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Seigneurs en costume de chambre et de ville sous Jean II.- Miniatures de 1360 à 1364.

qui avait sollicité cette ordonnance, fut obligé de la retirer; mais il fit secrètement répandre partout l'avis de ne pas payer l'imposition votée. C'est à quoi l'on n'était que trop disposé la plupart, surtout parmi les nobles et les prélats, « qui se sentoient courroucer de l'entreprise et ordonnance des Estats », refusèrent, et l'on ne recueillit pas

la dixième partie de l'argent sur lequel on avait compté. Les membres des États commençaient eux-mêmes à se décourager et à quitter Paris. Le Dauphin, à la faveur de cette lassitude, ressaisit quelque autorité. Il osa mander un jour (en août) le prévôt Marcel et les principaux de ceux qui dirigeaient avec lui les États et la ville de

Paris; il leur signifia que, comme il entendait gouverner par lui-même, ils eussent à cesser de se mêler des affaires du royaume; puis il quitta la capitale pour se rendre à Rouen et dans d'autres villes, toujours en quête de subsides. Ses démarches eurent peu de succès; il lui fallut bientôt revenir, pactiser encore et consentir à une nouvelle convocation des États pour le 7 novembre 1357.

Le Dauphin, lié par son nom, par ses devoirs envers son père, par toutes les traditions de sa race et de son entourage, soutenu énergiquement par la noblesse et le haut clergé, ne voulait évidemment pas accepter la révolution par laquelle les États généraux du royaume prétendaient pour le moins partager, avec le roi et ses conseils, le pouvoir suprême. D'un autre côté, la riche bourgeoisie, représentée par l'échevinage parisien et la majorité des trente-six réformateurs généraux, voulait à tout prix briser un système qui s'appuyait sur le pillage perpétuel des vilains par les nobles, et sur la banqueroute organisée par les Valois. Cette double nécessité conduisit Marcel à prendre un parti que les amis de la monarchie capétienne reprochent encore à sa mémoire comme un crime il admit la possibilité de remplacer la dynastie des Valois par une dynastie nouvelle que la reconnaissance lierait à la bourgeoisie, et se ligua avec le roi de Navarre.

Charles le Mauvais, qui languissait dans une forteresse près de Cambrai, fut enlevé avec l'autorisation des États dès leur réouverture, et se prêta d'abord à merveille au rôle qu'il avait à remplir. Il se rendit de suite à Amiens, et, usant avec plaisir de son talent à discourir, il parla devant le peuple assemblé, il se fit même recevoir membre de la commune; puis il continua sa route, haranguant la foule dans les villes qu'il traversait, et arriva le 29 novembre à Paris, dont son cousin, le Dauphin Charles, n'avait ni pu ni osé lui interdire l'entrée. Les Parisiens, bien excusables alors, car c'était la première fois qu'on leur montrait un prince faisant profession de se consacrer aux intérêts populaires, accueillirent avec enthousiasme ce prétendu libérateur. Le lendemain, devant plus de dix mille bourgeois et écoliers rassemblés au pré aux Clercs sur l'invitation des échevins, le roi de Navarre fit un long discours sur ce texte de l'Évangile : « Le Seigneur est juste et il aime la justice. » Il raconta les douleurs de sa captivité de manière à arracher des larmes à ses auditeurs; il leur dit qu'il voulait vivre et mourir en défendant le royaume, et fit entendre qu'il avait des droits très-certains à la couronne. Obligé de souffrir ces discours, le Dauphin tenta d'en atténuer l'effet en haranguant le peuple de son côté. Il n'en fut pas moins contraint (42 décembre) par les États de faire bon accueil au Navarrais, de réhabiliter ses quatre amis suppliciés à Rouen, et de lui rendre ses places de Normandie. Charles le Mauvais partit aussitôt pour Rouen, où il s'appliqua, comme à Paris, à séduire les bour

geois par de bonnes paroles et beaucoup de familiarité.

Pendant que les bonnes villes se livraient aux agitations politiques, les campagnes étaient plongées dans la désolation. Anglais, Navarrais ou Français, les hommes de guerre licenciés par l'effet de la trêve tuaient et pillaient pour leur propre compte, et renouvelaient, en se donnant le nom de « compagnies », les affreux ravages commis autrefois par les routiers, les brabançons et les cottereaux. On tàchait de se bien garder dans les villes murées; mais les villages étaient à la discrétion de ces bandits, qui occupaient les routes, pillaient tout et torturaient les gens afin d'en tirer de l'argent. Les paysans se sauvaient dans les villes avec femmes et enfants; les religieuses étaient obligées d'y chercher de même un abri. Paris était plein de ces fugitifs. La noblesse se réjouissait des maux qui démontraient l'impuissance de cette commission des trente-six réformateurs généraux qui avait cru pouvoir mieux faire que les officiers du roi. Le Dauphin avait rassemblé quelques centaines de lances, mais il regardait paisiblement, du haut du Louvre, brûler les villages des environs.

<< Enfin, pleins d'étonnement et d'affliction en voyant que le Dauphin et les nobles qui l'entouraient ne faisaient rien pour remédier à cela, le prévôt et les citoyens de la ville de Paris allérent trouver le prince à plusieurs reprises, le priant et le suppliant d'y pourvoir. Il leur promettait d'agir à merveille, mais il ne faisait rien. Alors le prévôt, Étienne Marcel, homme très-préoccupé de l'intérêt public, et d'autres échevins, formèrent avec leurs concitoyens un projet, plût à Dieu qu'il n'eût jamais été exécuté! qui fut celui-ci, comme ledit prévôt et ses amis le déclarèrent devant moi et beaucoup d'autres. Comme le seigneur duc ne voulait pas, malgré ses promesses souvent répétées, subvenir à tant de maux, le prévôt et la commune, persuadés qu'il était retenu par les conseils de quelques-uns de ceux qui l'entouraient, déciderent entre eux qu'il serait bon de faire disparaître certaines de ces personnes. Il fut donc résolu (ceci se passait dans la première semaine de janvier 4358) que tous ceux qui voulaient défendre la chose publique prendraient pour signe de reconnaissance un chaperon mi-parti rouge et bleu (couleurs du blason de la ville). Puis, bientôt, s'étant rassemblés en grande multitude, ils se dirigèrent vers le palais et montèrent dans la chambre à coucher du Dauphin, au grand étonnement de ceux qui étaient avec lui et qui leur demandaient ce qu'ils cherchaient et ce qu'ils voulaient. S'avançant vers le Dauphin, le prévôt des marchands lui dit : « Monseigneur le duc, n'ayez pas peur; nous avons » quelque chose à faire ici. » Et s'adressant aux chaperons bleus et rouges qui étaient avec lui : « Allons, mes amis, s'écria-t-il, faites vite ce pour» quoi vous êtes venus. » Et ceux-ci, voyant deux chevaliers qui étaient auprès du due et de son conseil, savoir: Robert de Clermont, maréchal de

France, homme vaillant à la guerre, mais qui était alors sans armes, et le maréchal de Champagne, Jean de Conflans, homme probe et dévoué et de première noblesse, ils les tuèrent à coups d'épée. » (Jean de Venette.) La robe du Dauphin fut souillée de sang; ses autres conseillers s'étaient sauvés; le jeune prince était dans l'épouvante. « Sire, n'ayez crainte», lui répéta Marcel; et, lui donnant comme une sauve-garde son chaperon rouge et bleu, il prit le sien qui était de drap noir à frange d'or et le garda tout le jour. Mais il ajouta « De par le peuple, sire, je vous requiers de ratifier la mort de ces traîtres, car c'est par la - volonté du peuple que ceci s'est fait. » Le duc pria de bon cœur, en ce moment, « ceux de Paris » d'être ses amis, et fit prendre le chaperon rouge et bleu aux gens de sa maison (22 févr.).

Dès lors il n'y eut plus qu'un pouvoir dans Paris, celui de Marcel. Il remplaça par des gens à lui ceux du conseil des trente-six qui, à la vue des derniers événements, s'étaient retirés; il acheva de faire accorder pleine satisfaction au roi de Navarre par le Dauphin; il fit conférer à ce dernier par les États le titre de régent du royaume, probablement pour que le roi Jean ne pût pas annuler les actes de son fils (14 mars). Mais la sourde résistance de ceux que cette attitude séditieuse effrayait prenait chaque jour plus de force, et le régent, sous prétexte d'aller présider les États vinciaux de Champagne, s'échappa de Paris.

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Charles reçut grand accueil en Champagne; la noblesse ne parlait que de venger le meurtre du maréchal de sa province et de châtier « ces villains de Paris ». Il en était de même en Vermandois. Le régent, encouragé, transféra à Compiègne les États généraux qui devaient s'ouvrir à Paris au commencement de mai. Il n'y vint aucun député de Paris, ni d'Orléans, ni de seize autres bailliages, et pas un clerc de trente-quatre diocèses. Le prévôt des marchands s'efforça vainement de le rappeler : « Très-redoubté seigneur, lui écrivait-il, plaise vous remembrer comment vous avez convenu que si aucune chose sinistre vous estoit rapportée de nous, vous n'en croiriez rien, mais le nous feriés savoir; et aussi si aucune chose nous estoit rapportée de vous, nous le vous ferions savoir. Et pour ce, très-redoubté seigneur, vous certifions en vérité que vostre peuple de Paris murmure trèsgrandement de vous et de vostre gouvernement... Et encore desgarnissés vostre ville de Paris d'artillerie pour garnir les forteresses de Meaulz et de Monstereau garnies de gens qui nul bien ne nous veullent, et bien appert par les paroles que dictes vous ont, que bien savons que telles sont : « Sire, » quelque personne qui sire soit de ce chastel, se » peut bien vanter que ces villains de Paris sont >> en son dangier et que bien près leur peut ro

» gner les ongles. » Si vous plaise savoir, très-redoubté seigneur, que les bonnes gens de Paris ne se tiennent pas pour villains; mais sont prudes hommes et loiaulx, et tels les avés trouvés et trouverés, et disent en oultre que tous cil sont villains qui font les villainies...>>

Les cris de vengeance qui s'élevaient autour du duc de Normandie contre les fauteurs de Marcel n'étaient pas de vaines menaces. On ne se bornait pas non plus à soudoyer des soldats et à préparer de loin le siége de Paris. En attendant qu'on pût forcer les villes, les seigneurs faisaient peser leur colère sur les campagnes. D'ailleurs, grâce aux hontes de Créci et de Poitiers, ils avaient des flots d'or à payer à l'Angleterre pour leurs rançons, et, afin de tirer quelque chose du paysan tant de fois pillé, ils recouraient aux mauvais traitements, aux cachots, aux supplices. Il fallait bien que Jacques Bonhomme payât, quand même les banqueroutes du roi et les brigandages des gens d'armes l'avaient déjà ruiné. Ces malheureuses gens à la moindre alarme couraient s'enfermer dans leur église, ou bien ils s'entassaient avec leurs bestiaux dans des souterrains; vers les grandes rivières, ils tàchaient de passer la nuit à l'ancre sur des bateaux pour trouver quelques heures de sécurité. A force de souffrir ils devinrent féroces à leur tour, et, sans autres armes que leurs couteaux, leurs bâtons ou le soc de leurs charrues, ils coururent sus à leurs tyrans, forcèrent les châteaux, brûlèrent tout ce qui leur tomba sous la main, et se mirent à tuer ou à torturer sans pitié jusqu'aux petits enfants. Ces scènes sauvages commencèrent le 28 mai dans les environs de Clermont et s'étendirent rapidement dans le reste du Beauvaisis, dans la Picardie, l'Ile-de-France et la Champagne. On eût dit que les Jacques, comme ils s'appelaient eux-mêmes, voulaient vider en quelques jours «< cet horrible trésor de haine et de vengeance que les générations s'étaient transmis en expirant sur la glèbe. » (H. Martin.) Les bourgeois donnèrent d'abord la main à ce mouvement; à plusieurs reprises, Marcel envoya quelques centaines de Parisiens prêter secours aux Jacques et tenter en même temps d'arrêter leurs excès. Mais rien ne put modérer ces furieux jusqu'à ce que la noblesse, revenue de sa première stupeur et ayant enfin rassemblé quelques forces, s'en délivrât en les exterminant à son tour. Charles le Mauvais fut l'un de ceux qui s'employerent avec le plus d'ardeur et de cruauté pour les détruire.

Bientôt le régent s'approcha de Paris avec plusieurs milliers d'hommes d'armes, et vint camper près de Charenton pour commander le cours de la haute Seine et de la Marne. Les Parisiens ne craignirent pas de sortir de leurs murs, et plusieurs escarmouches eurent lieu du côté de Corbeil et du côté de Saint-Cloud, avec des succès divers. Mais chaque jour croissaient les difficultés, les périls, la défection; une partie de la ville commençait à former des vœux pour le retour du Dauphin, qui

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demandait ouvertement qu'on lui livrat les principaux bourgeois pour les chatier. Marcel, en cette extrémité, se tourna de nouveau vers Charles le Mauvais; il le fit rentrer à Paris, lui fit amener avec lui ses hommes d'armes, lui procura le titre de capitaine général du royaume, mit enfin une partie des forces militaires de la ville sous son commandement, et parut se dévouer entièrement aux projets ambitieux du Navarrais. Du moins telle est l'opinion de Froissart, l'historien des chevaliers, et du moine de Saint-Denys, chroniqueur officiel de la royauté. L'exécution du complot devait avoir lieu dans la nuit du 30 au 34 juillet. Le 31, au lever du jour, Marcel, avec une cinquantaine des siens, était à la porte Saint-Antoine, occupé à changer les gardiens de cette porte et à confier les clefs à d'autres. Le soupçon de trahison, sitôt né dans les temps de crise, s'éleva dans l'esprit de ceux à qui on enlevait ces clefs; une scène violente s'engagea, et un échevin qui, lui, était certainement vendu au Dauphin, Jean Maillart, arrivant de son côté à la tête d'une troupe nombreuse, appela Marcel du nom de traître et l'étendit à ses pieds d'un coup de hache. Le prévôt mort, ceux qui l'accompagnaient furent traités comme lui, et leurs cadavres, au nombre de cinquante-quatre, furent portés au prieuré de Sainte-Catherine (rue Saint-Antoine), où ils restèrent exposés jusqu'à ce que le Dauphin fût venu s'assurer par ses propres yeux qu'il était vengé. Ce ne furent pas les seules victimes, il y en eut beaucoup pour le bourreau. (Jean de Venette.)

Ainsi périt Étienne Marcel, taché du soupçon d'avoir voulu livrer ses concitoyens à la merci du fourbe et sanguinaire Charles le Mauvais, mais sans qu'on sache à quelles conditions et sans avoir pu dire son dernier mot. Gardons-nous de condamner sur des soupçons l'homme qui montra une intelligence politique et des vertus au-dessus de son siècle, qui, en pleine féodalité, réussit un instant à rendre au peuple la place qui lui appartient, et qui succomba par la faiblesse des siens autant que par les coups des classes insolentes qu'il haïssait. Toutefois sa tentative ne fut pas inutile; ce fut un avis à la royauté, qui s'efforça, du moins en la personne de Charles, de se réformer un peu d'elle-même.

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Cependant le roi Jean s'ennuyait dans sa belle retraite, au château de Windsor. Ses vainqueurs, qui ne s'étaient montrés pour lui que des hôtes magnifiques, dont l'accueil avait été plein de tous les dehors de la cordialité, consentaient enfin à lui rendre la liberté, sous la condition que la France abandonnerait en toute souveraineté, au roi d'Angleterre et à ses héritiers, toutes les conquètes faites sur les Plantagenets: l'Anjou, le Maine, la mouvance de Bretagne, l'Aquitaine tout entière, Poitou, Saintonge, Guyenne, Périgord, Querci,

Limousin, Agénois et Bigorre; plus la Touraine; plus la Normandie; plus Calais, Guines, Boulogne et tout le Ponthieu. Remise faite de toutes ces provinces, c'est-à-dire du centre de la France et de toutes ses côtes, Jean promettait encore de payer quatre millions d'écus d'or; après cela il se trouverait complétement dégagé de toute obligation envers l'Anglais. Ce traité, presque aussi honteux pour ceux qui l'avaient dicté que pour « le monarque imbécile » qui l'osa signer, fut apporté à Paris, au mois de mai 4359, par le comte de Tancarville et quelques autres grands seigneurs. A la vue de cette pièce, l'àme du jeune régent, de celui qui devait être le sage roi Charles V, révéla tout ce qu'elle avait de noble, d'énergique et de sage en effet. Charles eut le courage, malgré la dure expérience qu'il venait d'en faire, de convoquer encore les États généraux, de s'appuyer sur eux pour résister à son père, et de faire luire ce principe, que l'intérêt et la volonté du prince ne sont rien s'ils ne sont l'expression du vœu national. Peu de députés vinrent à Paris, il est vrai, car les routes étaient infestées des bandes anglaises et navarraises; mais on lut publiquement le traité dans la cour du palais, et les députés, d'un accord unanime, répondirent à ceux qui l'avaient apporté « qu'ils auroient plus cher à endurer et porter encore ce grand méchef et misère où ils étoient que de voir le noble royaume de France amoindri et défraudé; que le roi demeurât donc encore en Angleterre jusqu'à ce qu'il plût à Dieu d'y pourvoir de remède. » (Froissart.)

Le roi Jean se montra, dit-on, très-irrité; les Anglais firent d'immenses préparatifs pour recommencer une guerre régulière, et, en attendant, leurs bandes, ou celles du parti navarrais qui existait toujours, ne cessaient pas d'infester le pays. Cependant l'esprit public commençait à renaître; les nobles et les bonnes villes, à se réconcilier pour la défense commune; les campagnes, à tourner surtout contre l'étranger leur haine et leur vengeance. Les pillards anglais commencèrent à éprouver quelques échecs. « J'en raconterai un trait, dit le chroniqueur Jean de Venette, bon religieux du couvent des Carmes de la place Maubert, à Paris, parce qu'il se passa, ajoute-t-il, pres des lieux où je suis né, et que l'affaire fut bravement menée par Jacques Bonhonime, c'est-à-dire par les paysans :

>> Il y a un endroit assez fort dans un petit village appelé Longueil, près Compiègne. Les habitants, voyant qu'il y avait péril pour eux si les ennemis s'emparaient de cet endroit de leur voisinage, l'occuperent avec la permission de l'abbé de Saint-Corneille de Compiègne, à qui il appartenait, et celle du régent. Ils se pourvurent d'armes et de vivres, choisirent un d'eux pour capitaine, et promirent au seigneur duc qu'ils défendraient leur forteresse jusqu'à la mort. D'autres y vinrent des villages voisins. Le capitaine était un grand et bel homme appelé Guillaume aux Alouettes.

Typ. de J. Best, rue St-Maur-St-G., 15.

Il prit pour valet un autre paysan qui faisait la paire avec lui, homme d'une force de membres incroyable, extrêmement bien fait dans sa haute et large taille, en même temps que plein d'audace et de vigueur, mais n'ayant dans ce grand corps qu'une humble et petite opinion de lui-même. On l'appelait le grand Ferré. Ils se mirent donc là environ deux cents hommes, tous laboureurs ou gagnant leur simple vie dans les travaux manuels. Les Anglais, qui occupaient le château de Creil, apprenant qui ils étaient, y allèrent, pleins de dédain et sans précaution, en disant : « Chassons >> ces rustres, et emparons-nous de la place. » Deux cents d'entre eux étaient arrivés sans être vus; et, trouvant les portes ouvertes, entrèrent hardiment dans la cour, quand les soldats novices de la garnison étaient encore en haut, regardant par les fenêtres et tout stupéfaits de voir entrer ces gens armés. Le capitaine descend avec quelques-uns des siens et commence à frapper; mais, bientôt entouré d'Anglais, il est lui-même frappé à mort. Le grand Ferré et les autres se dirent: « Descendons et vendons bien notre vie, car ils >> nous tueront sans miséricorde. » Ils se réunissent en bon ordre, et, sortant par diverses portes, ils se mettent à frapper sur les Anglais comme s'ils eussent fait leur besogne habituelle de battre le blé dans l'aire. Les bras se levaient en l'air, retombaient sur les Anglais, et il n'y avait pas de coup qui ne fût mortel. Le grand Ferré, maniant une lourde hache, n'en touchait pas un qu'il ne fendit le casque ou n'abattît les bras. Voilà tous les Anglais qui se mettent à fuir; plusieurs sautent dans le fossé et se noient. Le grand Ferré tue leur porte-enseigne, et dit à un de ses camarades de porter la bannière anglaise au fossé. L'autre lui montrant qu'il y avait encore une foule d'ennemis entre le fossé et lui : « Suis-moi donc, >> dit le grand. » Et il se mit à marcher devant, jouant de la hache à droite et à gauche, jusqu'à ce que la bannière eût été jetée à l'eau. Il avait tué en ce jour plus de quarante hommes. Quant au capitaine, il mourut de ses blessures, et ils l'enterrèrent avec bien des larmes, car il était bon et sage. Les Anglais voulurent venger cet affront, et, le lendemain, ils revinrent en grand nombre attaquer Longueil. Mais les gens du village ne les craignaient plus, et coururent au-devant d'eux, le grand Ferré en tète. Plusieurs nobles anglais furent pris, qui auraient donné de bonnes rançons si les paysans, faisant comme les nobles, les eussent rançonnés; mais ils les tuèrent, afin qu'ils ne fissent plus de mal. Cette fois, le grand Ferré, échauffé par cette besogue, but,une quantité d'eau froide et fut saisi de la fièvre. Il s'en fut au village, regagna sa cabane et se mit au lit, non toutefois sans garder auprès de lui sa bonne hache de fer, qu'un homme ordinaire pouvait à peine lever. Les Anglais, ayant appris qu'il était malade, envoyèrent un jour douze hommes pour le tuer. Sa femme, les voyant venir de loin, courut à son

lit en disant : « Ah! mon Ferré, voilà des Anglais; » je crois vraiment qu'ils te cherchent; que faire ? »> Lui, oubliant à l'instant son mal, se lève vite, prend sa hache, et sort dans sa petite cour: « Vo>> leurs, vous venez me prendre dans mon lit? >> mais vous ne m'avez pas encore. » Et, dans sa colère, il en tue cinq en un moment; les sept autres prirent la fuite. Le vainqueur se remit au lit; mais il avait chaud; il but encore beaucoup d'eau froide. La fièvre le reprit plus fort; et, au bout de quelques jours, ayant reçu les sacrements de l'Église, le grand Ferré sortit de ce monde et fut enterré au cimetière de son village. Il fut pleuré de tous ses compagnons et du pays tout entier; car, lui vivant, jamais les Anglais n'y seraient venus. »>

Ce courageux paysan qui faisait de telles prouesses, ce moine de la place Maubert qui s'associait de cœur à la gloire de son compatriote, le sentiment national agissait et parlait en eux. Il commençait à gagner jusqu'aux plus mauvais d'entre les nobles; et Charles le Mauvais lui-même, après avoir tenté de relever son parti par de nouvelles intrigues et de nouveaux ravages, fit tout d'un coup sa paix avec le régent, sans se la faire payer, et en déclarant qu'il ne voulait plus qu'une seule chose : «Etre bon Français. »>

Édouard III débarqua à Calais à la fin d'octobre, à la tête d'une armée nombreuse et magnifique. Elle était suivie de six mille chariots, attelés de quatre chevaux chacun, et chargés de provisions de guerre et de bouche, de machines et d'outils de tout genre pour une campagne d'hiver. Il allait à la conquête de la France, privée de son chef et à moitié vaincue. Après avoir traversé les plaines dévastées de la Picardie et de la Champagne, il arriva devant Reims. S'il eût pu se faire couronner dans la cathédrale sainte où l'on sacrait les rois, il eût augmenté d'une grande force morale la puissance de ses armes; mais Reims était bien gardé, et l'assiéger était très-difficile, à cause de l'abondance des pluies. Il se contenta d'en faire le blocus, et, au bout de six semaines, il fallut y renoncer et passer outre. Les Anglais se dirigerent vers la Bourgogne, que la reine, femme du roi Jean, gouvernait au nom de son fils Philippe de Rouvre. Cette province négocia pour elle un traité de neutralité qui lui coûta deux cent mille écus d'or (10 mars 1360). Le Nivernais se racheta de même. Édouard continua sa marche sans rencontrer le moindre obstacle; il descendit l'Yonne, et vint camper sous les murs de Paris du côté de Montrouge. Le régent fit brûler les faubourgs de Saint-Germain, de Saint-Marcel et de Notre-Dame des Champs, afin d'empêcher les ennemis de s'en emparer; mais, malgré les défis insolents des Anglais, malgré les cris de ses hommes d'armes, il ne permit pas à une seule lance de franchir les remparts. Il connaissait trop bien le triste succès qu'avaient eu pour la France les combats de chevalerie, et il était résolu à laisser l'armée anglaise se foudre d'elle-même.

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