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saires. Les deux gouvernements ne peuvent plus mettre sur pied d'armées véritables; la conquète anglaise languit durant quatre ans ; d'autres causes l'arrêtent encore; si elle ne recule pas, c'est que le souvenir de Verneuil la protége.

Les deux heureux, les deux riches, étaient le cardinal de Winchester et Philippe de Bourgogne. D'eux dépendait Bedford; de l'un pour l'argent, de l'autre pour l'influence; les querelles de son frère Glocester avec ces deux grandes puissances le détournèrent tout à coup des affaires de France. Philippe le Bon avait une cousine et un cousin germains dont il était le plus proche héritier: Jacqueline, comtesse de Hainaut, de Hollande, de Zélande et de Frise, veuve du second Dauphin, et Jean, duc de Brabant; l'un, « homme de mauvaise complexion, n'inspirait aucune inquiétude; mais l'autre, belle et forte fille, pouvait devenir mère. Philippe les maria, et attendit avec sécurité la riche proie qui devait lui revenir. Il avait compté sans la fantaisie d'une femme romanesque. Jacqueline, alléguant qu'elle était marraine de son mari, voulut en changer; Glocester accepta sa main. Philippe irrité se rapproche des amis du Dauphin, marie sa sœur parmi eux, traite avec le duc de Bretagne; il réclame à Bedford, qui n'a pas d'argent, des sommes promises et dues par Charles VI et Henri V, et se fait payer en terres; Auxerre, Macon, Bar-sur-Seine, les villes frontières de la Somme lui sont remises. Il envahit le Brabant et le Hainaut, reprend Mons à Glocester, enferme Jacqueline à Gand, d'où elle s'échappe, la poursuit en Hollande, et bat les secours de son mari anglais. Bedford se gardait bien de donner raison à son frère; mais il tentait de séparer les deux adversaires. Déjà il les avait détournés d'un duel; mais il travaillait en vain à la paix. Il se trouva, en 4426, dans le plus grand embarras. Le duc de Bretagne était hostile; le duc de Bourgogne était concentré dans ses intérêts et ébranlé par les sollicitations du pape Martin V; Richemont, connétable de France, envahissait la Normandie, et Winchester, irrité contre Glocester, fermait sa bourse. Le régent dut passer seize mois en Angleterre à réconcilier son frère et son oncle; il revint par Hesdin, mais ne put apaiser Philippe le Bon. En 1428 seulement, Glocester, renonçant à un mariage annulé par Martin V, épousa une belle Anglaise. Jean de Brabant mourut. Philippe jeta aussitôt la main sur ce qu'il convoitait, et força Jacqueline sans défense à le reconnaître pour héritier. Bedfort plus tranquille ouvrit, en 4428 une campagne décisive. Un excellent général, Salisbury, lui amena d'Angleterre une armée de dix mille hommes pour forcer le passage de la Loire. Salisbury, Talbot, Suffolk, investirent Orléans, qu'ils considéraient comme la clef du Midi.

Qui croirait qu'à cette heure solennelle, Paris considérait encore les Français comme des Armagnacs? Le peuple sans cœur s'était enfin habitué au joug. Il est vrai que, sauf quelques in

vasions de hannetons qui gàtaient « tous les fruits et grande partie des vignes» (1425-4428); sauf une gelée de trente-six jours (4427), où il n'y eut <«< nouvelle de choux, ni de porée, ni de persil, ni d'herbes »; sauf enfin une maladie qui empêchait d'entendre les sermons « par le grand bruit des tousseurs »; la vie était redevenue possible. On mangeait. Il y eut beaucoup de harengs en 1426, de prunes en 4427, « et nulle n'étoit véreuse », et <«< d'aussi bons pois qu'il en fût jamais ». Le duc de Bourgogne vint plusieurs fois à Paris; Winchester, une. Tous deux menaient grand train et émerveillaient le peuple. De temps à autre, le régent est accusé d'enrichir son pays avec l'argent de la France, « et de n'y rapporter qu'une taille » à son retour. Mais le peuple redevient enjoué, badaud. Tout l'amuse: la naissance d'un veau à deux tètes, un combat d'aveugles armés de bâtons contre un fort pourceau », un mât de cocagne surmonté d'un panier où une oie grasse et six blancs attendent le vainqueur; la décollation d'un «< chevalier, très-mauvais brigand, larron et pire que larron » (1425); des hommes noirs « aux cheveux crépés », et « les plus laides femmes qu'on put voir et les plus noires, qui se disent très-bons chrétiens et sont de la basse Égypte »>; sorciers qui (( regardent dans les mains »; escamoteurs <«< qui font vider les bourses »; bohémiens que l'évêque excommunie. La danse macabre, inaugurée en 4425, est le grand mystère, la grande moralité du jour sur un terrain mortuaire, au charnier des Innocents, se jouent des scènes grotesques où la Mort a le grand rôle; elle sert les puissants à table, donne et prend la pourpre et la couronne aux cardinaux et aux rois, ricane à la face des heureux, et poursuit le crime comme les antiques Euménides; et le peuple l'entend dire «< Nul n'est exempt de tribulation, fût-il roi ou pape; la fin de tous est la mort; toutes choses passent, et vous avec elles; qui se souviendra de vous, après votre mort, et qui priera pour vous?» (Imitation.) Ne vous oubliez donc pas, dansez et jouissez; « ayez de vos désirs assouvissance, et jamais d'autre bien! » (Devise du temps.)

Le plaisir régnait à Gand, à Bourges, comme à Paris; mais s'il laissait à Philippe le Bon toute son activité perverse, il annulait Charles VII; l'un arrondissait, l'autre perdait joyeusement ses Étals. Versatile, défiant, envieux, surtout froid et pourtant incapable de vivre sans favori, le roi de Bourges aime à se « cacher en châteaux, méchantes places et manières de petites chambrettes. » « Il écoutait, se taisait, laissait faire. » (J. Quicherat.) C'était pourtant un homme perspicace, politique, habile, brave même; mais il était indulgent à ses passions. Sa belle-mère, Yolande d'Anjou, s'occupait pour lui des affaires étrangères; il lui dut l'alliance des Bretons, l'amitié du pape et du duc de Lorraine; enfin, elle lui donna Richemont, Artus de Bretagne, frère de Jean de Montfort. Richemont reçut avec solennité l'épée de con

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La Croix aux Anglais, à l'endroit où était le camp anglais pendant le siége d'Orléans. (Reconstruite depuis 1716.)

États généraux, obtint quatre cent mille ceus qui restaient à son peuple ruiné. Les plus braves capitaines, Dunois, la Hire, Xaintrailles, se jetèrent dans Orléans; la commune, préparant une héroïque résistance, leva un impôt municipal et détruisit ses riches faubourgs pour les dérober aux ennemis. Un assaut formidable sur le pont fut repoussé « d'un terrible courage ». Cependant la crainte des mines força les assiégeants à se replier sur la ville, bientôt cernée de treize camps retranchés. Des violons furent envoyés aux Anglais pour

l'hiver; un habile canonnier se célébra par ses plaisanteries. Un jour, Glaidale, un des généraux, disait à Salisbury: « Monseigneur, regardez votre ville!» aussitôt, un boulet ferma les yeux du comte, et pour toujours; mais Suffolk le remplaça, sans avantage pour les Français. On se défendit pied à pied; des escarmouches ensanglanterent chaque jour les ouvrages avancés. La Hire, Xaintrailles, sortirent et rentrèrent souvent, ramenant des renforts et des vivres. Le plus fort de l'hiver se passa sans famine et sans découragement.

Au mois de février, une manoeuvre qui pouvait sauver Orléans, faillit le perdre. Le comte de Clermont, qui arrivait avec des secours puissants, voulut enlever un convoi de harengs que Paris envoyait aux assiégeants pour le carème; il échoua par maladresse, et perdit quatre ou cinq cents hommes. Cette malencontreuse journée des harengs suffit pour déconcerter les assiégés. Tous les chefs les abandonnèrent; le comte de Clermont emmena le chancelier, archevêque de Reims, l'évêque même d'Orléans, la Hire et deux mille hommes. Il promettait de revenir; mais Dunois désespérait de sauver l'apanage de son frère. On eut recours à l'intervention du duc de Bourgogne, et on lui offrit la garde de la ville; il accepta sans se faire prier. Mais Bedford lui répondit avec raison « qu'il seroit bien marri d'avoir battu les buissons et que d'autres eussent les oisillons », qu'il gardait Orléans et qu'il l'aurait. Philippe, qui se voyait déjà une belle position sur la Loire, tourna le dos à son beau-frère et rappela ses vassaux; mais sa défection

était trop tardive. Les noms que les Anglais don naient à leurs bastilles disaient assez qu'ils ne leveraient pas le siége; l'une s'appelait Londres, une autre Paris. Une sortie furieuse, faite le 18 avril, fut un coup dans l'eau, une marque de désespoir.

Charles VII, abandonné, sans ressources, se livrait à Chinon aux plus tristes idées : était-il fils légitime de Charles VI? devait-il se retirer en Dauphiné, fuir en Espagne? Ses conseillers, la Trémouille, Lemaçon, l'archevêque-chancelier, Raoul de Gaucourt, étaient impuissants et stériles. Et cependant il ne fallait pas qu'Orléans fut pris, car la France est immortelle.

JEANNE DARC.

« Une fille viendra du bois chenu, et chevauchera sur le dos des archers. La France, perdue par une femme, sera regagnée par une vierge lorraine. » Ainsi disaient les prophéties de Merlin. Ainsi pensait le peuple superstitieux. Mais que

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pouvait, contre la puissance anglaise, une faible femme? L'héroïsme des Orléanaises ne sauvait pas leur ville. Ainsi doutait Charles VII. Il y avait, en ce siècle de décomposition sociale, tant d'illuminés et d'illuminées!

En temps ordinaire, Jeanne Darc eût vécu inconnue, paysanne poétique, avec ses rêves dans l'église, et sous le hètre enchanté de Domremi. Bien plus, sans la ruine imminente du royaume, elle-mème n'eût pas senti sa puissance. Ses extases cussent été vagues, ses visions puériles; elle fut restée singulière, sans devenir sublime.

Jeanne naquit en 4442. Sa mère rêva qu'elle enfantait la foudre; les coqs chantèrent dans la nuit, et tout le village fut réveillé. Elle grandit dans

les champs, au milieu des troupeaux qu'elle aimait, et des oiseaux qui venaient, «comme privés », manger dans sa main. La haine des Bourguignons lui fut inspirée dès son enfance par les combats des enfants de Domremi contre ceux d'un village voisin. Enfin, le spectacle de la vraie guerre ne lui manqua pas. Dès 1424, la victoire de Verneuil permit aux Anglais d'atteindre l'étroite langue de terre française dont Vaucouleurs était le chef-lieu; les paysans soignèrent les blessés; souvent ils abandonnèrent leurs maisons et les retrouvèrent dévastées. Le sentiment de la patrie était d'autant plus vif parmi eux qu'ils étaient plus loin du centre, de ce centre où florissait dans le sang l'égoïsme féodal.

La petite bergère, devenue une forte et belle fille, aidait sa mère dans l'entretien du ménage et dans les travaux d'aiguille. Sa vie extérieure était calme et d'un bon exemple; timide, <«<elle avoit souvent vergogne »; devote, elle vivait presque à l'église. Cette tranquillité voilait de rudes combats. Depuis cinq ans, elle résistait à un pouvoir secret, à une idée sublime dont elle était possédée. Son éducation, les images qui l'avaient entourée, avaient déposé en elle cette pensée sur laquelle elle travaillait toujours. Les traditions du village,

qui avait autrefois appartenu à l'abbaye de SaintRemi, étaient favorables à la race si longtemps sacrée à Reims; sa mère, en lui enseignant la religion, n'avait jamais séparé Dieu et le roi : la France était le royaume de Jésus; le roi de la terre était lieutenant du roi des cieux. Telle est la clef du patriotisme de Jeanne; elle rêva l'unité, l'unité bienfaisante, épandant ici-bas comme aux cieux, sur la France, ses rayons divins. Elle luttait, retenue par les habitudes et la pudeur de son sexe, par l'amour du foyer; mais le désir insensé l'obsé

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dait; il puisait dans le fond de son cœur une vie factice, et, revêtu par son imagination pieuse de figures célestes, pareil aux saints que Giotto fait sortir d'un fond lumineux, il flottait entre la terre et le ciel dans une auréole d'or. Les apparitions, d'abord vagues, se manifestaient par des voix « belles et douces » : « Jeanne, disaient-elles, il faut que tu ailles en France. » Puis, l'archange Michel, descendu sans doute des vitraux de l'église, venait avec sainte Catherine et sainte Marguerite. Des millions d'anges les suivaient, étincelants comme des atomes dans un rayon de soleil. C'étaient des messagers célestes, qui l'envoyaient en France au secours du Dauphin. Les deux saintes l'embrassaient et laissaient, comme les déesses d'Homère, un parfum dans l'air. «Elles sentoient bon », dit la chronique. C'était à des heures et sous des influences bien connues des poètes que Jeanne voyait planer au-dessus d'elle la transfiguration de sa pensée merveilleuse. Les voix suaves se détachaient clairement sur le doux murmure du vent dans le bois chenu, ou s'épanouissaient dans la vibration des cloches, « quand on sonnait l'Ave Maria du soir >> et l'Angelus du matin.

Ses extases étaient pleines de sincérité. Elle plaçait en dehors d'elle-mème ses rêves changés en visions. En cédant à leurs conseils, elle ne sa

vait pas qu'elle n'obéissait qu'à sa volonté; mais l'histoire ne peut s'y tromper: ce qui prouve le mieux peut-être l'identité de ses visions et de ses aspirations, c'est qu'elles n'ont jamais terni son admirable bon sens. Sa bonne foi doublait la puissance de son idée. « Je ne suis qu'une pauvre fille; je ne saurois chevaucher, ni conduire les hommes d'armes », se disait-elle avec douleur; soudain elle se faisait répondre avec autorité par la voix : « Saintes Catherine et Marguerite te viendront en aide. » A ses heures de doute ou de crainte, elle pleurait, elle regrettait que ses frères du paradis ne l'eussent pas emportée avec eux. Mais l'ange, pour lui faire doucement honte de sa faiblesse, lui disait «< la pitié qui étoit au royaume de France ». L'illusion était complète. Jeanne alla jusqu'à croire ses voix, lorsqu'elles lui prédisaient l'avenir. Elle fut un de ces ètres extraordinaires qui, surgissant à de certaines époques, agissent sans avoir jugé, jugent sans avoir examiné, savent sans avoir étudié.

Enfin elle se livra sans défense à la tentation divinisée; lorsque la détresse d'Orléans lui fut parvenue, ses voix, les voix de son cœur, crièrent : « Hate-toi, hâte-loi! » Aussitôt, quittant, non sans larmes, père, mère, amies, échappant à un mariage qu'on lui tendait, elle court avec son oncle à Bau

dricourt, capitaine de Vaucouleurs, lui dit sa mission, le conjure: « Le roi, disait-elle, le roi! il faut que j'aille, dussé-je user mes jambes jusqu'aux genoux. >> - « C'est pour cela que je suis née », répondit-elle à ceux qui lui parlaient de dangers. Elle traverse avec quelques hommes dévoués les pays ennemis, dévastés, arrive en moins d'un mois à Chinon; arrêtée par les ministres qui redoutent son influence, sa beauté peut-être; soutenue par la reine mère qui entrevoyait une ressource suprême dans l'enthousiasme des masses; appelée par le cri populaire, elle est enfin admise en présence du roi. Le défiant Charles VII s'était caché dans un groupe sous un simple habit de courtisan. Jeanne

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marche droit à lui, et, malgré ses dénégations, lui embrasse les genoux : « Je vous connois bien », dit-elle. La cour fut émerveillée; plusieurs furent déçus dans leur attente: cette belle fille faisait baisser les yeux et n'inspirait aucune mauvaise pensée.

Elle dit au roi « que Dieu l'envoie à son aide; qu'elle lèvera le siége d'Orléans, et le mènera sacrer à Reims; que c'est le plaisir de Dieu que ses ennemis les Anglais s'en aillent en leur pays; qu'elle ne fait aucun doute de les chasser. conseil se réunit et fut d'avis de la garder. Espérant vaincre les derniers scrupules du roi, elle lui dit un secret que nul ne savait au monde; elle

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Tapisserie en laine, du quinzième siècle, représentant la première entrevue de Jeanne Darc et de Charles VII. (Achetée à Berne par M. d'Azeglio.)

avait lu dans son cœur: « Tu es vrai héritier et fils de roi!» Charles ne douta plus de sa science; mais d'où la tenait-elle? De Dieu ? rien ne le prouvait. De l'enfer? c'est ce qu'insinuait la Trémouille. Le chancelier Regnauld de Chartres voulut la soumettre à un examen définitif. Un petit concile fut donc assemblé à Poitiers, et Jeanne livrée aux docteurs. « J'aurai bien à faire, disait-elle; messire m'aidera. » En effet, l'ignorante, celle qui gardait les bêtes aux champs, trancha, par des réponses fines ou éloquentes, les subtilités dont on l'embarrassait. On lui demandait un signe qui prouvât

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sa mission : - «La délivrance d'Orléans, le sacre du roi ! »> - «A quoi bon une armée si Dieu est avec vous? >> « Les hommes combattront, Dieu donnera la victoire. » Elle répéta sa mission avec grandeur, et se fit croire. Ses juges pleurèrent à chaudes larmes. La malveillance tenta une dernière épreuve. Sa chasteté n'était-elle pas un mensonge dans ces temps de corruption? Elle fut constatée par les dames de la cour. Le doute, l'envie, se turent; les hommes s'humilièrent. Livrés aux plus scandaleux désordres, mais dévots à la Vierge, ils adorèrent la Pucelle.

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