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Louis ne quittait pas les frontières de Picardie; il couvrait ainsi ses lieutenants qui reprenaient la basse Normandie, sauf Caen. Le duc de Bretagne fit sa paix à Ancenis (sept. 4468). Le frère du roi était sacrifié, réduit à soixante mille francs de pension. Louis craignait peu Édouard IV, qu'il retenait chez lui, et Charles le Téméraire, qu'il y allait rappeler. Les Lancastre se relevaient, et, tandis que Charles passait la Somme à Péronne, l'infatigable Liége remuait derrière lui. Le jeu du roi était beau. Il pouvait ou engager vivement l'assaut, ses forces étaient imposantes, ou laisser éclater la mine qu'il avait disposée au nord; précipiter ou attendre les événements. Le gain était doublement sûr. C'est dans ce moment heureux que le rusé par excellence commit une grande faute. Brave et habile général, il manqua de résolution; temporisateur infatigable, il perdit patience. Malgré tous ses conseillers, flatté par le seul Balue, auquel se rallia toutefois Saint-Pol, soutenu par la conscience de sa finesse et de son éloquence, il risque hardiment un coup de hasard, demande un sauf-conduit, l'obtient, et va trouver le duc à Péronne. Là n'était pas la faute; mais il oubliait Liége.

« Grande folie est à deux grands princes qui sont comme égaux en puissance, de s'entrevoir, sinon dans leur jeunesse, où ils ne songent qu'à leurs plaisirs »; c'est ce que dit Commynes, et il n'oublie pas les preuves à l'appui. Surtout lorsqu'ils sont rivaux, ils doivent ne «< pacifier leurs différends» qu'à l'aide de sages envoyés. « La guerre entre deux princes, dit le même historien, est aisée à commencer, mal aisée à apaiser. » Pourquoi? « Pour les choses qui y adviennent et qui en dépendent. » Au moment où le roi entrait dans Péronne, ses ennemis de Savoie y amenaient des troupes au duc; il « entra en grande peur... et le duc en fut très-joyeux. » Bientôt vinrent les nouvelles de Brabant: la révolte de Liége, la prise de Tongres, et la mort, controuvée d'ailleurs, de l'évèque et des chanoines, en présence des ambassadeurs du roi. Soudain le duc ferme la ville, le château, sous prétexte « d'une boîte perdue. » Le roi, prisonnier, « se voit logé à côté d'une grosse tour où un comte de Vermandois fit mourir un sien prédécesseur roi de France. » Le duc, «< terriblement ému », l'accuse d'être « venu pour le trahir », et n'attend qu'un conseil pour « lui faire une mauvaise compagnie. Le roi fait parler à tous ceux qui peuvent le servir, n'épargne pas les promesses, fait « distribuer quinze mille écus d'or.» Les uns « vouloient sa prise rondement, sans cérémonie », sachant « qu'un si grand seigneur pris ne se délivre jamais. Je vis, dit Commynes, un homme prêt à partir» avec des lettres pour le duc de Normandie. « Toutefois ceci fut rompu.» Le duc passa trois nuits à se promener dans sa chambre, sans se dévêtir. Il recula devant une si éclatante extrémité; « le roi eut quelque ami qui l'avertit », et suivit avec anxiété les moin

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donné ses amis du Brabant; il dut prêter à leur ruine l'autorité de sa présence. Le traité fut envoyé en Bretagne (oct. 1468). Liége résista. Sachant le roi sous ses murs, elle espérait encore. Mais Louis était gardé; d'ailleurs il n'avait ni assez d'hommes pour s'enfermer utilement dans la ville bloquée, ni assez de chevalerie au cœur pour risquer une telle générosité. Il fit tout néanmoins pour retarder l'assaut. Liége fut surprise, pillée, rançonnée, brûlée comme Dinant; son peuple << mourut de faim, de froid et de sommeil.» (Com

mynes.) Le roi était entré avec le vainqueur, qu'il loua« par derrière, et encore mieux » par devant. Le duc « fit quelque peu d'excuse de l'avoir amené là », et lui proposa d'ajouter au traité « un article en faveur » de quelques ennemis de la couronne; le roi en proposa « autant pour monseigneur de Nevers et de Croy. » C'était refuser avec esprit. Au moment de se quitter, le roi fit cette demande : « Si d'aventure mon frère ne se contentoit du partage que je lui baille pour l'amour de vous, que voudriez-vous que je fisse? - Le duc lui ré

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pondit, sans y penser: - Je m'en rapporte à vous deux. » Le roi se hàta de fuir avec cette réponse, dont il comptait bien se servir, et s'alla cacher à Tours, « honteux comme un renard qu'une poule aurait pris. » De fait, on parlait beaucoup à Paris du « Renard pris par le Loup »; les corbeaux et les pies apprenaient à siffler « Péronne ». Cependant Louis ne perdit pas de temps; il surveillait les Armaguacs, s'alliait au roi de Castille, surprenait la trahison du cardinal Balue, et l'enfermait dans une cage de fer; il créait l'ordre de Saint-Michel, dont

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Vue extérieure de la cage de fer où le cardinal de la Balue fut enfermé par ordre de Louis XI (1).

les statuts étaient tout politiques, et dont le collier, excluant la Toison d'or, enchaînait au roi les chevaliers ou aggravait leur trahison (août 4469). Tandis qu'il assurait le Midi et l'intérieur pour rompre en toute sécurité le traité de Péronne, Charles le Téméraire travaillait, en Bretagne, à prévenir les résultats funestes que pourrait amener sa réponse imprudente; il pressait le frère du roi de réclamer la Champagne et la Brie, lui offrait la main de sa fille Marie et la Toison d'or. Mais Charles de France, qui, « en toutes choses, manié par autrui », bien qu'il fût àgé de vingt-cinq ans ou plus, recevait, par l'organe de son favori, les propositions du roi, le duché de Guyenne, l'ordre de Saint-Michel, l'espérance d'un mariage espagnol. Les deux frères se virent et s'embrassèrent au milieu d'un pont jeté sur la Sèvre (sept. 1469).

Le roi, aussi puissant que jamais, menaça la Bretagne, dont le duc venait de préférer la Toison au collier de Saint-Michel, fit chasser par Dammartin les Armagnacs qui appelaient les Anglais en Gascogne, et réunit leurs fiefs soit à la couronne, soit au duché de Guyenne; il fit vendre à Rouen des navires hollandais pris par la marine de Warwick, banni d'Angleterre; ressuscita le parti de Lancastre. Enfin il eut un fils (juin 4470). Les deux rivaux se rendaient défi pour défi : « Le roi

(1) On remarquera que les clous, dans chaque rangée perpendiculaire, sont au nombre de onze.

vous offre paix et réparation; si vous ne voulez entendre raison et qu'il en advienne autrement, ce ne sera point de sa faute. Nous autres Portugais (il l'était par sa mère), répondit le duc, lorsque nos amis se font amis de nos ennemis, nous les envoyons aux cent mille diables d'enfer. »> (Cité par M. H. Martin.) Le roi, poussé par le comte de Saint-Pol, dont nous verrons les motifs; relevé à Tours, par les notables, «< gens par lui nommés», des serments de Péronne; enhardi par le silence du duc de Guyenne, les troubles d'Angleterre, la force de ses armées et ses désirs de vengeance, fit ajourner le duc à Gand, « par un huissier du Parlement ». Chastellain raconte que l'huissier attendit la Saint-André, fète de la Toison, jour << où les chevaliers étoient en la gloire et solennité de leur état, pour se ruer à genoux devant le duc, le commandement en sa main. » Charles furieux, déconcerté, averti d'ailleurs par le duc de Bourbon, assemble à la hâte une armée; mais il n'arrive en Picardie que pour se voir prendre Roye, Montdidier, Amiens par Dammartin, Saint-Quentin par le connétable; il se replie sur Arras, écrit en France, en Angleterre, mais ne peut corrompre les généraux du roi; repasse la Somme, brûle Picquigni, échoue devant Amiens, enfin s'humilie et signe une trève en avril 4474.

Le roi n'était pas aussi heureux partout. Il était vaincu en Angleterre dans la personne de Warwick, son allié; il avait irrité ses voisins du Midi;

dent, rattachait par mille ambassades les trêves aux trèves, semait la discorde chez ses ennemis, l'ordre chez les siens par de sages édits; il se livrait à mille pratiques dévotes, et se faisait nommer chanoine par le pape. Ce n'étaient, à Paris, qu'Ave Maria au coup de midi, processions et « prêchements solennels » (mai 4472). Louis XI demandait à la Vierge tout ce qui pouvait profiter au royaume. Le 28 mai, il put se croire exaucé, car le duc de Guyenne, fiévreux depuis huit mois, s'éteignait à Bordeaux. Le duc de Bourgogne apprit à la fois la fin du prince, et la rapide entrée de Louis XI dans la Rochelle et Bordeaux. « Fort désespéré de cette mort, il écrivit à plusieurs villes à la charge du roi, qu'il accusoit d'avoir empoisonné son jeune frère; à quoi profita peu, car rien ne s'en mut.» (Juillet 41472.)

il était trahi par son frère. Jean de Calabre, qu'il | suppléant. Louis, toujours armé, toujours pruavait lancé sur la Catalogne, ouvrait, par sa mort, les Pyrénées orientales au roi d'Aragon; le comte de Foix, tant flatté jadis, donnait une de ses filles au duc de Bretagne, et proposait l'autre au duc de Guyenne, qui redemandait « mademoiselle de Bourgogne ». Que le frère du roi se mariàt au midi ou au nord, il n'en était pas moins funeste à Louis et à l'unité du territoire. Il semble que la naissance du Dauphin, qui l'exclut du trône, anime cet envieux impuissant. Il rétablit dans ses domaines le comte d'Armagnac, « contre le gré et volonté du roi », et le fait son lieutenant général; il veut élargir ses limites; il assemble des gens de guerre, << feignant de vouloir faire la guerre au roi. » (J. de Troyes.) Toute la politique du temps semble tourner autour de ce prince sans valeur; son mariage était la préoccupation des rois d'Angleterre et de France, qui l'entravaient; du connétable, qui le pressait. Saint-Pol, « alors ennemi capital du duc de Bourgogne », ami douteux de Louis XI, se réjouissait de donner un gendre à l'un, à l'autre un compétiteur. Il intriguait sans cesse autour des deux princes. Tantôt il offrait Saint-Quentin au duc, tantôt il le gardait pour le roi. Il pensait «<les tenir tous deux en crainte; mais son entreprise étoit très-dangereuse, car ils étoient trop grands, trop forts et trop habiles. » (Commynes.)

Le mariage de Marie de Bourgogne, fille de Charles, n'était qu'une chimère mise à tout propos en avant par lui; il l'offrait à tous ceux dont il voulait se servir, et se fût gardé de la donner. Moins il voulait de gendres, plus il en attirait; ses promesses couraient de Nicolas de Calabre, duc de Lorraine, dont il convoitait les États, à Philibert de Savoie, qu'il éloignait de son oncle Louis XI. Le duc de Guyenne faisait nombre. « Maximilien d'Autriche, roi des Romains, fils unique de l'empereur Frédéric, eut des lettres écrites de la main de la fille par le commandement du père, et un diamant. » C'était le plus favorisé; il attendit longtemps. Charles le Téméraire songeait « à tant de choses grandes qu'il n'avoit point le temps de vivre pour les mettre à fin'; c'étoient des choses presque impossibles, car la moitié de l'Europe ne l'eût su contenter. Il étoit assez puissant de gens et d'argent, mais il n'avoit pas assez de sens et de malice pour conduire les entreprises. Le roi en sens le passoit trop la fin l'a montré. » (Commynes.) Que rêvait donc le grand duc d'Occident? Une couronne d'abord, un empire belgique; puis la France, l'Allemagne, et le reste du monde.

Louis ne songeait qu'à son royaume. Il craignait les Anglais, les Bretons, et les deux Charles, son frère et son beau-frère; tantôt, comme ces derniers, il offrait sa fille, soit à Nicolas de Calabre, soit au duc de Guyenne; mais Marie de Bourgogne était une autre héritière que les princesses de France. Il aurait donné tout son royaume, comme il donnait s'entend, à son frère, et le titre de lieutenant général; le jeune ambitieux refusait le rôle de

« La paix finale se traitoit »; mais le duc, qui, jouant au plus fin avec le roi, avait depuis longtemps assemblé des troupes régulières et disciplinées comme celles de France, se jette à l'improviste sur la Picardie, emporte Nesle, la pille, la brûle. « Persévérant toujours en ses diableries, dit J. de Troyes, il entra tout à cheval dans l'église, où couloit un demi-pied de haut de sang, et joyeux devant tant de cadavres, et se signant, il se vante d'avoir avec lui de bons bouchers. » C'est de Roye qu'il lance contre Louis son manifeste. Il se dirige vers la Normandie, au-devant des Bretons; mais le roi les contenait en personne.

Dammartin, envoyé en Picardie pour soutenir et surveiller le connétable, trouve le duc devant Beauvais; le siége de cette ville est fameux par la bravoure des femmes, l'héroïsme de Jeanne Hachette, et aussi par la bonne tenue de la garnison. Des secours vinrent de Paris et d'Orléans même, et le duc attendit, pour tenter l'assaut (juillet 4472), qu'il y eût derrière les murs assez de gens pour « défendre la haie d'un champ ». Inquiété par Dammartin, harcelé sans relàche, il ravagea la Normandie, mais ne prit Eu et Saint-Valéry que pour les reperdre « dès qu'il eut le dos tourné », échoua devant Dieppe et Rouen, et ne trouva nulle part les Bretons. Il recula vers l'Artois, toujours menacé par les lieutenants du roi. Les Anglais cependant débarquaient en Bretagne; Armagnac mettait la Gascogne en feu, et surprenait à Lectoure le gouverneur de la Guyenne, Pierre de Beaujeu. C'était le moment de tenir la campagne; mais l'armée bourguignonne était épuisée.

Louis avait conduit habilement la guerre en Bretagne, pris plusieurs places, traité à Ancenis, non sans gagner le duc par des honneurs, des terres, de l'argent, et s'ètre attaché son favori Lescun. Commynes, le premier des historiens politiques, quittait dans le même temps le farouche destructeur de Dinant et de Nesle. Une trève de quelques mois avec Charles le Téméraire mit fin aux ravages des deux partis dans la Bourgogne et la Champagne. Charles comprenait orgueilleusement dans

cette trève « jusqu'à sept rois », dont l'empereur et le roi d'Angleterre. Mais le triomphateur de Montlhéri et de Péronne était vaincu et rejeté derrière la Somme; l'armistice fut indéfiniment prorogé.

Cependant la lutte n'est pas interrompue; jusqu'ici, les deux rivaux se sont rencontrés parfois sur le champ de bataille ou dans les conféreces : ils ne se verront plus; s'ils se combattent, ce sera par leurs alliés; mais Louis éludera la descente anglaise, et Charles se précipitera tète baissée dans les Allemagnes (nov. 1472).

AMBITION ET CHUTE DE CHARLES LE TÉMÉRAIRE.

Louis XI passa l'année 1473 à pacifier le Midi. Armagnac fut pris et tué dans Lectoure; il ne resta de vivant dans la ville « que la comtesse d'Armagnac et trois femmes, et trois ou quatre hommes.» (J. de Troyes.) Perpignan, soulevé par le roi d'Aragon qui s'y jeta, fut assiégé sans être repris; mais la garnison française resta toujours maîtresse du château. Des invasions de bandes bourguignonnes furent réprimées de côté et d'autre. Louis donna aux Bourbons la confiance qu'il

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Étendard pris par Jeanne Hachette au siége de Beauvais, en 1472, conservé aux Archives de cette ville.

retirait aux Armagnacs et à Saint-Pol. Il maria sa fille Anne au sire de Beaujeu, et n'eut pas à s'en repentir. Sa seconde fille Jeanne fut fiancée au jeune duc d'Orléans, qu'il avait élevé près de lui. Il s'efforçait ainsi de fermer toute porte à la guerre civile.

Tandis que le roi de France apaisait et organisait ses États, le duc de Bourgogne troublait et étendait les siens. En 1469, il avait occupé la haute Alsace; en 1473, il mit la main sur le duché de Gueldre. Le duc Arnould avait été pris et maltraité par son fils Adolphe : « Il y avait quarantequatre ans que son père était duc, disait cet ambitieux, il était bien temps qu'il y fût. » Commynes les vit « tous deux en la chambre du duc de Bourgogne, plusieurs fois, plaider leurs causes; et le bon homme vieux présenter le gage de bataille à son fils. >> Cédant aux prières du pape et de l'empereur, Charles termina cette querelle impie par la séquestration du fils et la saisie des pays contestés (mai-juillet 1473).

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Le duc «< avoit le cœur très-élevé pour cette duché qu'il avoit jointe à sa crosse; il trouva goût en ces choses d'Allemagne : l'empereur étoit de très

petit cœur et enduroit tout pour ne dépenser rien. >> (Commynes.) Cet empereur, Frédéric III, était le père de ce Maximilien qui avait reçu un diamant de Marie de Bourgogne; pour assurer le mariage de son fils, il consentit à couronner Charles à Trèves; le sceptre, les trônes, le nom du nouveau royaume, étaient déjà prêts. Mais Charles ne donnait pas clairement sa fille; sa cour fastueuse éclipsait les Allemands; bref, Frédéric III s'enfuit la veille de la cérémonie (oct. 4473). Louis XI n'était pas étranger à cette déconvenue; il avait activement dénoncé à l'empereur les vues de l'envahisseur sur la Lorraine.

Le roi et le duc, tout en prorogeant les trêves, se faisaient une guerre d'intrigue. Tous deux surveillaient et flattaient le connétable, soigneusement enfermé dans Saint-Quentin; tous deux entouraient le vieux René de Lorraine de caresses et de menaces; la Provence leur faisait envie, ils la serraient de près. L'un y voyait la frontière de son royaume, l'autre un des anneaux qui eussent joint la mer du Nord à la Méditerranée.

Ainsi avançait ce victorieux; une pierre se trouva sous son char, les Alpes. Dès 1470, il avait heurté

la Suisse. Son suppôt Hagenbach, tyran luxurieux et sanguinaire, bailli de Ferrette, gouverneur de l'Alsace engagée, en 4469, par Sigismond d'Autriche, inquiéta Strasbourg, Colmar, Mulhouse, Berne. L'Ours de Berne murmura; « Nous en ferons une fourrure», dit Hagenbach. Les Suisses, jusqu'alors alliés de la Bourgogne, se tournant alors vers Louis XI, sont accueillis, soudoyés, excités; ils se rapprochent des Autrichiens, leurs ennemis. Qu'importent à Charles ces gardeurs de troupeaux? Il entre en maître à Nancy (déc. 4473), passe les Vosges et le Rhin avec une armée; il est accompagné d'Hagenbach, dont il approuve la tyrannie, livre Brisach au pillage, ferme l'oreille aux plaintes des envoyés suisses, qu'il traine à Dijon et renvoie sans réponse. Son discours aux États de Bourgogne le dévoile tout entier; il rappelle que le duché fut jadis un royaume, et déclare « qu'il a en lui des choses qu'à lui seul appartient de savoir » (janvier 1474). Tandis que les Suisses, les villes libres, les évèques de Strasbourg et Bale, se coalisent à Constance avec Sigismond d'Autriche, lui trouvent la somme nécessaire au rachat de l'Alsace, chassent les garnisons bourguignonnes, prennent, jugent et décapitent Pierre d'Hagenbach (mars-mai 4474), Charles le Téméraire fond sur l'électorat de Cologne, au nom d'un évèque justement dépossédé, et se dispose à punir l'Alsace. Des aides extraordinaires lui avaient permis de mettre sur pied une armée admirable, disciplinée comme les troupes de Louis XI, munie d'une artillerie puissante et d'une cavalerie lombarde que lui expédiaient ses amis de Savoie. Toutes ces forces furent concentrées devant Neuss, ville forte de l'électorat; le frère d'Hagenbach et le maréchal de Bourgogne ravagèrent l'Alsace, mais Neuss résista; l'armée allemande eut le temps de s'assembler et de grossir chaque jour; l'empereur y vint lui-même. L'Alsace appela son alliée des montagnes, et le défi de la Suisse fut porté au duc devant Neuss; il y reçut bientôt aussi celui de René de Vaudemont, duc de Lorraine, et après avoir perdu son armée dans un siége d'un an de durée, il quitta Neuss au moment de la prendre (juin 1475).

La démence obstinée de Charles allait croissant; il haïssait la France, l'Allemagne, la Suisse, qui lui faisaient obstacle, ses douteux alliés, et jusqu'à ses peuples qui gémissaient.

TRAITÉ DE PÉQUIGNI.

Appelé par le duc de Bourgogne et par le connétable, Édouard IV avait enfin assemblé l'armée que le Parlement lui avait votée avec enthousiasme; il débarque en trois semaines à Calais. Louis était assez inquiet : la Bretagne, l'Aragon, peut-être le duc de Bourbon, étaient du complot; mais la duplicité du connétable et l'insuffisance de l'armée bourguignonne le rassuraient. Il reçut, l'or en main, le défi d'Édouard IV, et lui renvoya gagné son héraut Jarretière; il lui fit dire à Calais de se

défier de Saint-Pol, qui ne voulait « que vivre en ses dissimulations, en entretenir chacun et faire son profit.» (Commynes.)

Edouard, trompé par son beau-frère, qui n'avait pas d'armée, par Saint-Pol, par le duc de Bretagne qui refusait de lui livrer un prétendant de Lancastre, regrettait l'Angleterre. Il eût si bien employé à ses plaisirs l'argent de la campagne! « Le Parlement, dit Commynes, accorde libéralement des aides pour passer en France; et c'est une pratique des rois quand ils veulent amasser de l'argent, que faire semblant d'aller en France; ils font un payement de trois mois et rompent leur armée, et s'en retournent à l'hôtel, et ils ont reçu de l'argent pour un an. Ce roi Édouard étoit tout plein de cette pratique, et souvent le fit. » Il accepta de Louis XI un remboursement. Il n'était rien que Louis ne fût disposé à lui donner, sauf des terres. L'argent français plut aux lords comme au roi. Ni les fallacieuses avances de Saint-Pol, ni la colère de Charles le Téméraire, ni les représentations de Glocester, ne purent arrêter les négociations, qui finirent par le traité de Pequigni-sur-Somme (août 4475). Les deux rois se virent à Amiens, non sans précautions et barrières, et barreaux qui permettaient à peine de « passer le bras à son aise; ils s'embrassèrent entre les trous... et jurèrent tous deux la trève de neuf ans, le mariage de leurs enfants. >>

Charles le Téméraire refusa d'abord d'être compris dans la paix; mais il avait tant à se venger en Suisse qu'il céda en septembre. Le roi lui rendait beaucoup, lui promettait plus, et ne lui demandait en retour que le connétable.

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Saint-Pol, voyant le roi sortir d'embarras qu'il lui avait suscités, lui proposa d'abord « de détrousser le roi d'Angleterre, et de réduire le duc. » Mais des lettres où le roi lui mandait qu'il avait bien besoin d'une tête comme la sienne » le décidèrent à se jeter dans les bras du duc de Bourgogne; il y resta peu. Des ennemis intimes qui avaient charge de le garder le livrérent au roi. Les preuves de ses machinations ne manquaient pas; il fut condamné justement comme criminel de lese-majesté (décembre 1475).

« Que dirons-nous ici de Fortune? Cet homme étoit situé aux confins de ces deux princes ennemis, avoit en ses mains de fortes places et, depuis douze ans passés, quatre cents hommes d'armes bien payés. Il étoit sage et vaillant chevalier, et qui avoit beaucoup vu. Il avoit cueilli grand argent comptant. Oncle et beau-frère de rois, parent d'empereurs, il fut décapité hardiment... Il faut bien dire que cette tromperesse Fortune l'avoit regardé de son mauvais visage; mais, pour mieux dire, il faut répondre que Fortune n'est rien, fors seulement une fiction poétique! » (Commynes.)

GRANSON, MORAT, NANCI.

Quelques conseillers de Louis XI s'étonnaient des trèves sans nombre qu'il accordait à son en

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