, « le Livre des faicts et bonnes mœurs de Charles V, roi de France. »

Les chroniqueurs, les historiens eux-mêmes commencent à se montrer en nombre dans le cours du quinzième siècle. La grandeur des événements, la France sauvée, les Anglais expulsés, le colosse bourguignon anéanti, tant de scènes formant un drame imposant, semblent avoir fait naître de grands écrivains. Trois surtout, Georges Chastellain, Thomas Basin, Commynes, s'élèvent à une hauteur qui laisse loin derrière eux tous les autres, même le continuateur de Froissart, Enguerran de Monstrelet (4390-4453), écrivain grave, raisonneur, clair, exact, mais sans talent. Monstrelet, cependant, ne pensait pas être peu compté entre les écrivains de tous temps et de tous pays lorsqu'il commençait son volumineux ouvrage avec cette solennité: «Selon ce que dit Saluste, au commencement d'un sien livre nommé Cathilinaire, où il raconte aucuns merveilleus fais, tant des Rommains comme de leurs adversaires, tout homme doit fuir Oiseuse, et soy exerciter en bonnes œuvres, afin qu'il ne soit pareil aux bestes, qui ne sont utiles qu'à elles seulement si à autres choses ne sont contraintes et induites. Comme donques, assez soit convenable et digne occupacion que les tres-dignes et haulx fais d'armes, les inestimables et aventureux engins et subtilitez de guerre dont les vaillans hommes ont usé, soient mis et recitez par escript en manière de croniques ou histoires, à l'advertissement et introduction de ceulx qui se vouldroient en armes honnorablement exerciter... je, Enguerran de Monstrelet, yssu de noble généracion, résidant, au temps de la compilacion de ce présent livre, en la noble cité de Cambray, ville séant en l'empire d'Alemaigne, me suis entremis et ocupé d'en faire et composer ung livre ou histoire en prose, jà soit ce que la matière requière plus hault et subtil engin que le mien... >>

Monstrelet était natif du Ponthieu. Un écrivain bien supérieur fut Georges Chastellain, né à Gand en 1404. Après avoir exercé le métier des armes en France, en Espagne, en Italie et en Angle

terre, il passa le reste de sa vie à la cour de Bourgogne, entouré des faveurs ducales et de l'admiration publique. Il mourut en 4474. Son principal ouvrage est la Vie du duc Philippe le Bon, et son principal mérite est d'avoir compris qu'on pouvait, allant plus loin que Froissart, qui n'est qu'un conteur amusant, joindre à la couleur l'observation attentive des détails, relevée par la dignité du style. Mais à ce dernier égard, Chastellain dépassa le but, et n'arriva qu'à l'enflure. Auteur coloré, mais guindė, il usa les ressources d'un esprit puissant à chercher une langue qu'il ne trouva pas.

Thomas Basin (1412-1491), évêque de Lisieux, eût peut-être mieux réussi, mais il écrivit en latin sa grande Histoire de Charles VII et Louis XI. Ce fut un ami du premier de ces princes et une victime du second, qui, l'ayant rencontré trois fois en travers de ses projets, lui voua une haine d'autant plus profonde que Basin était un homme éclairé, influent et vraiment droit. Mais c'était en même temps un esprit passionné, et il en donna la preuve. Persécuté, arraché à son évêché, forcé de se condamner à un long exil, il composa une double histoire des deux rois qu'il avait connus, dans le dessein de faire admirer le premier et hair le second. Tout en proclamant à la première ligne que «< celui-là ne rend pas un faible service à l'enseignement et à l'éducation des autres qui prend soin de transmettre à la postérité le récit des événements de l'histoire par une narration véridique », il représente Louis XI sous des couleurs odieuses. C'étaient sincèrement celles sous lesquelles il le voyait ; mais pour rendre sa vengeance plus sûre et plus acérée, il cacha son nom qui eût pu mettre les lecteurs en garde, et se paya de cette fausse modestie en comblant d'éloges, toutes les fois qu'il avait à parler de lui-même, ce bon évêque de Lisieux, « si instruit dans les lettres sacrées et profanes, encore plus considéré à cause de sa prudence, de son jugement, de son amour envers Dieu et le prochain; l'un des fameux prélats qui fussent alors en France. » Sa ruse cruelle réussit tellement qu'après lui son livre, resté sur la terre germanique, et attribué par hasard à un certain Amelgard, de Liége, fut d'un grand poids contre la mémoire de Louis XI. La démonstration de cette supercherie, faite par un savant de nos jours (J. Quicherat), ne date pour ainsi dire que d'hier. Thomas Basin, malgré sa partialité, reste un narrateur considérable, et qui ressent dans son âme l'écho de tout ce qu'il raconte.

Le grand historien du quinzième siècle est Philippe de Commynes, seigneur d'Argenton (14451511), qui fut au contraire l'ami dévoué de ce grand roi Louis XI, dont il raconta aussi la vie. Commynes était un serviteur des ducs de Bourgogne; mais l'emportement et les caprices de Charles le Téméraire parurent intolérables à un homme que la nature avait fait, au contraire, méthodique, calculateur, astucieux. Commynes se

laissa gagner par Louis XI, moins peut-être par ses largesses que par la séduction qu'exerça sur un esprit curieux et diplomate la contemplation d'un modele achevé d'habileté diplomatique. Louis, de son côté, avait de suite deviné ce jeune homme, et lorsqu'il l'eut à son service, il se plaisait à l'instruire; il acheva de le former; il lui expliquait ses vues politiques, lui racontait quelquefois les événements du passé, et l'avait pris en amitié au point de le faire coucher dans sa chambre. Commynes, qui admirait son maître, le servit avec passion; mais il le perdit, et, Louis XI mort, son favori reçut, quoique tardivement, la récompense due aux traitres. Les inimitiés, les récriminations s'élevèrent contre lui, et il passa les dernières années de sa vie, disgracié, méconnu, triste et pauvre, dans sa terre d'Argenton. C'est alors qu'il retraça les souvenirs de sa vie, et que, sans être un habile écrivain, car sa phrase est ordinairement embarrassée, traînante, obscure, il écrivit de manière à charmer en instruisant, par la tournure originale de son esprit et la netteté de son jugement. La France eut en lui, pour la première fois, un homme digne du nom d'historien.

Il était juste que la vie et le caractère d'un roi tel que Louis XI servissent de thème à d'aussi belles études que celles de Basin et de Commynes. Les Valois d'ailleurs furent tous de grands amis des lettres. On ne peut se défendre, en contemplant les désastres qui désolèrent le pays durant presque tout le temps de leur gouvernement, d'un sentiment de réprobation contre ces despotes fastueux; mais il faut leur savoir gré d'avoir, au milieu de tous leurs malheurs, poursuivi la grandeur de la France et par l'extension territoriale et par l'élévation intellectuelle.

A partir surtout du roi Jean et de Charles V, nous pouvons, grâce aux renseignements parvenus jusqu'à nous en plus grande abondance qu'aux époques précédentes, mieux apprécier l'importance de l'impulsion donnée aux lettres par le roi. Le duc de Bourgogne Philippe le Hardi conservait dans sa bibliotheque « la plus grant partie des cahiers d'un missel translaté de latin en françois, lequel avoit fait faire feue la royne Blanche (femme de Philippe VI), et a esté laissié à parfaire pour ce que on dist qu'il n'est pas expédient de translater tel livre, en espécial le saint canon. » Le fils de Philippe VI, ce Jean dont nous avons vu la futilité, fit cependant commencer un travail analogue et beaucoup plus considérable : une traduction de la Bible, que son fils Charles V et son petitfils le duc Louis d'Orléans firent continuer, et à laquelle divers docteurs travaillaient encore en 1398, les uns à Rouen, d'autres à Orléans et d'autres à Poissi. Philippe le Hardi gardait pieusement parmi ses livres « unes Heures esquelles le roy Jehan (son père) apprist à lire »; et Christine de Pisan ne craint pas de dire que « la sage administration » de Jean « fist introduire en lettres moult souffisamment son fils Charles. >>

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