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langue latine ne pénétra que lentement et difficilement dans les campagnes où les Romains n'étaient qu'en petit nombre, et dans les contrées extrèmes, comme notre Bretagne ou celle d'au delà de la Manche. Chez les gens riches, dans les villes, surtout dans les villes méridionales, le gaulois tomba promptement en mépris devant la langue élégante de Rome; mais la masse du peuple, dans le nord surtout, garda l'idiome national. Elle y avait si peu renoncé qu'au troisième siècle la loi romaine fut obligée de tolérer la rédaction de certains actes civils en langue gauloise, et on a la preuve (par Sidoine Apollinaire) qu'elle était encore parlée au centre de la Gaule à la fin du cinquième siècle.

De ce vieux langage de nos premiers pères, dans lequel ils n'ont rien écrit, quelques faibles traces cependant nous sont restées. Les auteurs latins et grecs nous en ont conservé une centaine de mots; et par un travail bien minutieux, mais bien méritoire, on a compté, en passant au crible l'un après l'autre tous les termes de la langue française, et en scrutant la provenance de chacun d'eux, qu'il en est environ deux cent quarante de gaulois (1).

Il reste aussi deux ou trois inscriptions ou fragments d'inscriptions celtiques, gravées à l'époque gallo-romaine, et dont voici la plus importante par son étendue et sa bonne conservation; elle a été

MARTIALIS DANNTA IEVRV VCVETE SOSN CELICNONSETIC GOBEDBI DVGII•NTI

VCVETIN

IN ALISIIA

Inscription en langue celtique trouvée à Alise.

trouvée dans les ruines d'Alise-Sainte-Reine en 1839. Malgré l'état entier et parfaitement lisible de ces lignes, personne, jusqu'à présent, n'a pu les comprendre.

Mais des traces du celtique, moins mutilées que celles de ces pauvres débris, se sont conservées ailleurs et sont encore aujourd'hui vivantes. Les Galls, en s'établissant au centre de la Gaule, avaient en même temps peuplé une partie des îles Britanniques; les Gaulois belges, qui vinrent ensuite,

(') Par exemple: alouette, arpent, balai, baraque, bâton, hee, bêche, bijou, bouleau, bourde, boyau, braire, branche, brique, broche, bronille, bruit, brusque, bruyère, cabane, carrière, casaque, cép, dune, échine, fol, galant, haleine, jambe, lieue, marne, narguer, orgueil, pic, raie, soc, tache, tan, trou, truie, etc.

firent de même, et, peu de temps encore avant l'arrivée de César, ils entreprenaient des conquêtes et formaient des établissements au delà de la Manche. Il existait, sur les bords de la Tamise, des tribus soissonnaises, atrébates et parisiennes ; le sud-ouest de l'Angleterre s'appelle encore le pays de Galles, et sa pointe extrême, la Cornouaille (Cornu Galliæ, pointe de la Gaule). La population de ce pays, avant la conquète romaine, était donc gauloise, et sa langue était le celtique; or les dialectes écossais, gallois, irlandais, et notre breton, sont des langues unies entre elles par la plus étroite parenté, et complétement étrangères, soit au latin, soit aux idiomes germaniques, soit au français. Ce fait seul suffit pour démontrer qu'ils sont autant de branches du vieux tronc celtique. Quel autre peuple, en effet, leur aurait donné, à chacun des côtés du détroit, cette communauté de langage? Aussi verrons-nous bientôt ces Gaulois du nord, que l'épée romaine n'avait que faiblement atteints, donner asile dans leurs îles au druidisme persécuté dans la Gaule, et plus tard conserver, pendant une longue suite de siècles, le dépôt sacré de la poésie des bardes.

De ce que les druides avaient proscrit l'écriture, il résultait que la mémoire de leurs disciples conservait nécessairement de plus fortes empreintes, et l'enseignement donné de vive voix formait une tradition sacrée plus durable que toute autre, puisqu'elle était le seul lien conservateur des idées. Les prètres du second ordre, les bardes, transmettaient aux jeunes gens de la tribu leur harpe et leurs chants. Les dieux étrangers, la persécution, les supplices, étoufferent la religion gauloise et ses druides; mais les bardes ne périrent point: guerriers-poètes, restés parmi leurs compagnons d'armes qu'ils animaient au combat, ils n'eurent pas un sort différent du leur, et les malheurs mêmes de la race celtique lui rendirent plus chers encore et ses vieux souvenirs de gloire et la harpe qui les chantait. Get instrument figure encore aujourd'hui sur le drapeau de l'Irlande; les bardes irlandais ou gallois ont chanté jusque dans les temps modernes, et aussi longtemps que durèrent leurs rois nationaux ils eurent une place marquée, dans la hiérarchie officielle, au milieu des officiers du palais. Durant les luttes cruelles du moyen âge, ils jouaient encore le rôle qu'un contemporain de Jules César, Possidonius, leur avait vu remplir, et qu'il avait décrit en disant que les chefs gaulois menaient avec eux une suite de poëtes parasites qui mangeaient à leur table en chantant leurs louanges et les suivaient à la guerre.

Par une rude soirée d'hiver de l'an 1590, un vieillard aveugle était assis près du feu, dans une chaumière du pays de Galles. Sa tête, blanchie par les années, se penchait sur les cordes d'une harpe placée entre ses genoux. En face de lui, un jeune homme prêtait avidement l'oreille. Le vieillard, après avoir refusé d'abord, chantait sur sa harpe avec mystère, mais nou sans un certain plaisir élé

gant, d'anciennes poésies populaires. Craignant sans doute de ne plus retrouver une aussi favorable occasion d'entendre ces récits d'autrefois religieusement conservés de bouche en bouche, et rendu plus audacieux par l'infirmité du vieillard, qui ne pouvait le voir, le jeune homme tira furtivement un crayon, et, sans que le barde pût s'apercevoir du larcin, il lui déroba en les confiant au papier quelques poëmes inconnus. Le jeune homme était un auteur anglais, qui nous a conservé quelquesunes de ces compositions bardiques. Ce vieux chanteur avare de ses vers et craignant de les voir profaner, triste, aveugle, caché dans une retraite obscure, mais enthousiaste encore, est un portrait posthume mais fidèle du bardisme. Il aimait encore alors les solitudes, la forêt profonde et les sentiers couverts; il écartait encore les mains étrangères qui tentaient de soulever les voiles de sa muse, et, fidèle aux préceptes de ses pères, il défendait qu'on écrivît ses chants. Mais d'indiscrets admirateurs ont commencé leurs larcins bien avant 4590; on conserve en Angleterre une collection de ces poésies qui furent recueillies au douzième siècle, et qui avaient été composées certainement au sixième. (De la Villemarqué, Chants bretons.)

L'un des principaux artifices employés par les prêtres et les savants gaulois pour aider la mémoire de leurs adeptes, était de réduire leurs pensées en sentences, et d'encadrer chaque sentence dans trois vers liés par une mème rime. C'est ce que nous pourrions appeler des tercets, et ce qu'on appelait tribanau en langue galloise. Le nombre trois jouait chez eux un grand rôle, et se retrouve dans la poésie aussi bien que dans la théologie et la politique. Ces couplets de trois vers sont tous uniformément construits, de cette façon que les deux premiers dépeignent quelque scène de la nature, tandis que le troisième se détache brusquement, pour offrir une réflexion morale.

de ma

Cette facture originale est en accord avec le peu qu'on sait de l'usage adopté par les druides et les bardes d'exprimer leurs pensées au moyen de petites branches de différents arbres taillées, nouées, combinées suivant des rapports convenus, nière à former tout un langage symbolique analogue au langage des fleurs employé par les Persans, ou bien à celui que les habitants primitifs du Pérou avaient imaginé de se faire avec des nœuds de rubans. Dans un de ces poëmes du sixième siècle dont nous parlions tout à l'heure, on lit, par exemple:

La pointe du chêne, l'amer rameau du frêne
Et la douce bruyère signifient rêve brisé :

Les joues ne cacheront point l'angoisse du cœur.

La pointe du noisetier, le troëne d'égale longueur,
Liés par des feuilles de chêne, signifient:
Heureux qui voit celui qu'il aime.

Ce sont en même temps, comme on le voit, des

tercets bardiques, dans lesquels le traducteur a été forcé de sacrifier la rime pour garder l'exactitude. Mais en voici de plus caractérisés :

Bien éblouissante est la cime des frênes fleuris,
Longtemps blancs quand ils croissent dans le torrent;
Le cœur malade voit durer longtemps sa douleur.
Bien éblouissante est la surface du torrent à minuit.
Tout homme intelligent doit être honoré.
La femme doit calmer la douleur.

Bien éblouissante est la cime du saule; joyeux est le poisson dans le lac.

Le vent siffle dans le haut des menues branches.
La nature l'emporte sur l'instruction.

Bien éblouissante est la cime de la bruyère.
Fie-toi au sage et défie-toi du fou;
Mais il n'y a de devin que Dieu.

Ce sont les premières strophes d'une pièce qui en a trente-trois, toutes commençant par les mêmes mots peignant un petit tableau de la nature. Cet encadrement d'une idée morale dans la scène la plus vulgaire des champs, cet appel à une saine rèverie par la voix des œuvres divines, est d'une poésie d'autant plus frappante qu'elle est absolument étrangère aux idées grecques et latines. Ces tercets, faciles à retenir, avaient cours comme des proverbes, et leur but était de ramener l'esprit à chaque occasion, quelque indifférente qu'elle fût, vers de hautes pensées. C'était un avantage, surtout chez des populations vivant d'une vie ordinairement solitaire, dans les bois ou dans les campagnes, et dont presque toutes les idées n'étaient que des reflets de la nature champêtre.

Les peuples primitifs sont toujours enchaînés à des impressions vagues, indéfinies; la précision est une force qu'ils n'ont pas; leur oreille confond la poésie avec la musique, en sorte que le fond du vers peut avoir eu moins de prise sur eux que la mesure ou la rime; et encore faut-il ajouter que le sens du vers est souvent allégorique et contient une finesse qui nous échappe. C'est dire tout ce qui nous manque lorsque nous ne goûtons d'aussi anciennes poésies qu'à travers plusieurs traductions successives. Nous citerons cependant encore une de ces poésies bardiques du sixième siècle, un chant de mort qui peut être un écho affaibli de chants plus anciens encore, et toujours certainement une émanation de ce màle esprit qui fut celui de la race celtique.

En avant, terrible coursier!

Bonne contenance dans la bataille; Mieux vaut tuer que parlementer.

En avant, terrible coursier!

Elle était amère et sombre comme le rire de la mer,

La mêlée autour d'Urien (') au poignet vigoureux.

(1) Chef gallois mort en combattant les Saxons, à la fin du sixième siècle.

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et du génie des peuples. Si leur idiome a subsisté, le génie même des anciens Celtes n'est donc pas éteint. I respire encore dans les rejetons qui, sur les rives de la Manche et du canal Saint-Georges, ont survécu au ravage des temps; et lors même que la masse gauloise qui, par d'autres destinées et d'autres mélanges, est devenue la France, n'aurait pas sous les yeux ces populations qui pour elle sont des sœurs, elle sentirait encore dans ses veines le sang gaulois frémir en plus d'un endroit de ce portrait tracé de la main de Jules César :

« Les Gaulois sont presque tous avides de changements. On les a bientôt agités et poussés au combat. Tous d'ailleurs aiment la liberté par instinct et haïssent la servitude. Ils sont prompts et pleins d'ardeur à faire la guerre, mais ils sont tout aussi prompts à se décourager et ne supportent pas les revers. Ils changent facilement d'avis, et presque toujours se montrent amis des nouveautés. C'est l'habitude, parmi eux, de forcer les voyageurs à s'arrêter, de leur demander à tous ce qu'ils ont entendu dire ou ce qu'ils savent; le peuple, dans les villes, entoure les marchands et les contraint de dire de quel pays ils viennent et ce qu'ils ont appris. Il suffit souvent de l'émoi que leur causent ces informations et ces rapports pour leur faire prendre des résolutions importantes dont ils ont nécessairement à se repentir aussitôt. Les cités qui sont regardées comme les plus habiles dans l'administration de leurs affaires ont décrété par leurs lois que quiconque apprendrait, soit par ses voisins, soit par la rumeur publique, quelque nouvelle intéressant l'État, serait tenu d'en faire part au magistrat sans la communiquer à aucune autre personne, l'expérience ayant appris que souvent des gens ignorants et légers, troublés par des bruits sans fondement, étaient entraînés à commettre des tentatives désespérées et des forfaits. Les magistrats alors cachent ce qu'ils jugent convenable de tenir secret, informent le peuple de ce qu'ils croient utile, et ne permettent pas qu'on s'entretienne de la chose publique ailleurs que dans l'assemblée. — Dans toute la Gaule, il n'y a que deux classes d'hommes qui soient comptés pour quelque chose et considérés les druides et les guerriers. Le menu peuple est à peu près réduit à la condition des esclaves; il n'ose rien par lui-même, et ne prend aucune part aux affaires du pays. La plupart, accablés, soit par les dettes, soit par le taux exorbitant des impôts, soit par les violences des grands, se soumettent de leur plein gré à la servitude entre les mains des nobles, et ceux-ci ont sur eux les mêmes droits que des maîtres sur leurs esclaves. La nation gauloise tout entière est très-portée à la superstition. Ceux qui sont attaqués de maladies graves, ceux qui font la guerre et qui vivent dans les dangers, immolent des hommes pour victimes ou font vœu d'en immoler, dans la persuasion qu'ils rachètent la vie d'un homme auprès des dieux en rendant celle d'un autre. Lorsqu'ils ont résolu une expédition,

:

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GAULE ROMAINE

COMMENT S'EXPLIQUE LA PERTE DE L'INDÉPENDANCE GAULOISE. LA GAULE CHEVELUE.-L'ALOUETTE.

La Gaule était dépouillée de son indépendance et de sa personnalité. C'était le châtiment de sa présomption et de ses querelles égoïstes; mais, comme toutes les expiations imposées par la Providence, celle-ci devait conduire à une régénération. La race celtique, sous les inspirations de ses druides, avait su exalter le sentiment individuel et former d'admirables guerriers, des familles et des clientèles unies par un dévouement sans bornes, des tribus vaillantes et éclairées; cependant elle avait été impuissante à former une nation. La soif du courage et du libre arbitre ne s'était développée chez elle qu'en étouffant les notions de réflexion, de calme et de discipline; l'amour des lettres, aspiration instinctive de l'homme aux idées élevées, était obscurci et comme barré par un rigorisme bizarre; la culture des arts, restreinte; les mœurs, d'une dureté que le Romain, si inflexible luimême, réprouvait et haissait. La partie la plus nombreuse de la population, les pauvres, était enserrée dans les liens étroits du vasselage; leurs personnes et leurs familles étaient à la discrétion de quelques-uns de leurs concitoyens; les esclaves étaient nombreux aussi, et l'on ne songe pas sans pitié au sort qui devait être le partage de ces classes misérables et de tous les êtres faibles chez un peuple qui faisait profession de mépriser la mort, qui prodiguait des supplices comme des fètes, et qui avait regardé naguère comme un honneur pour la femme, le cheval et le serviteur d'un guerrier d'ètre sacrifiés sur le bûcher lorsqu'on célébrait ses funérailles. Les rivalités et les guerres de peuplade à peuplade, c'est-à-dire la menace permanente du massacre, de l'incendie et de la servitude, entretenaient partout la misère avec la brutalité.

Devenue définitive, la conquête de César s'affermit avec une promptitude merveilleuse. Le bienétre matériel qu'elle apporta d'abord fait comprendre ce facile changement. Il s'explique aussi par l'habile conduite du vainqueur.

Des trois contrées, Aquitaine, Celtique et Belgique réunies, César fit une seule province, distincte de la Narbonaise, et qu'il nomma Gallia

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